LA PRÉSENTATION ORALE, LIEU DE CONSTRUCTION D’UNE COMMUNAUTÉ DISCURSIVE SCOLAIRE
Issu des travaux élaborés au sein de l’équipe de recherche de Bordeaux II et de l’IUFM d’Aquitaine, dirigée par Jean-Paul Bernié (Bernié 2002 ; Bernié, Jaubert et Rebière 2004 ; Jaubert, Rebière et Bernié 2004) le concept de « communauté discursive » renvoie dans un premier temps, à toute communauté fondée sur la base d’une pratique sociale quelconque, par exemple la production de connaissances scientifiques. Mais, pour que l’activité de cette communauté soit effective, il est nécessaire que tous les membres partagent un certain nombre d’outils et/ou de connaissances. Ainsi, dans une approche didactique ce concept permet de mettre en relief le cadre d’élaboration des savoirs et d’émergence des œuvres propres à une communauté. Et, c’est en cela que réside mon intérêt pour cette notion. Selon Bernié (2004 : 7) le fait de penser la classe comme une communauté discursive en construction « donne un sens à la dimension communicative des situations d’apprentissage comme appropriation des manières d’agir-penser-parler nécessaires à l’assimilation des savoirs et au développement». Dans les classes que j’ai observées, les présentations orales sont des moments d’échanges collectifs au sujet d’évènements vécus par les élèves hors de l’école et à propos d’objets matériels qui y sont apportés. A ce titre, il s’agit d’un espace à la lisière du scolaire et de l’extrascolaire. Et, c’est cet aspect qui en fait une situation pertinente pour la mise en exergue des caractéristiques scolaires desdites communautés discursives. Autrement dit, je me suis saisie des interactions verbales réalisées durant les séances de présentations orales afin de montrer en quoi elles participent à l’institution du jeune enfant comme élève, c’est-à-dire à l’appropriation par ce dernier des manières d’agir-penser-parler propres au monde scolaire. Pour ce faire, j’ai focalisé mon attention sur les échanges verbaux révélateurs de l’élaboration d’un triple contrat entre les acteurs, à savoir d’un contrat pédagogique, de communication et d’un contrat didactique. Contrats dont il va s’agir de pointer les spécificités.
L’ORGANISATION PÉDAGOGIQUE DES PRÉSENTATIONS ORALES
De manière générale, les modalités de fonctionnement d’une classe varient selon les objectifs poursuivis par l’enseignant et les contraintes liées à la mise en œuvre (l’âge des élèves, leur degré d’autonomie, leurs acquis, le matériel, le temps, les compétences du maître…). En maternelle, deux types d’organisation prévalent : les ateliers et le regroupement. La répartition en ateliers est caractéristique de ce niveau scolaire. Elle consiste à diviser la classe en petits groupes de 5 à 6 élèves en moyenne qui sont amenés soit à réaliser une tâche en autonomie, soit sous la direction de l’enseignante, ou en présence de l’ATSEM24. Quant au regroupement, il correspond au dispositif frontal que l’on retrouve aux niveaux ultérieurs de la scolarité. Les enseignants y ont recours lors de la mise en place d’activités telles que les rituels du matin, la lecture d’albums, le retour sur le travail en ateliers ; activités durant lesquelles la participation de l’ensemble du groupe classe s’avère nécessaire. En analysant la mise en scène relative aux présentations orales (cf. Chapitre 5) il est apparu que l’activité se déroule en grand groupe. Néanmoins, un élément différencie ce moment des autres instants de regroupement qui ont lieu au sein de la classe : l’espace physique occupé par l’élève qui fait la présentation. En effet, durant les présentations orales le dispositif frontal des activités en groupe classe qui met la maîtresse face aux élèves est quelque peu modifié puisqu’ici on retrouve un élève à la place (ou aux côtés) de cette dernière. Qu’est-ce qui motive la mise en place d’une telle organisation ? Quelles relations enseignante/élèves cette variation permet-elle d’introduire au sein des classes observées? La présentation orale, en tant que moment durant lequel « l’enfant (qui) présente une chose ou un événement » (enseignante B), est un espace conçu afin de permettre à un élève de s’exprimer à propos de quelque chose qui revêt de l’importance à ses yeux et est, par conséquent, susceptible d’intéresser d’autres élèves (enseignante A). Le choix qu’ont fait les maîtresses d’organiser cette activité en grand groupe reflète donc leur désir de favoriser la construction de l’appartenance au groupe classe, tout en privilégiant la parole d’un élève en particulier. En faisant part de ses expériences personnelles, ce dernier montre qu’il existe en tant qu’individu. Ainsi, par ce dispositif, l’élève qui présente est censé prendre sa place dans le groupe et être au centre de toutes les attentions. Afin de savoir si dans le concret des échanges l’élève qui fait la présentation tient effectivement la place centrale, j’ai choisi de prendre comme indicateur, non pas la densité de ses prises de parole (nombre de mots utilisés), mais plutôt la quantité d’énonciations dont il a fait l’objet. Plusieurs recherches, dont celles menées en maternelle par Florin (1991), ont effectivement montré que l’enseignant occupe majoritairement l’espace de parole dans la classe. Je suis donc partie de l’usage qui est fait des pronoms personnels pour identifier le taux de présence de chaque acteur (enseignante, élève qui présente, élève auditeur/questionneur) dans les propos des locuteurs. Il ressort du tableau ci-dessous que l’élève qui fait la présentation est la personne dont l’ensemble des locuteurs parle le plus puisqu’il a fait l’objet du plus grand nombre d’énonciations (342). Il est suivi des élèves auditeurs/questionneurs qui bénéficient de 246 énonciations. Quant à l’enseignante elle a obtenu 176 énonciations de la part des locuteurs.
