LA PLACE DE L’ÉCART EN FORMATION PROFESSIONNELLE
L’évolution de la profession infirmière a depuis toujours suivi les changements de la société et les progrès de la médecine (Collière, 1982 ; Knibiehler, 1986 ; Magnon, 2006). Les découvertes pasteuriennes et la revendication d’une société française laïque ont entrainé de nombreux débats pour sortir l’infirmière de l’image de la religieuse ou de celle de fille de salle. En reprenant la dimension élitiste dans le cadre des formations en alternance évoquée par Geay (1998, p.25), nous pouvons faire un parallèle avec l’histoire de la formation des infirmières en France. En effet plusieurs écoles se sont affrontées dont celle de Anna Hamilton, fondée sur le système hôpital-école de Florence Nightingale – qui considérait que la garde-malade devait être « de moralité et d’éducation supérieure » (Hamilton par Diébolt, 1988, p.96), seules conditions pour qu’elle soit considérée comme l’égale du médecin – , celle de Léonie Chaptal181 – qui défend le rôle infirmier en santé publique – et celle du Dr Bourneville, – qui, dans son combat anticlérical, voulait une infirmière aux origines modestes dont la proximité avec les patients serait plus appréciée182. Si le débat de la reconnaissance des infirmières aujourd’hui ne concerne plus ses origines sociales, la tentation reste grande de valoriser la profession uniquement à travers les actes dits techniques. Les progrès de la médecine ont amené les infirmières à accorder peu d’importance aux « soins d’entretien et de continuité de la vie »183 au risque d’abandonner « tout ce qui prend sens. » (Collière, 1982, éd.2002184) Pendant de nombreuses années, les femmes soignantes n’ont pas eu la possibilité voire l’autorisation d’écrire elles-mêmes185 leurs savoirs et devaient se référer à des manuels rédigés par des médecins186 . Si les infirmières se devaient d’être formées pour pouvoir mieux aider le médecin, pour ces derniers il s’agissait aussi de ne « pas l’instruire trop, parce qu’on craint les « empiètements [d’une] demi-savante » » (Knibiehler, 1986, p.58), les infirmières devant leur rester soumises187 . Pour ces différentes raisons, l’histoire de la profession infirmière et son combat pour accéder à une formation et à une reconnaissance professionnelle permet à l’étudiant de s’inscrire dans le parcours de sa future profession188 . Aujourd’hui la formation invite l’étudiant à percevoir les différentes dimensions du rôle infirmier, pour dépasser le statut d’exécutant de soins, aux seuls ordres des médecins et lui permettre de devenir un praticien réflexif, autonome et responsable. Comment l’étudiant peut-il construire sa posture professionnelle dans une acquisition du raisonnement professionnel et une acceptation de sa résonance singulière ? De quelles façons la place de l’écart en formation, de ce qui fait écart pour l’étudiant, participe-t-elle d’une co-construction de son parcours en formation, dans un co-adossement de la Relation et une co-émergence de chacun, référent et étudiant ? Quel parcours peut permettre à l’étudiant de se transformer, dans une reconnaissance de la part de mètis en formation et de son processus d’énaction ? De quelle manière la subjectivité valorise-t-elle l’art infirmier de l’étudiant et s’inscrit-elle dans une démarche éthique ?
