LA PRISE EN COMPTE DES DROITS DES PEUPLES AUTOCHTONES DANS LA GESTION DURABLE DES RESSOURCES EN EAU

LA PRISE EN COMPTE DES DROITS DES PEUPLES AUTOCHTONES DANS LA GESTION DURABLE DES RESSOURCES EN EAU

 Les principes à valeur écologique

Après des décennies de travail et de tâtonnement, la Convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation a été adoptée en 1997. Tout en apportant des solutions à la gestion des fleuves internationaux, elle soulève également un certain nombre d’interrogations quant à la mise en œuvre de ses principes tels que « l’utilisation et la participation équitables et raisonnables », « l’obligation de ne pas causer de dommages significatifs », par exemple176.

Utilisation et participation équitables et raisonnables (article 5)

Nous avons une perception que la consécration de ce principe vise la gestion durable des ressources en eau des cours d’eau internationaux. a) Consécration du principe dans la gestion des cours d’eau internationaux Le principe de l’utilisation équitable et raisonnable des ressources en eau douce est le principe de base du droit international de l’eau douce, complété par ailleurs par un volet institutionnel (participation équitable). Il n’a pas de portée précisément environnementale, mais il oblige les États visés à mettre en balance de manière équitable (et non égalitaire) une multitude de facteurs pour utiliser, de manière quantitative ou qualitative, ou les deux à la fois, les ressources en eau partagées. Le principe de l’utilisation équitable et raisonnable des  ressources en eau douce est codifié aux articles 5 et 6 de la Convention de New York de 1997177. En d’autres termes, l’article 5 qui figure dans la partie II de la Convention de New York de 1997 reflète le principe qui est largement considéré comme la pierre angulaire de la Convention, c’est-à-dire l’utilisation et la participation équitables et raisonnables. Il exige qu’un État qui partage un cours d’eau avec d’autres États l’utilise de manière équitable et raisonnable vis-à-vis d’eux. Afin de s’assurer que l’utilisation des cours d’eau internationaux est équitable et raisonnable, les États doivent prendre en compte tous les facteurs et circonstances pertinents. Une liste indicative des facteurs et circonstances figure dans l’article 6. L’article 5 implique également dans son paragraphe 2, le principe de la participation équitable. Selon ce principe, les États doivent « participer à l’utilisation, au développement et à la protection des cours d’eau internationaux de manière équitable et raisonnable ». Par conséquent, ce principe peut exiger une conduite affirmative qui est une élaboration plus poussée des conséquences de l’utilisation équitable et raisonnable. Selon le rapporteur de la CDI Schwebel, dans son deuxième rapport sur l’élaboration de la Convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau à des fins autres que la navigation : « La principale règle juridique est que les droits d’un État sont limités par les droits des autres États. C’est un postulat du droit international tellement fondamental qu’il en est incontestable. »179 D’une façon générale, l’équité se retrouve dans la détermination des conditions d’utilisation des ressources partagées par deux ou plusieurs États et cette préoccupation n’est pas neuve, puisqu’on la trouve notamment évoquée dans un arrêt de la Cour permanente de Justice Internationale relatif aux Affluents de l’Oder180. Une première tentative de systématisation du  droit international de l’eau a été réalisée, en 1966, avec l’adoption par l’International Law Association des Règles d’Helsinki. Les Règles d’Helsinki énoncent, à l’article 6, que « Chaque État du bassin a, sur son territoire, un droit de participation raisonnable et équitable aux avantages que présente l’utilisation des eaux du bassin de drainage international ». Cet énoncé introduit pour la première fois la notion d’équité dans l’allocation des ressources en eau partagées. Si la doctrine affirme le caractère coutumier du principe181, la