La politique des netroots
Chapitre premier : Équiper
Après avoir sommairement envisagé le sujet de cette étude dans le texte d’introduction, le premier chapitre vise à restituer le cheminement intellectuel qui a conduit à poser la problématique autour de laquelle s’organise cette recherche (section 1). Y est également présenté le dispositif d’enquête original qui a été imaginé et déployé pour appréhender le problème soulevé (section 2). L’ambition principale de ce premier acte est donc de partager avec le lecteur les éléments nécessaires à son cheminement dans l’ensemble du développement, en détaillant finalement la manière dont ce dernier est organisé (section 3).
Émuler le projet de Dewey
« Notre préoccupation est pour l’heure d’établir comment il se fait que l’âge de la machine, en développant la Grande Société, a envahi et partiellement désintégré les petites communautés du temps jadis sans engendrer une Grande Communauté. (…) Tant que le Grande Société ne sera pas convertie en Grande Communauté, le Public restera éclipsé. Seule la communication peut créer une Grande Communauté 22. » Sous-section 1 : Les outils informatiques peuvent-ils contribuer à organiser de nouveaux modes de gestion politique ? La réflexion ici développée trouve son origine dans un questionnement rapprochant le projet qui oriente l’ensemble de l’œuvre de John Dewey, à savoir mettre au point les moyens nécessaires à l’émergence d’une « Grande Communauté », des technologies de l’information et de la communication (TIC) de l’informatique connectée qui se sont massivement diffusées à partir du milieu des années 1990. Le foisonnement de pratiques sur internet dont le récent changement d’échelle a été souligné dans l’introduction n’offre t-il pas des pistes de recherche stimulantes dans l’optique du fonctionnement d’une « Grande Communauté » qui serait organisée et mise en forme par le Réseau ? Pour reprendre un terme du jargon informatique, les méthodes et les outils de communication aujourd’hui disponibles ne permettent-ils pas d’émuler, c’est à dire de faire fonctionner en mobilisant les outils informatiques, le projet porté par J. Dewey il y a près d’un siècle ? 1) Les procédures dialogiques comme instruments de l’action publique Un tel rapprochement entre un projet philosophique et politique et de nouveaux moyens de communication n’est pour l’instant qu’une hypothèse qui tient à une association d’idées mais peut être corroboré par un premier élément, une convergence sémantique : les groupes qui se rassemblent sur le net, qui y discutent suffisamment longtemps pour tisser sur ces espaces de nouveaux réseaux de relations, ne constituent-ils pas, selon la définition qu’en donne H. Rheingold, des « communautés virtuelles 23 » (Rheingold, 2000) ? Dans l’analyse de Dewey, les communautés traditionnelles ont disparu sous l’effet conjugué d’une série de phénomènes qui se produisent ou s’intensifient depuis le milieu du XIXe siècle, parmi lesquels peuvent être citées la découverte scientifique, l’innovation technologique, l’urbanisation, la mobilité des individus, la création de marchés internationaux… Aux relations communautaires, louées pour leurs vertus intégratrices, se sont substituées des relations impersonnelles inclinant davantage à la recherche du bonheur privé et à la désertion de la sphère publique, dessinant ainsi les contours d’une « Grande Société 24 ».Selon Dewey, cela a précipité la désintégration du Public, qui ne dispose plus dans cette « Grande Société » des moyens de s’assembler et de discuter des problèmes qui le concernent. De ce point de vue, l’association entre les outils de publication et de discussion sur internet 23La définition est une traduction de celle proposée par H. Rheingold : « Virtual communities are social aggregations that emerge from the Net when enough people carry on those public discussions long enough, with sufficient human feeling to form web of personal relationships in cyberspace. » Rheingold, H. (2000). The Virtual Community: Homesteading on the Electronic Frontier. Cambridge, Mass.: MIT Press. 