La place des questions politiques, entre intégration et rejet

Les journalistes et les animateurs face à la politique : une redéfinition des rôles

Les journalistes ne détiennent plus le monopole de l’information politique. Les animateurs, à travers les émissions de divertissement, se sont emparés des questions politiques : On n’est pas couché présenté par Laurent Ruquier, Salut les Terriens ! animé par Thierry Ardisson ou encore Vivement Dimanche avec Michel Drucker… Ces programmes se sont ouverts aux politiques – pour la période 2000-2007, les émissions de divertissement intègrent entre 5 et 15% d’invités politiques1. Les animateurs sont alors devenus des acteurs de la diversification de la politique à la télévision et ont, par conséquent, déstabilisé la sphère médiatique. Les journalistes politiques sont dorénavant concurrencés sur leur terrain d’expertise par des émissions qui ne sont pas conformes aux canons de la profession. Cette transformation de la politique au sein de l’espace télévisuel a entraîné un nouveau cadrage des émissions politiques. Deux modèles cohabitent selon la distinction effectuée par Aurélien Le Foulgoc : le « modèle profane » face au « modèle spécialiste ». Le premier « met en scène une diversité d’appropriations de la politique par de nouveaux acteurs »2 tandis que le second, qui comprend les émissions d’information classiques, est le lieu de l’expertise avec la présence de journalistes. On peut ainsi parler d’une dissémination de l’information politique avec à la clé un nouveau système de la politique télévisée, beaucoup plus complexe que le modèle précédent. Les acteurs médiatiques en charge de la politique à la télévision ne sont plus clairement identifiés.
On remarque à travers ce schéma que les animateurs et le public désintéressé par la politique viennent se greffer au système. Auparavant, seuls les journalistes politiques faisaient le lien entre les téléspectateurs citoyens, intéressés par la politique, et les institutions politiques composées des élus et de leurs communicants qui régissent les passages dans les émissions télévisées. Dorénavant, une multitude d’acteurs doit cohabiter dans ce système médiatique. Les émissions politiques ne sont plus forcément animées par des journalistes politiques spécialisés et, surtout, les animateurs les concurrencent sur leur terrain. Ils arrivent à capter une partie du public lassé par les émissions traditionnelles. Leur entrée dans le jeu politique a également été rendue possible par un affaiblissement du lien entre les journalistes et les politiques, ces derniers souhaitant toucher un nouveau public.
L’émission Une Ambition Intime est le reflet de cette transformation du système politico-médiatique. Les animateurs se sont immiscés dans cette relation journalistes-politiques en opérant une personnification des émissions. C’est ainsi que Karine Le Marchand, présentatrice de L’Amour est dans le pré (M6) – l’émission dans laquelle des agriculteurs cherchent l’amour – incarne le concept d’Une Ambition Intime. Le programme repose en grande partie sur son image vivante et décomplexée. Cette liberté de ton lui permet de compléter – voire de concurrencer – la posture journalistique traditionnelle : « Je ne suis pas journaliste politique et il y a une caste qui a du mal à s’ouvrir aux autres »4, a-t-elle confié. Le mot de « caste » renvoie au fait que la politique serait « le domaine réservé d’un petit nombre de professionnels reconnus partageant avec leurs interlocuteurs politiques la plupart des cadres de ‘‘vision et de division’’ (Boltanski, Bourdieu, 1976) de la politique »5. Or, comme le souligne A. Le Foulgoc en évoquant les critiques exprimées à l’encontre de Michel Drucker et de son émission Vivement dimanche, « la réussite du programme a prouvé qu’il était possible de recevoir une grande diversité d’invités politiques en dehors des émissions d’information »6. Le succès relatif de l’émission animée par K. Le Marchand – entre 2,7 et 3,1 millions de téléspectateurs – montre qu’il y a une tendance forte à la diversification des rapports à la politique. Les animateurs imposent dans leurs émissions leur propre vision de la politique. A. Le Foulgoc a distingué plusieurs postures d’animateurs synonymes d’autant de lignes de force pour comprendre les différentes revendications de ces acteurs concernant les questions politiques. K. Le Marchand peut être associée à la figure de « l’animateur profane et apprenant » (Le Foulgoc, 2010). Cette attitude se définit par le fait que l’animateur « se cantonne à des questionnements épars, sans autre projet assumé que la compréhension des motivations des invités »7. Comme le souligne l’auteur, ce procédé permet habilement à l’animateur de clôturer l’entretien politique à tout moment et de revenir à un questionnement qu’il maîtrise. Dans le numéro d’Une Ambition Intime consacré à Jean-Luc Mélenchon, K. Le Marchand évoque ainsi la notion de révolution, souvent attachée au leader de La France Insoumise.
