La place du fleuve en ville
Les aménagements fluviaux au fil du temps
Les fronts d’eau sont des éléments clés depuis les débuts de la création des villes. En effet les premiers regroupements humains se sont installés en priorité dans des secteurs riverains des fronts d’eau, et dans le cas de la colonisation Nord-américaine, le long de grands fleuves (St Laurent, Mississippi). La navigation était alors le mode principal de transport et l’accès aux voies d’eau un élément essentiel. Les villes nord-américaines actuelles se sont ensuite développées à partir de ces premiers points d’installation sélectionnés pour leurs capacités portuaires nécessaires au transport des biens et des personnes (Moir, 2011 ; Hayuth, 1982). De plus, les postes défensifs le long des cours d’eau intérieurs étaient d’une importance vitale pour les colons. Ces colonies ont été développées en suivant un mode d’implantation en réseau selon des grilles superposées tenant rarement compte de la topographie naturelle. Ces grilles ont pu être utilisées pour diverses raisons : un meilleur contrôle militaire, une facilité d’extension de la ville à partir du terrain initial ou encore pour faciliter la gestion des services dans la ville. Ces grilles préétablies pouvaient être modifiées légèrement pour des besoins commerciaux ou pratiques et possédaient avant tout l’avantage de pouvoir s’élargir en fonction de la croissance de la ville. De plus, le découpage par grille rendait la vente de lots de propriétés plus facile aux futurs colons venant d’Europe .La population croissant et la ville continuant de s’étendre, les infrastructures nécessaires pour la gestion des activités navales ont augmenté de même. Il en existe deux formes : infrastructure terrestre et aquatique (Gordon, 2014). Les infrastructures aquatiques sont composées principalement d’appontements, de quais et de docks. Avec les besoins augmentant pour l’expansion de ces ports, de nouvelles techniques sont apparues afin de gagner du terrain sur l’eau mais également en ce qui concerne la gestion des risques naturels, tels que les inondations avec la canalisation des rivières. Nous assistons à une réduction drastique des impacts des processus naturels sur les zones de front d’eau, souvent au détriment des espaces plus naturels tels que les rivières et les marais. Les infrastructures terrestres, quant à elles, sont composées en grande partie des différentes installations nécessaires à la gestion des marchandises apportées par l’activité fluviale ainsi que les installations utilisées pour leurs transports depuis et vers le port. A l’origine il s’agit ici de voies ferrées et de gares ferroviaires pour le transport des marchandises mais avec l’évolution des technologies, nous nous tournons vers l’augmentation de la capacité des voies routières sous la forme d’autoroute ou de voies express (Fisher, 2004). L’ensemble de ces infrastructures était nécessaire pour la prospérité financière de la ville mais cela a eu d’autres conséquences, notamment la séparation entre la ville proprement dite et le front d’eau. Selon Gordon, il y avait deux raisons pour lesquelles les installations portuaires étaient voulues inaccessibles : afin de décourager les vols de marchandises et de contrôler les déplacements des véhicules (Gordon, 1996). Les ports étaient la plupart du temps situés à proximité des centres villes mais n’en faisaient pas directement partie et entretenaient peu de relations avec ceux-ci.
L’implantation des transports
La mentalité de décourager l’accès aux ports a engendré deux courants différents qui se sont succédés dans les plans de redéveloppement des fronts d’eau. Lorsque les fronts d’eau industriels se sont développés, l’accessibilité par le public n’était pas souhaitée et donc, lorsque les infrastructures de transport ont été construites, peu de place à l’accessibilité a été accordée. Ce courant de pensée appelé « Modernist Planning » en Amérique du Nord principalement mais également ailleurs, a été responsable du retrait des fronts d’eau de la fabrique de la ville par la mise en place 14 d’infrastructures liées aux fonctions industrielles ainsi que par le sentiment d’exclusion engendré par le terrain industriel en lui-même (Gordon, 1996). Ainsi, une zone de transition s’est formée entre la ville et le front d’eau et les concepteurs de la ville ont vu cela comme une opportunité pour amener des infrastructures de transport directement à l’intérieur de la ville avec la mise en place de voies express. Ces voies, installées parallèlement au front d’eau, coupent physiquement et psychologiquement l’accès au front d’eau même bien après la fin des activités industrielles de la zone (Gordon, 1996). A l’époque, ces voies étaient vues comme un moyen efficace de faciliter l’usage de la voiture et d’assurer la croissance économique (Filion, 1999). Figure 3 : La coupure engendrée par la Gardiner Expressway de Toronto source : http://notable.ca/you-may-have-to-pay-a-tollto-drive-on-the-dvp-and-gardiner-expressway-next-year/ Ces infrastructures de transport ont commencé à occuper de plus en plus de place dans le paysage avec l’augmentation du nombre de voies, d’entrées et sorties. Les autoroutes ont ensuite été construites au-dessus du sol afin de créer un minimum de coupure physique même si la barrière psychologique est toujours là (Gutfreund, 2007). De plus, la planification et le design de ces projets n’étaient plus entre les mains des architectes de paysage mais plutôt des ingénieurs. Cela a conduit à penser les infrastructures routières essentiellement sur des critères techniques plutôt qu’esthétiques et scéniques. Dans les années 1970, ce type de projets a