La praticien au chercheur
Il est important pour cette recherche d’apporter un éclairage sur la posture particulière du chercheur. Comme l’explique Wentzel , « le parcours initiatique du chercheur structurant son identité épistémologique est nécessairement marqué par des adhésions, des remises en question, des ruptures, des digressions, et surtout, des choix parmi un éventail très large de positions épistémologiques, théoriques et méthodologiques». Le chercheur se construit donc au travers de sa formation et de ses expériences. Pour Morin, le sociologue est une partie de la société qu’il observe, cette société est également en lui et déforme sa vision. Il ne peut alors que rendre compte d’un point de vue, dit méta-point de vue. Cependant, cela n’est possible que « si l’observateurconcepteur s’intègre dans l’observation et dans la conception558». C’est pourquoi, il me semble important de revenir sur mon parcours et ma posture. Je suis masseur-kinésithérapeute dans un hôpital parisien, spécialisé en soins pédiatriques. J’ai entamé un cursus universitaire depuis plusieurs années jusqu’à la thèse. Cette double posture de praticienne et de chercheuse, de surcroît sur mon terrain professionnel ou un terrain proche, est définie par de Lavergne559 comme un PraticienChercheur. Lavigne, préfère au terme de praticien-chercheur celui de chercheur de l’intérieur, toutefois, lors de sa recherche sur la parentalité Parent Entendant/Enfant Sourd, elle choisit « de « livrer » des éléments subjectifs, qu’elle explique « comme une recherche d’objectivité560». C’est avec la même volonté d’objectivation que je vais donner des éléments biographiques. L’idée n’est pas de centrer le regard sur moi, mais plutôt de donner des éléments du « centre d’observation », c’est-à-dire le chercheur, pour permettre au lecteur de comprendre le contexte de la recherche et de mieux appréhender l’objet de la recherche. C’est ce parcours de praticienne à praticienne-chercheuse jusqu’à la conception de cette recherche que je vais essayer de mettre en lumière dans cette partie.
Le praticien et le praticien réflexif
Masseur-kinésithérapeute depuis 1993, j’ai d’abord travaillé dans un hôpital général pour intégrer rapidement un hôpital pédiatrique. J’ai tout de suite adoré cette profession, le contact avec les enfants et les familles, les soignants, faire partie d’une équipe et faire des choix thérapeutiques. Au bout de quelques années, j’ai décidé d’entreprendre un cursus universitaire car je trouvais que, même si travailler en pédiatrie était passionnant et que j’avais développé un « savoir pratique tacite 561 », il me manquait une stimulation intellectuelle et des connaissances sur l’enfant. Pour de Villers562, l’adulte qui s’engage dans un projet de formation en sent le besoin et pense qu’il va en retirer un bénéfice ; j’étais dans ce cas. J’avais à cette époque besoin d’aller voir à l’université pour de nouveau enrichir ma pratique professionnelle. Autour de moi, les gens se posaient beaucoup de questions sur l’avenir de la profession et j’avais du mal à comprendre les évolutions au sein de mon hôpital, l’évolution des techniques et la promotion de certaines techniques moins performantes mais plus adaptables au plus grand nombre. Je n’étais pas seulement un praticien qui réfléchit dans l’action du soin, mais je voulais comprendre la place des masseurs-kinésithérapeutes dans l’hôpital et aussi améliorer ma façon de former les stagiaires masseurs-kinésithérapeutes que j’encadrais sur le terrain. Je voulais également savoir si j’étais capable de faire autre chose que de la masso-kinésithérapie. J’avais l’impression d’« être formatée » pour voir le monde à travers les yeux d’un masseurkinésithérapeute et je voulais avoir de nouveaux outils pour comprendre le monde qui m’entourait. Schön563 explique que le praticien réfléchit sur ses pratiques dans l’action, mais aussi sur l’action dans un deuxième temps, c’est un « praticien réflexif», qui n’est pas uniquement en train d’agir mais qui module ses actions en fonction de ses expériences et de ses analyses des situations. Toutes ces questions sur la profession, sur la pratique professionnelle, sur ma place au sein de la profession et mon positionnement en tant que professionnel, n’ont pas trouvé de réponse sur le terrain. J’avais besoin de prendre de la distance. J’ai donc commencé un cursus universitaire