24 Des travaux qui portent sur la seconde partie du XXe siècle actualisent le diagnostic posé par J. Dewey avec les éléments dont il disposait dans les années 1920. Les approches sont variées mais convergentes : les discussions qui se sont nouées au début des années 2000 autour de la publication du politiste Robert Putnam sur le déclin du capital social aux États Unis depuis la fin de la seconde guerre mondiale en fournissent une bonne illustration. apparus depuis le milieu des années 1990 et la pensée développée par le philosophe américain au début du XXe siècle acquiert un caractère plus évident qu’il ne pouvait à première vue y paraître : ces outils de publication et de discussion sur internet peuvent-ils concourir à la réalisation du projet de Dewey qui doit sortir le Public de son éclipse et lui permettre de s’assembler autour des problèmes qui le concernent en formant ainsi une « Grande Communauté » ? Une telle question fonde d’autres travaux universitaires, dont certains sont antérieurs à celui-ci (Gimmler, 2001) ; (Papacharissi, 2002) ; (Noveck, 2003). Or, toutes les pratiques qui fleurissent sur internet et qui ont été évoquées en introduction ne se réduisent pas, loin s’en faut, à des initiatives d’assemblées de citoyens qui se coordonnent via le Réseau pour soulever des problèmes et en proposer un traitement par la discussion ; en d’autres termes, pour décliner sur de nouvelles arènes les principes de fonctionnement du town meeting de la Nouvelle Angleterre (Bryan, 2004). Les usages du net sont nombreux, variés, hétéroclites et touchent tous les domaines d’activité. Il n’est alors guère surprenant de remarquer que le fonctionnent d’internet et les modes de développement qui y sont à l’œuvre sont fréquemment assimilées à ceux d’un bazar (Raymond). L’idée de désordre a également cours lorsque l’on réduit la focale aux espaces qui sont consacrés à la discussion en ligne : ils peuvent parfois être assimilés à des graffiti, les peintures murales répandues dans les espaces urbains qui accumulent des couches successives sur le principe du palimpseste ; certains considèrent les discussions qui se tiennent sur ces espaces comme des « graffiti de la pire espèce », pour souligner que les prises de parole s’y font de manière anarchique et sans cohérence : « It reminds me of graffiti, graffiti of the worst kind: isolated declarations of selfhood, failed conversations, slogans, tag lines. You don’t really see a community in these exchanges; you see a group of individuals all talking past one another, and talking in abbreviated almost unintelligible code 25. » De plus, qu’ils se tiennent en face à face ou ligne, les débats ne sont pas spontanément orientés vers la prise en compte d’enjeux qui posent problème (Mathews, 1999) ; (Noveck, 25 « Cela me fait penser à des graffiti, des graffiti de la pire espèce : des tirades nombrilistes, des conversations qui n’aboutissent pas, des slogans, des phrases d’accroche. Ce type d’échanges ne laisse pas apparaître une communauté mais plutôt des groupes d’individus qui s’expriment les uns après les autres, tous le faisant dans un charabia fait d’abréviations. » Johnson, S. (1997). Interface culture: how new technology transforms the way we create and communicate. [San Francisco]: HarperEdge. p. 69 Equiper 34 2003). La valorisation de la spontanéité démocratique des conversations est également remise en cause par M. Schudson à un niveau qui dépasse celles qui se tiennent sur internet : l’auteur estime en effet qu’une discussion ne peut être au service de la démocratie, dans le sens dans lequel l’entend Dewey, que lorsqu’elle est d’une part orientée vers la résolution d’un problème et lorsqu’elle est d’autre part encadrée par un ensemble de règles destinées à l’organiser (Schudson, 1997). Ce dernier argument permet d’insister sur le fait que, s’il est possible de trouver une application pour les outils informatiques à la problématique deweyèenne, il est en revanche inenvisageable ou du moins improbable que cela se fasse de manière spontanée, sans règles, sans conventions, sans dispositifs socio-techniques, qui organisent les discussions qui se tiennent sur certaines des arènes qui s’ouvrent sur internet. En suivant M. Callon, je propose d’appeler « procédures dialogiques » l’ensemble des règles et des outils qui sont appliqués à des enjeux controversés et qui permettent de constituer et de faire fonctionner un espace public susceptible d’accueillir les échanges de ceux qui s’estiment affectés par les conséquences d’un problème qui les réunit et qui nécessite selon eux d’être pris en charge (Callon, 2003). Depuis une vingtaine d’années, les expérimentations de procédures dialogiques se multiplient (Blondiaux, 2008) ; des outils informatiques font à présent partie des dispositifs socio-techniques qui entrent dans la composition de certaines de ces procédures. Toutes visent à imaginer de nouvelles modalités d’association de citoyens à des choix politiques, en n’établissant pas a priori la liste des groupes concernés par un problème, c’est à dire de ceux qui peuvent participer aussi bien à sa définition qu’à la formulation de propositions de résolution. Ainsi la mise en œuvre des procédures dialogiques augure de nouveaux modes de gestion politique, que les auteurs d’Agir dans un monde incertain décrivent comme concourant au développement d’une « démocratie dialogique », et qui viennent compléter ceux qui sont déjà institués et qui fonctionnent quant à eux selon un principe de délégation à 26 « On peut convenir (…) d’appeler procédures l’ensemble des règles, conventions, dispositifs socio-techniques qui facilitent la constitution de cet espace [l’espace public de la « démocratie technique »], c’est-à-dire l’émergence et l’organisation de démonstrations qui sont à l’origine de ces innovations. » des spécialistes. A cet égard, les procédures dialogiques sont ici considérées comme des instruments de l’action publique. 