Questionner la pratique pour une visée éthique, entre attendus et (in)-possibles : les enjeux de l’analyse de pratique
Si le combat fut long pour défendre la spécificité du rôle infirmier, au-delà de l’obéissance aux ordres du médecin, la profession est aujourd’hui reconnue dans une oralité et une écriture qui font désormais partie intégrante des pratiques professionnelles (Blanchard-Laville et Fablet (Coord.), 2003 ; Millet et Séguier, 2005 ; Cros, 2009 ; Bartholome et Dagneaux (Coord.), 2016) et de la formation. Les étudiants vont faire l’apprentissage de différents moyens pour construire leur posture professionnelle, tels que le raisonnement clinique, les transmissions ciblées189 et les analyses réflexives de pratique. Ces dernières, développées en formation190 , accompagnent l’étudiant pour l’aider à prendre conscience de ce qui peut résonner pour lui, au cours de son parcours en formation. Nous allons aborder une partie de cette évolution professionnelle, à travers le raisonnement clinique et la résonance, qui peut exister dans toute rencontre. Comment ce raisonnement clinique se construit-il, en réponse à des attendus collectifs ? Dans quelles mesures la démarche réflexive participe-t-elle à la prise de conscience par l’étudiant de ce qui résonne en lui, dans une acceptation de ses possibles singuliers ? Comment l’étudiant se construit-il, entre ces attendus et ses in-possibles, pour devenir un soignant professionnel, engagé et responsable, attentif à l’éthique au quotidien ? Nous allons maintenant tenter de répondre à ces questions. 1. Le raisonnement clinique, pour s’inscrire dans les chemins professionnels
Construire son raisonnement professionnel
La profession infirmière, fondée historiquement sur l’oralité dans la transmission des savoirs, a eu besoin de définir son cadre de référence pour passer d’un rôle social dévolu aux femmes à une activité professionnelle (Collière, 1982 ; Knibiehler,1986). Cette recherche de légitimation s’est développée en parallèle des concepts de l’homme et de la santé, permettant de considérer le patient non plus uniquement du point de vue de sa maladie, mais vivant dans un environnement (Psiuk, 2009). La profession a ainsi cherché une reconnaissance par la valorisation de l’ensemble des moyens mis en œuvre auprès d’un patient et de son entourage, dont les actes de soins ne représentent qu’une partie. Si la pratique soignante infirmière cherche encore aujourd’hui à préciser sa spécificité, dans une complémentarité avec les différentes approches soignantes, elle a pu émerger en tant que profession, avec toute sa législation spécifique191. Les infirmières ont cherché à clarifier les différentes étapes qui leur permettent d’analyser la situation spécifique de la personne et de lui proposer des soins adaptés. Ainsi l’infirmière « identifie les besoins de la personne, pose un diagnostic infirmier192, formule des objectifs de soins, met en œuvre les actions appropriées et les évalue. » 193 Il s’agit d’un recueil de données objectives- concernant l’évaluation de l’état clinique du patient sur le plan somatique -, et de données subjectives – concernant le patient et son entourage telles que leur perception et leur verbalisation de la situation -, une analyse de ces données, une identification des problèmes de santé et la proposition d’actions adaptées et personnalisées dont il faudra faire l’évaluation. Toutes ces étapes, qui constituent le raisonnement clinique, permettent à l’étudiant de clarifier son questionnement professionnel, dans une recherche de compréhension de la situation, dans sa complexité. Le raisonnement clinique rassemble désormais la démarche clinique, basée sur une approche de problématisation et la démarche de soins dans une approche de résolution de problèmes (Psiuk, 2009 et 2011).
Quelle place pour la subjectivité dans le parcours en formation ?