en psychologie. Une façon pour moi d’aller voir ailleurs pour apprendre et comprendre ce « ici ». Ce cursus m’a beaucoup appris sur le développement des enfants et cela a modifié ma façon d’aborder les enfants et de travailler avec eux. Il participe aujourd’hui à ma façon d’aborder aussi l’adulte et les relations humaines. Reprendre une formation n’avait pas seulement pour objectif d’apprendre, mais c’était aussi réfléchir avec de nouveaux outils et prendre de la distance pour mieux comprendre les évolutions de ma profession et mes aspirations personnelles. Une fois le Diplôme d’Etudes Universitaires Générales (D.E.U.G.) en psychologie obtenu, j’ai suivi une collègue et amie qui s’est inscrite en licence de sciences de l’éducation. J’ai donc changé de filière. Mon amie s’est arrêtée en cours d’année et j’ai finalement suivi tout ce cursus. 3.2. Un praticien, une recherche, un chercheur Arrivée en maîtrise, il me fallait trouver un sujet de recherche, j’ai donc établi une liste de plusieurs questions que je me posais. La moitié des questions portait sur l’écriture et l’autre sur la kinésithérapie. L’écriture parce que j’avais suivi en licence un cours sur l’écriture automatique et que j’avais découvert que l’écriture pouvait être source de plaisir, alors que pour moi elle était synonyme d’obligation, de loi et de surveillance. Sur le terrain, à l’hôpital j’avais entendu un cadre dire « l’écriture ne fait pas partie de la culture des kinésithérapeutes ». Quelques années auparavant, sur la demande de notre cadre, nous avions travaillé avec deux collègues sur la création d’une feuille de suivi des patients qui venaient en consultation externe pour avoir une séance de rééducation respiratoire. Il nous fallait un outil concis, rapide et utilisable pour la prise en charge des patients. Cela avait été difficile de créer un outil utilisé par tous mes collègues. Cette écriture qui était pour moi une difficulté prenait alors un sens particulier. Ma profession, qui était centrée sur le corps de l’autre, était confrontée à l’écriture, d’abord provenant des autres professions comme les infirmières, les psychomotriciens, les orthophonistes, puis celle des masseurskinésithérapeutes, pour effectuer des transmissions entre professionnels, dans l’intérêt du malade. Mon deuxième thème était la kinésithérapie car c’était mon quotidien, j’adore cette profession et le rapport à l’autre dans le soin. Cette relation passionnée à ma pratique professionnelle est à la fois un stimulant pour la recherche et un frein à la nécessaire analyse critique de mes implications de professionnelle et de chercheuse. Voici un extrait de mon journal de bord de l’époque. Avec le recul, j’y vois une professionnelle qui se sent dépassée: « Je pense qu’il faudrait institutionnaliser des temps relationnels. Le temps technique, le temps à écrire et à entrer nos actes564 et le temps relationnel avec les soignés et les soignants. Les métiers se transforment en usine à gaz et on ne prend plus le temps pour peaufiner. Tout doit être rentable et justifié. On va bientôt travailler comme des automates. » (Extrait du journal de recherche, le mercredi 12 avril 2000) Ce « temps » était très présent dans mes écrits de l’époque, j’étais toujours en train de courir après lui. J’étais « prise dans », et je n’arrivais pas à avoir du recul pour analyser les choses et distinguer les priorités. Il s’agit ici, d’une professionnelle impliquée par l’institution. Monceau utilise le travail socio-clinique pour « mieux comprendre la temporalité dans laquelle s’inscrivent les sujets et dont ils n’ont parfois eux-mêmes qu’une perception confuse ou faussée565». Mes implications organisationnelles étaient tellement puissantes que je n’arrivais pas à prendre la distance nécessaire à l’analyse, je croyais être « prise par » le temps, mais je répondais à une commande institutionnelle, d’en faire plus. Il s’agissait alors de surimplication. Bourgeois566 considère que l’apprentissage peut « constituer un élément central de la stratégie identitaire du sujet ». Elle précise que l’adulte s’engage dans une formation, parce qu’il vit une crise identitaire567, son modèle identitaire, ses valeurs, ses croyances sont ébranlés, et parce qu’il croit que cet apprentissage va l’aider à se transformer et à avancer. Cet engagement dans l’apprentissage a une action sur la dynamique identitaire.