2) La modernité technique face au défi séculaire de la démocratie Depuis Locke et Montesquieu, la tradition de la théorie politique moderne associe la préférence pour un régime dit « représentatif » à l’impossibilité physique dans les grands États de réunir le peuple sur l’Agora pour décider collectivement des problèmes communs. L’opposition entre démocratie antique (directe et fondée sur la co-présence et l’oralité) et démocratie moderne (représentative et fondée sur la distance physique et la publicité de l’écrit) s’enracine dans l’évidence d’une incontournable difficulté matérielle liée à la taille des États et au nombre de citoyens (Finley, 1976). En d’autres termes, l’existence de mécanismes de délégation (par l’élection) a été justifiée par le fait qu’il était impossible, dans les conditions historiques et socio-techniques liées à l’émergence de la démocratie moderne, de réunir au même moment et en un même lieu l’ensemble des citoyens pour qu’ils puissent ensemble se prononcer sur les affaires de la Cité. Cet argument de l’obstacle ‘technique’ ne doit bien évidemment pas éclipser les positions selon lesquelles, comme l’exprime par exemple J. Madison dans les Federalist Papers 28, délibération et universalité de la participation sont proprement inconciliables car le principe même de leur association est indésirable, ce qui en soi justifie l’établissement d’un gouvernement fonctionnant selon des principes représentatifs. Dans ce cas, chaque homme vote pour que ses intérêts soient défendus (Constant, 2010). En matière de moyens de communication, nombreuses sont les innovations dont la mise au point et la diffusion ont été accompagnées par des discours les présentant comme capables de surmonter l’obstacle qui a partiellement justifié l’établissement d’un gouvernement représentatif. Successivement, et sans que cette liste soit exhaustive, le chemin de fer, le télégraphe, le téléphone, la radio, la télévision, le minitel ont été évoqués pour relever le défi séculaire de la démocratie, c’est-à-dire permettre de réunir en même temps et dans un même espace une communauté de citoyens, aussi nombreux ces derniers soient-ils (Mattelart, 1994). À partir de potentialités déduites de ses caractéristiques techniques, mais aussi d’extrapolations de quelques-uns des usages des premiers groupes d’utilisateurs (Proulx et Bardini, 2000), internet est venu s’ajouter à cette longue liste. Aux yeux de ceux qui attribuent un rôle généreux à la technique, il a dans un premier temps laissé entrevoir la possibilité d’une démocratie directe, fonctionnant sans autre médiations que celles des machines à communiquer 29. Les espoirs suscités ont disséminé le « mirage d’une deuxième révolution Gutemberg » (Gaudin, 2007). Une utopie technologique qui n’est pas propre à internet a réactivé les fantasmes d’une démocratie directe de grande échelle, irriguée par la participation des citoyens sur une Agora électronique. Mais, au-delà de la prospective, internet a fait une entrée pour le moins discrète dans le répertoire de mobilisation des principaux acteurs politiques, et n’a fait dans un premier temps l’objet que d’une appropriation à la marge de la scène politique institutionnelle. Entre la seconde moitié des années 1990 et le début des années 2000, un important effort de recherche a été effectué sur le thème général de la « démocratie électronique. » Trois axes de recherche principaux peuvent ici être identifiés. Les deux premiers concernent l’électronisation des procédures existantes et l’intégration de l’outil internet aux pratiques courantes des professionnels de la politique. Ils ne seront donc que rapidement évoqués dans le cadre de ce travail : – La curiosité s’est tout d’abord principalement portée sur les phénomènes d’électronisation des procédures existantes, principalement le vote et les démarches des citoyens relevant d’une « e-administration. » Bien souvent, les initiatives étudiées ne dépassaient pas le niveau 29 Un tel raisonnement, fortement empreint de déterminisme technologique, comporte une autre face, cette fois