CONTRAT DE COMMUNICATION DURANT LES PRÉSENTATIONS ORALES
Sachant que les présentations orales se caractérisent par une organisation spécifique de la classe ainsi que par la prépondérance des échanges langagiers entre les acteurs, je me suis posée la question de savoir comment s’élabore le contrat de communication actif durant ces moments. Comment s’articule-t-il aux différents rôles de locuteurs ? Et quel lien entretient-il avec la forme scolaire ? Le contrat de communication se construit par le biais de règles édictant des normes. Ces règles sont généralement présentées sous forme de requêtes verbales et non verbales. En effet, les requêtes font partie des actes illocutoires que l’on retrouve sous la classification de Searle (1972) parmi les directifs. Il s’agit d’énoncés qui visent l’accomplissement d’un acte par l’interlocuteur. Mais, dans mon corpus qui sont les acteurs qui énoncent ces attentes et qui en sont les destinataires ? Le tableau mis ci-dessous montre que c’est prioritairement la maîtresse qui verbalise des requêtes à l’endroit des élèves (80%). Cependant une différenciation se dessine au niveau du type de requêtes et du rôle de locuteur. Il apparait effectivement que l’enseignante attend principalement du locuteur principal l’accomplissement d’un faire verbal (requêtes verbales énoncées 46 fois), plutôt que la 102 réalisation d’une action non verbale (requêtes non verbales émises 5 fois), en accord avec son statut d’élève réalisant la présentation : « Tu parles bien fort pour que tout le monde t’entende», « Alors Angèle tu viens nous montrer ce que tu as ramené». Quant aux élèves locuteurs secondaires ils ont à effectuer aussi bien des actions verbales que non verbales, avec néanmoins une dominance pour le non verbal25 (6 énonciations contre 53) : « La personne qui veut parler lève le doigt, on écoute et puis après on pourra poser des questions ». Dans les échanges entre élèves il y a eu de la part de l’élève locuteur principal 2 énonciations de requêtes verbales à l’endroit d’élèves locuteurs secondaires et 1 demande d’acte non verbal. Alors que des élèves locuteurs secondaires ont énoncé 6 fois des demandes d’un faire non verbal à leur interlocuteur qui faisait la présentation orale : « Est-ce que tu peux nous montrer les pages ? », et 3 fois des demandes d’un faire verbal : « Est-ce que tu peux répéter ce que tu as dit ? ». Au total, les requêtes verbales portent sur l’intensité de la voix (parler fort), la prise de parole (s’exprimer verbalement) et la distribution de la parole par l’élève qui fait la présentation. Pour les requêtes non verbales il s’agit d’écouter, de montrer les objets apportés, et de lever le doigt afin de demander la parole. D’autre part, il apparait que les normes édictées durant les présentations orales assujettissent aussi bien les élèves que l’enseignante : « Bon on va commencer le quoi de neuf, je rappelle que la personne qui raconte prend ma place, on pourra lui poser des questions mais d’abord il faut la laisser parler. Vas-y Nisrine on t’écoute ». En ayant recours au pronom indéfini « on » la maîtresse laisse entendre que les contraintes ainsi énoncées pèsent sur l’ensemble des acteurs, elle y compris. De plus pendant les séances j’ai constaté que lorsque la maîtresse voulait interroger l’élève locuteur principal à propos de l’objet de son discours, il lui arrivait de lever le doigt pour demander la parole. Ce faisant, elle se positionnait en tant que locutrice secondaire et attendait que la parole lui soit donnée par le locuteur principal. Ces éléments, qui témoignent à la fois du caractère impersonnel des règles édictées et de leur importance au sein du groupe, sont en outre caractéristiques de la forme scolaire telle que la conçoit Vincent (1994, 2008, 2012). Pour cet auteur la forme scolaire est :Une forme de transmission de savoirs et de savoir faire, (qui) privilégie l’écrit, entraîne la séparation de « l’écolier » par rapport à la vie adulte, ainsi que du savoir par rapport au faire. En outre, elle exige la soumission à des règles, à une discipline spécifique qui se substitue à l’ancienne relation personnelle teintée d’affectivité. (Vincent 2012 : 112).