jurisprudence, quant à elle, lui a rendu un caractère obligatoire. Ainsi, la Cour internationale de Justice (CIJ), dans son arrêt rendu dans l’Affaire Gabčíkovo-Nagymaros au 25 septembre 1997, « considère que la Tchécoslovaquie, en prenant unilatéralement le contrôle d’une ressource partagée, et en privant ainsi la Hongrie de son droit à une part équitable et raisonnable des ressources naturelles du Danube – avec les effets continus que le détournement de ses eaux déploie sur l’écologie de la région riveraine […] – n’a pas respecté la proportionnalité exigée par le droit international. »182 Cette idée n’est pas non plus éloignée de celle exprimée dans un autre arrêt de la CIJ dans l’Affaire des Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay du 20 avril 2010 : « [les parties] sont tenues de garantir l’utilisation rationnelle et optimale du fleuve Uruguay en se conformant aux obligations prescrites par le statut aux fins de la protection de l’environnement et de la gestion conjointe de cette ressource partagée. »183 En effet, dans ces deux affaires, la Cour a souligné que les eaux des cours d’eau internationaux constituent des « ressources partagées ». Par ailleurs, et il ne s’agit sûrement pas d’un élément négligeable, l’utilisation du terme « partagé » renvoie à l’idée d’égalité dans le partage, de parts égales. Cette signification implicite ne peut être écartée qu’à condition  préciser le caractère du partage par l’ajout d’un qualificatif tel que équitable et/ou raisonnable.184 Antérieurement à la CIJ, la sentence arbitrale du Lac Lanoux, inspirée du principe général ancien de sic utere tuo ut alienum non laedas (use de ton propre bien de manière à ne pas porter atteinte au bien d’autrui), peut être considérée comme précurseur dans la consécration du principe d’utilisation équitable et raisonnable en ce qu’elle est exemplaire de la recherche d’équilibre entre les avantages de l’utilisation d’un cours d’eau et les préjudices subis : « chaque État doit tenir compte des droits légitimes de ses voisins », mais au-delà des droits clairement établis, la logique propre au principe de l’utilisation équitable et raisonnable suppose une balance des intérêts185. Et dans la pratique des États, on retrouve en parallèle la multiplication de déclarations qui corroborent l’existence de ce principe d’utilisation équitable, dans ses différentes formes. Déclarations portant sur des situations particulières, telles que le contentieux entre le Chili et la Bolivie sur la Rio Lauca, le contentieux entre le Brésil et l’Argentine sur le Parana ou même dans la situation explosive du Proche-Orient où, dans les années 1950, sous la gouverne du médiateur Éric Johnston, les États riverains du Jourdain avaient accepté le principe que « les eaux, d’un volume limité, du bassin du Jourdain devraient être partagées équitablement entre les quatre États dans lesquels les cours d’eau du bassin prennent leur source et coulent » 186 . On ne peut cependant pas en dire autant du fleuve Nil. Comme nous le verrons plus tard, certains États riverains sont réticents à l’appliquer en invoquant l’antériorité d’usage ou l’existence de droits acquis. L’Égypte et le Soudan, de par les traités de 1929 et 1959 sur Nil, ont systématiquement écarté d’autres États riverains du fleuve. C’est ce qu’exprime avec euphémisme T. Majzoub, juriste-expert en droit international des ressources en eau, quand il dit que « l’axe nilotique : articulé autour du Nil, (…) se compose de l’Égypte, du Soudan et de l’Éthiopie, et se prolonge par les autres États africains de la vallée du Nil (« relativement » peu concernés par la question du Nil) »187 . Néanmoins, cette situation est plutôt contraire au principe d’utilisation équitable et raisonnable des cours d’eau  déjà consacré en droit international parce que, en vertu du principe d’utilisation équitable et rationnelle, aucun État ne peut être considéré comme ayant des droits subsidiaires.

Utilisation équitable et raisonnable, gestion durable des cours d’eau et droits humains