contemptrice de l’introduction de la technique, en ce que cette dernière contribuerait à dissoudre pour le pire les médiations qui assurent le bon fonctionnement de la démocratie. A ce sujet, voir par exemple : Virilio, P. (1998). La bombe informatique. Paris: Galilée. S’instaure ainsi entre les deux positions extrêmes un système d’oppositions qui sépare ceux qui prévoient une surveillance généralisée, telle celle imaginée par George Orwell dans son roman 1984, et ceux qui espèrent l’avènement d’une Agora électronique à grande échelle. Voir à ce propos la perspective proposée par : Van de Donk, W., & Tops, P. W. (1995). Orwell in Athens. A perspective on Informatization et and Democracy. Tilburg: Ios Press. Equiper 37 local, avec l’apparition de politiques ambitieuses de développement technologique de certaines collectivités territoriales 30 . -Les recherches se sont également développées sur les éventuelles transformations des pratiques des professionnels de la politique à mettre en relation avec l’arrivée d’internet. Les terrains et les moments d’étude privilégiés ont ici été les partis politiques et les campagnes électorales (Gibson et al., 2003) ; (Greffet, 2001). Certains chercheurs ont voulu trouver des explications au fossé qui pouvait exister entre les promesses des discours prophétiques et les résultats qu’ils ont effectivement obtenus au bout de leurs études : ils ont souvent souligné la prudence d’un personnel politique qui voyait dans l’arrivée d’internet une menace de déstabilisation, ou, plus prosaïquement, un investissement estimé peu rentable au regard du faible pourcentage de la population disposant alors d’une connexion au Réseau. Mais, comme le note P. Rosanvallon, « ces projets et ces réflexions sur les usages politiques d’internet semblent cependant, au-delà de toutes leurs différences, manquer l’essentiel. Ils se sont en effet uniquement concentrés sur les applications à la dimension électoralereprésentative de la vie démocratique 31. » – Une troisième perspective permet de dépasser certaines limites auxquelles se sont heurtés les deux premiers axes : elle porte quant à elle sur la question de l’espace public ouvert par les technologies de l’informatique connectée ; c’est à partir de cette dernière entrée que se sont développés les travaux sur le débat public en ligne (Monnoyer-Smith, 2007). 30 Quelques villes ont fait l’objet de nombreuses monographies et se sont appuyées sur les politiques volontaristes menées en la matière pour acquérir une certaine notoriété (en France, on peut citer Parthenay ou Issy les Moulineaux à titre d’exemple). Ces études ont servi de support à des comparaisons internationales ; voir par exemple : Vedel, T. (2003). L’idée de démocratie électronique. Origines, visions, questions. In P. Perrineau (Ed.), Le désenchantement démocratique (pp. 243-266). La Tour d’Aigues: Editions de l’Aube. Aux États-Unis, les expériences pionnières de « démocratie électronique » se sont principalement développés sur la Côte Ouest (Santa Monica, San Francisco…) : L’évocation du troisième axe permet donc d’opérer un rapprochement avec les principales préoccupations de ce travail : il embrasse en effet toutes les recherches qui interrogent les éventuels apports des discussions en ligne à la vie démocratique, et propose une gamme de conclusions qui va de la régénération de l’espace public par l’usage des TIC à sa dégénérescence par l’exacerbation de tendances et des mouvements de recomposition par ailleurs à l’œuvre. La question de la délibération y a acquis une place prépondérante, sous l’effet d’une possible vivification de l’espace public extrapolée des pratiques observées au sein de groupes pionniers d’utilisateurs du Réseau. La théorie habermassienne de l’espace public bourgeois fait ici office d’horizon commun à ces travaux, dans le sens où ces derniers cherchent en général à la discuter au regard d’études de cas. La référence à la théorie de J. Habermas est parfois même du ressort des acteurs eux-mêmes, puisque M. Mc Clure, premier directeur du WELL (The Whole Earth Electronic Link), la communauté virtuelle décrite par H. Rheingold, espérait que le projet devienne « l’équivalent électronique des salons de l’époque des Lumières 32 ». Bien que se rapportant à des objets différents, la tonalité générale des conclusions qui peuvent être tirées des études entreprises dans cette veine n’est pas sans rappeler celle qui se dégage des deux premiers axes : comme dans les cas précédents, elle est en effet marquée par un sentiment de déception à l’égard d’un idéal et/ou de potentialités non réalisées, comme si des promesses n’avaient pas été tenues.
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