Par son raisonnement clinique, l’infirmière donne sens à sa pratique et devient le pivot d’une équipe pluridisciplinaire197, en participant « à la mise en place de méthodes et au recueil des informations utiles aux professionnels et notamment aux médecins pour poser leur diagnostic et évaluer l’effet de leurs prescriptions. » 198 L’apprentissage du raisonnement clinique est une étape importante de la formation professionnelle infirmière199 et traduit un rôle infirmier complet et complexe. Il représente la première compétence du référentiel, à savoir « Evaluer une situation clinique et établir un diagnostic dans le domaine infirmier » 200, dont l’apprentissage des bases se déroule au cours des deux premiers semestres de formation. Afin d’acquérir la méthodologie du raisonnement clinique, les étudiants travaillent à partir de situations réelles, tels que des dossiers de patients anonymisés choisis en partenariat avec les équipes de soins. Cependant les exercices réalisés à l’IFSI, s’ils aident l’étudiant à intégrer la méthodologie, se font dans une réalité figée, en dehors de la complexité inhérente à la rencontre avec le patient et son entourage, et au contexte institutionnel. Son raisonnement clinique201 engage la responsabilité de l’infirmière puisque par ses connaissances médicales et paramédicales, elle accompagne le médecin dans le suivi du patient, afin de l’informer sur l’évolution de la prise en charge et de l’alerter si nécessaire, dans une anticipation des risques. L’acquisition de ce raisonnement clinique débute avec la formation initiale et se consolide grâce à l’expérience. Dès 1882, Florence Nightingale a développé une théorie de l’apprentissage dans laquelle l’observation faisait partie des compétences pratiques à acquérir par l’infirmière. Pour elle, « la formation et l’expérience sont, bien entendu, nécessaires pour nous enseigner aussi comment observer, ce qu’il faut observer, comment penser et ce qu’il faut penser. » (Attewel, 1998, p.9) En formation professionnelle, s’agit-il toujours, comme le suggérer Florence Nightingale, de dire aux étudiants comment penser et ce qu’il faut penser ? Le rôle du référent202 ne semble pas être d’amener l’étudiant à reproduire sa façon de résoudre la situation, en tant qu’ancien soignant, mais de l’accompagner à découvrir sa façon singulière d’interroger et de comprendre la situation. Le référent accompagne l’étudiant dans la construction de ses apprentissages, et en se centrant sur ce qui pose problème à l’étudiant, il « respecte sa propre individualité et celle de l’autre, et s’intéresse à lui sans désir de possession, facilite, grâce à ses attitudes, la réalisation de soi (…) » (Rogers, 1996, p.32). La participation active de l’étudiant lors de l’apprentissage du raisonnement clinique, dans un accompagnement centré sur sa progression et ses difficultés, participe du développement de sa « compétence autonome » (Devers, 2003, p.40), en tant que futur professionnel, capable de mettre en œuvre des soins personnalisés, à partir d’une analyse professionnelle de la situation spécifique du patient. Cependant « la pratique met en œuvre le jugement d’un sujet singulier confronté à une situation singulière, jamais entièrement analysée ni analysable, qui doit penser et faire quelque chose, sachant que ne rien faire, c’est faire et qu’aucun cours de l’action ne mène à une issue certaine. » (Perrenoud, 2005a, p.2) Si l’apprentissage du raisonnement clinique accompagne l’étudiant dans la reconnaissance de ce qui se passe pour le patient, la formation l’amène à interroger ce qui se passe pour lui dans sa construction professionnelle, à travers d’autres écrits, où la subjectivité peut se dire. Par les situations que l’étudiant vit au cours de ses stages, il rencontre des manières de faire différentes de la pratique, entrainant des écarts entre son idéal et la réalité, qui peuvent le déstabiliser dans ses apprentissages. L’analyse de pratique est un des dispositifs pour aider l’étudiant à poser son questionnement, interrogeant le sens de la pratique observée et de sa pratique en construction, par une analyse des différents éléments de la situation. Il s’agit pour l’étudiant de ne pas se limiter à un jugement sur les acteurs présents pour chercher à comprendre ce qui s’est passé, en tenant compte des différentes dimensions qui interviennent dans la situation, dans une démarche éthique. S’il existe plusieurs méthodologies pour accompagner la réalisation d’analyses de pratique (Viollet, 2013), nous avons présenté celle qui est majoritairement utilisé dans les instituts de formation paramédicaux de notre région. En quoi l’analyse de pratique dans une démarche réflexive, devenue un des attendus du référentiel de formation infirmière, permet-elle d’accepter ce qui fait résonance, dans la rencontre à l’autre ? Dans quelle mesure participe-t-elle d’une démarche éthique, dans un questionnement des pratiques de soins au quotidien ?