Il se trouve que l’utilisation équitable d’un cours d’eau doit transcender les seuls droits des États dans le partage des ressources en eau partagées afin de garantir son « utilisation optimale » et « durable ». En effet, en ce moment où des usages variés des cours d’eau se sont affirmés et sont reconnus, les États riverains des cours d’eau internationaux ne doivent jamais ignorer que « les ressources naturelles du globe, y compris l’air, l’eau, la terre, la flore et la faune, et particulièrement les échantillons représentatifs des écosystèmes naturels, doivent être préservés dans l’intérêt des générations présentes et à venir par une planification ou une gestion attentive selon que de besoin »188. Le concept de développement durable doit ainsi guider la gestion et protection des cours d’eau. Ce qui veut dire que ce n’est pas seulement une utilisation équitable et raisonnable entre États, mais aussi entre différentes populations dépendant de cette eau et surtout, entre les générations présentes et futures189. Nous reconnaîtrons donc que le principe de l’utilisation équitable, dans ce contexte, s’est développé par rapport à une réalité nouvelle et contemporaine : la multiplication des usages de l’eau qui, de plus en plus souvent, pourraient entrer en contradiction les uns avec les autres190. Et plus que jamais, la notion d’utilisation équitable présente un certain potentiel d’application effectif. Il ne s’agit pas « d’un principe qui n’est que pure notion théorique » mais qui est plutôt « issu d’une pratique hétérogène ». Cela se comprend notamment par la diversité des utilisations de l’eau et des impacts liés à ces dernières, au caractère multidimensionnel de la ressource, l’eau étant impliquée dans de multiples usages (domestique, agricole, industriel, 188 Principe 2 de la Déclaration finale de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement, tenue à Stockholm du 5 au 16 juin 1972 189 Article 6 de la Convention de New York : « FACTEURS PERTINENTS POUR UNE UTILISATION ÉQUITABLE ET RAISONNABLE1. L’utilisation de manière équitable et raisonnable d’un cours d’eau international au sens de l’article 5 implique la prise en considération de tous les facteurs et circonstances pertinents, notamment : (…) c) La population tributaire du cours d’eau dans chaque État du cours d’eau; (…) e) Les utilisations actuelles et potentielles du cours d’eau; (…) ». 190 S. PAQUEROT, Eau douce…, Op.cit., p.57. 72 etc.). Ainsi, faire abstraction d’un des éléments cités et extraits de la liste, tels que les besoins économiques et sociaux ou encore l’effort de conservation de cette ressource vitale, pourrait sembler précisément déraisonnable et accuser d’un sérieux manque de lucidité sur les enjeux d’application et de gestion que représentent aujourd’hui les usages de l’eau dans leur ensemble191. En ce sens même, les activités autres que la navigation font l’objet de règles de fond et de procédure. Pour ce qui est du fond, deux principes doivent être mis en exergue : l’interdiction d’infliger un dommage « important » à un ou plusieurs États du cours d’eau et le principe, développé à partir de cette interdiction, selon lequel chaque État du cours d’eau doit disposer d’un droit de participation équitable et raisonnable aux avantages que présente l’utilisation des eaux… Le principe d’un droit de participation équitable et raisonnable est assorti de deux règles complémentaires : une première qui nie toute hiérarchie a priori entre les différentes utilisations d’un cours d’eau ou bassin international, et une seconde qui permet de faire abstraction d’une activité existante – quelle qu’elle soit – si celle-ci a pour effet de priver un ou plusieurs États du cours d’eau de tout ou partie de leur droit de participation équitable et raisonnable192. Le principe d’utilisation équitable et raisonnable fait, en quelque sorte, réfléchir sur les différents usages des cours d’eau et leur impact sur l’environnement. L’affaire du lac Lanoux, déjà citée, après avoir affirmé le principe de l’utilisation équitable et raisonnable, a aussi donné lieu à une certaine considération par le tribunal arbitral des enjeux environnementaux et humains liés aux conflits autour des ressources en eau internationales. Ainsi: « […] tout en refusant d’admettre l’obligation stricte de respecter l’unité naturelle d’un bassin fluvial alléguée par l’Espagne, le tribunal reconnaît une obligation correspondante mais limitée et souple, celle de ne pas apporter à l’unité naturelle d’un bassin fluvial des modifications nuisibles à la satisfaction des besoins humains. »193 191 C. TAGUS, La Convention sur le droit relatif à l’utilisation des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation…, lors de la première conférence des Nations Unies sur l’environnement, énonce une série de principes repris, par la suite, dans de nombreuses conventions internationales, de même que dans la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement en 1992. Le principe 21 de la Déclaration de Stockholm confirme le droit des États d’exploiter les ressources naturelles sur leur territoire dans la mesure où cette exploitation ne cause pas de préjudice aux États voisins ou aux régions ne relevant d’aucune juridiction nationale. Dans le cas de l’eau, il s’agit d’assurer aux États riverains situés en aval un approvisionnement constant d’une eau qui ne doit pas avoir été substantiellement et qualitativement modifiée. Le principe établit donc un équilibre entre la souveraineté sur les ressources et la protection des ressources partagées. Pour atteindre son objectif, le standard vague que constitue le principe de l’utilisation équitable et raisonnable devrait être soumis à des limites non négociables, dont, au premier chef, le droit humain d’accès à l’eau. Un État n’aurait pas ainsi le droit d’exploiter des ressources en eau partagées de telle manière que cette utilisation prive des individus, ou des groupes (comme les peuples autochtones), dans un pays voisin ou dans son propre pays, du droit d’accès aux ressources de base en eau, y compris par la dégradation de ces ressources. C’est le sens de l’universalité des droits humains, qui doit représenter une limite effective à la souveraineté des États sur leurs ressources naturelles. La reconnaissance explicite d’un droit à l’eau, au sein du droit international de l’eau et non à la marge, aurait l’utilité incontestable d’inscrire l’obligation des États de répondre à cette exigence avant d’entreprendre d’autres allocations. La protection des droits humains recèle ici une dimension collective et transtemporelle, du droit de survivre de communautés entières, aujourd’hui et pour les générations futures, au-delà du droit d’accès à l’eau potable de chacun des membres de ces communautés, dont les États sont redevables. Elle rejoint les enjeux de développement durable et représente bien souvent une application concrète du droit des peuples à disposer de leurs ressources et de leurs moyens de subsistance.

Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
Ière Partie : LES DROITS DES PEUPLES AUTOCHTONES DANS LA GESTION DU FLEUVE
NIL EN TANT QUE COURS D’EAU INTERNATIONAL : UNE DONNÉE SECONDAIRE PAR RAPPORT AUX DROITS DES ÉTATS?
TITRE 1 : LA PRÉPONDÉRANCE DES DROITS DES ÉTATS ET LA TENDANCE À L’OUBLI
DES SPÉCIFICITÉS DES PEUPLES AUTOCHTONES
Chapitre 1 : Accords historiques de gestion du fleuve Nil : quelle place des droits des états et des droits des peuples autochtones ?
Chapitre 2 : La révision des accords de partage : quelle plus-value pour les peuples autochtones ?
TITRE 2 : LES DROITS DES PEUPLES AUTOCHTONES : UNE DONNÉE À REVALORISER
POUR UNE GESTION DURABLE DES RESSOURCES EN EAU DU NIL
Chapitre 1 : Les voies de mise en valeur des droits des peuples autochtones dans la gestion du Nil comme cours d’eau international
Chapitre 2 : Cadre juridique et institutionnel d’association des peuples autochtones dans la gestion durable du bassin du Nil
CONCLUSION
IIème Partie : VERS UNE INTÉGRATION DES DROITS DES PEUPLES AUTOCHTONES DANS
LA CONSERVATION DE LA DIVERSITÉ BIO CULTURELLE DES ZONES HUMIDES DU
BASSIN DU NIL ?
TITRE 1 : LES BASES JURIDIQUES DE PRISE EN COMPTE DES DROITS DES PEUPLES
AUTOCHTONES DANS LA GESTION DES ZONES HUMIDES
Chapitre 1 : La Convention de Ramsar de 1971, l’instrument fondamental de gestion des zones
humides
Chapitre 2 : Enrichissement de la Convention de Ramsar par les résolutions de la COP
TITRE 2 : LES VOIES DE CONSOLIDATION DE LA PARTICIPATION DES PEUPLES AUTOCHTONES DANS LA GESTION DES ZONES HUMIDES DU BASSIN DU NIL
Chapitre 1 : Complexité des rapports de protection des droits des peuples autochtones et de l’environnement des zones humides du bassin du Nil
Chapitre 2 : Les actions d’appui à la valorisation des droits des peuples autochtones dans la gestion des zones humides du bassin du Nil
CONCLUSION
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE

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