fini par se retrouver face à une forte opposition de la part de la population car jugés trop perturbateurs pour le milieu. Jane Jacobs a d’ailleurs bien démontré les critiques qui ont émergées contre le « Modernist Planning » dans son travail. Elle ne voyait pas les voies express comme améliorant l’accessibilité aux villes mais plutôt les « éviscérant » (Jacobs, 1993). Pour contrer ce type de projets, un nouveau mouvement a vu le jour dans les années 1970 : « l’Expressway Teardown ». Il s’agit d’un phénomène de démolition qui a poussé des dizaines de villes nord-américaines à réfléchir à la démolition de leurs autoroutes urbaines. Ce phénomène a plusieurs causes puisque les voies express étaient considérées comme vieillissantes, désagréables, dangereuses et dégradant l’environnement (Mohl, 2012). De plus, à cette époque, les autorités ont développé une meilleure compréhension car, par leur forme, les autoroutes divisaient les quartiers et que leur démolition pourrait permettre d’en reconnecter (Skelley, 2011). 15 Comme nous pouvons le voir sur les images ci-dessus, San Francisco est très représentative de ces deux mouvements. En effet sur la première image nous pouvons observer la présence de l’Embarcadero Freeway construit en 1958 faisant totalement barrage entre la ville en elle-même et le front d’eau. Cependant, il faudra attendre 1989 et un tremblement de terre pour que la ville se décide à abattre cette voie et la remplacer par un boulevard urbain redonnant sa place aux piétons. Les problèmes de trafic annoncés par les opposants à la démolition n’ont jamais eu lieux, au contraire le nombre de véhicules traversant cet espace a même diminué, donnant la preuve que les expressway sur les fronts d’eau ne sont pas nécessaires à la mobilité de la ville et peuvent être remplacés par des infrastructures moins séparatrices. Avec les changements de technologies dans la navigation, notamment l’augmentation de la taille des navires cargos et la containerisation, certains ports n’étaient plus capables d’accueillir du transport de marchandises. Pour résoudre ce problème, il fallait généralement procéder à l’extension des ports existants mais cela était souvent impossible en raison du manque de terrains disponibles ou du prix trop important. En raison de cela, les activités portuaires ont été déplacées à l’extérieur des villes, sur des terrains possédant d’autres ressources, notamment des eaux profondes (Ferrari, 2012). Les ports et la ville ont ainsi continué d’être de plus en plus séparés fonctionnellement et spatialement et ce changement dans la disposition des ports en a laissé de nombreux à l’abandon dans les zones urbaines sous la forme de friches et de sites postindustriels (Hayuth, 1982).
La Festival Market Place, l’aménagement à l’américaine
Dans la fin des années 1960, la désindustrialisation des fronts d’eau aux Etats-Unis entraîne la création de nombreuses friches industrielles dans les anciennes villes portuaires. Ces friches discordent avec le paysage urbain et les pouvoirs publics souhaitent les réaménager, notamment pour tout ce qui concerne le tourisme de fronts d’eau. Le concept de Festival Market Place (FMP) voit donc le jour à Boston avec la réhabilitation du Quincy Market. Le FMP est considéré comme un « lieu de chalandise sophistiqué pour le large public ». Plus précisément, ce terme est utilisé pour désigner un ensemble de boutiques spécialisées (artisanat, curiosités, magasins « ethniques ») et de restauration rapide (autre que les fast-foods classiques), de petite taille, non franchisées, réunies dans un ou plusieurs bâtiments, situés sur le front d’eau (Gravari-Barbas, 1998 p263). Figure 4: L’Embarcadero Freeway de San Francisco en 1960 source : http://news.theregistrysf.com/warriorsarena-decision-a-bow-to-san-francisco-waterfrontheight-limits-campaign/ Figure 5 : Le waterfront de San Francisco en 2012 source : http://www.bayareagreentours.org/sustainablesanfrancisco.ht ml 16 Figure 6 : La place du Quincy Market source : http://voyagesparadis.ca/ Ce concept est inventé par l’association de l’architecte Thompson et du constructeur Rouse lors de la transformation de l’ancien marché au gros de Boston (le Quincy Market) en un ensemble de commerces et de restaurants. Il sera par la suite repris lorsque le constructeur travaillera sur la Harbor Place de New York en 1980 et sur le South street seaport de Baltimore en 1983. Les deux pavillons, aménagés lors de la réhabilitation de la Harbor Place, ont par la suite servi de modèles pour la création d’un environnement urbain standardisé des villes américaines ou de ce que nous avons appelé la « rousification ». Dans la forme de son design, la FMP s’inspire fortement du marché traditionnel européen ainsi que des bazars des villes orientales (étalages ouverts, présentation en vrac, couleurs et ambiance de fête…) même si le contenu est largement différent. En effet la FMP se destine principalement à une clientèle de touristes plutôt que de locaux et pour cela, les produits proposés sont principalement ce que nous pourrions appeler des souvenirs de la ville concernée. Ce que les concepteurs de la FMP avouent moins, c’est qu’elle s’inspire également en grande partie des parcs d’attraction urbains et notamment du plus connu qui est Disneyland. Ce que la FMP emprunte principalement, et qui est une innovation importante en ce qui concerne les aménagements urbains, est la prise en compte de l’ambiance urbaine que nous pouvons retrouver par exemple dans la main street des parcs à thèmes. La FMP permet à l’espace de devenir une opération symbolique où un univers imaginaire peut prendre place afin de faire rêver les usagers.