Cet échange révèle la fausse naïveté de l’animatrice et sa méconnaissance apparente du sujet qui lui fait prendre une posture apprenante. Cela la rapproche de n’importe quel profane qui ne possède pas de connaissances politiques et historiques poussées. L’animatrice endosse ainsi clairement le rôle d’une non-spécialiste. Elle s’intéresse aux idées de J.-L. Mélenchon comme n’importe quel citoyen pourrait le faire. C’est pour cela que le téléspectateur, souvent novice en politique comme elle, peut facilement adhérer à cette posture. De plus, elle inclut implicitement les téléspectateurs dans sa démarche de compréhension de l’invité : « Je ne suis pas la seule à le penser ! » lui rétorque-t-elle, pour signifier que c’est une interrogation légitime qui intéresse le plus grand nombre. Ces questionnements simples sont permis car l’animatrice ne se considère pas comme une journaliste politique. Aucun journaliste politique ne pourrait en effet s’exprimer ainsi sous peine d’être raillé, disqualifié par ses pairs. Elle reconnaît elle-même que ses connaissances politiques sont limitées :
« Je suis nulle en politique, il faut le savoir. Parfois certains candidats me parlaient et me disaient des choses du genre : « Moi qui suis jauressien » Je disais « Vous êtes quoi ? » « Jauressien, Jean Jaurès. » « Ah oui, pardon ! » Vous croyez que tous les Français savent ce que c’est d’être jauressien ! Je sais qui est Jaurès. Je me suis renseignée pour ne pas avoir l’air complètement débile ».9
Cette méconnaissance de la politique justifie le cadrage de l’émission focalisé sur la personnalité de l’invité politique. L’animatrice limite les questions d’ordre politique et mélange les tons, joue sur le décalage entre divertissement et politique sérieuse.
Les animateurs ne sont plus les seuls à concurrencer les journalistes politiques dans leur mission originelle. D’autres « instances d’énonciation »10, pour reprendre les termes de Patrick Charaudeau, sont apparues. Ce dernier distingue quatre grands types : l’instance journalistique, l’instance expert, l’instance témoin et l’instance acteur social. Ces différents rôles se retrouvent dans L’Emission Politique et l’ancienne mouture de l’émission, Des Paroles et des Actes. Dans le dernier numéro de Des Paroles et des Actes diffusé le 26 mai 2016 et de L’Emission Politique du 23 février 2017, J.-L. Mélenchon a été confronté à différents acteurs ayant des types de parole et des visées communicationnelles qui leur sont propres. P. Charaudeau a ainsi divisé l’instance journalistique en cinq sous-figures. La première que l’on note dans les deux émissions est celle du journaliste-présentateur. Dans Des Paroles et des Actes, David Pujadas est seul comme annonceur. Il lance l’émission et invite  les différents acteurs à s’exprimer. Il fait ainsi le lien entre les différentes séquences présentées.
On remarque que D. Pujadas endosse d’emblée un autre rôle, celui du journaliste intervieweur. Il questionne l’invité sur l’actualité principale du moment en France. Dans L’Emission Politique, c’est la co-énonciation qui prime. Il partage l’animation de l’émission avec Léa Salamé. Connue pour sa pugnacité, elle est chargée d’interviewer l’invité au même titre que D. Pujadas. Dans la première version de l’émission lancée en septembre, chacun d’entre eux possède sa séquence : le « Parti pris » pour L. Salamé qui interroge seule le responsable politique, et « Le Monde en face » pour D. Pujadas qui revient sur l’actualité internationale. Ces deux séquences ont été regroupées dans la première partie de l’émission intitulée « Sur le vif ». C’est ce qu’explique Alix Bouilhaguet, rédactrice en chef du programme :
« On a retiré, avec une formule un peu audacieuse, à la fois la chronique de Léa Salamé et la chronique de David Pujadas parce que forcément on ne pouvait pas enlever un et pas l’autre. La chronique de Léa Salamé était assez politique et David Pujadas c’était vraiment l’international donc on s’est dit ‘‘Fini ces deux entités’’ et finalement tout va CHARAUDEAU Patrick, « La télévision peut-elle expliquer ? », in Penser la télévision, coll. Médias-Recherche, Nathan-Ina, Paris, 1998, consulté le 23 mai 2017 sur le site de Patrick Charaudeau – Livres, articles, publications.
Des Paroles et des Actes diffusé le 26 mai 2016 (annexe 4, p.56) être regroupé dans la première séquence qui était de quinze minutes qu’on pousse à 25. » 12
D’autres journalistes revêtent un rôle de questionneur. Dans Des Paroles et des Actes, Nathalie Saint-Cricq, responsable du service politique de la chaîne, et François Lenglet, qui dirige le service économie, sont aux manettes de la séquence « L’interview ». Pendant trente minutes, ils décortiquent le programme et les idées du candidat. Dans L’Emission Politique, le rôle de N. Saint-Cricq est supprimé mais F. Lenglet, lui, présente une nouvelle séquence, « Demandez le programme ». Celle-ci se découpe en deux parties : dans un premier temps le journaliste, debout devant un écran, explique les grandes lignes du programme économique de l’invité. A l’aide d’infographies, il a une volonté pédagogique, celle d’expliquer en termes simples une discipline difficilement accessible aux non-initiés. Il apparaît alors comme un journaliste commentateur mais aussi un spécialiste.
Figure 2 – F. Lenglet présente, debout, le programme de relance économique de J.-L. Mélenchon Dans un second temps, le journaliste rejoint la table et se place en face de l’invité politique. Il se mue alors en interviewer en posant des questions sur des points spécifiques du programme.

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