La photographie-objet
Dans ce chapitre, nous allons traiter de la photographie comme objet et sa relation avec l’individu et le groupe familial. Pour essayer de répondre à cette question, nous allons étudier comment différents auteurs traitent de la photographie en tant qu’objet. Le travail le plus remarquable est celui d’Elisabeth Edwards Photographs Objects Histoires : On the Materiality of Images (2004). Dans l’introduction de cet ouvrage collectif, elle se questionne sur la matérialité des photographies et sur les différentes manières de la penser et de la traiter (Edwards, 2004 : 1). Elle s’intéresse aussi à la façon dont la photographie-objet contient ou transforme l’image elle-même (Edwards, 2004 : 2). Selon elle ,il ne faudrait pas traiter l’image comme un fétiche, mais comme une relation fluide, quoique complexe, entre les personnes, les images et les choses (Edwards, 2004 : 3). La matérialité est très liée à la biographie sociale et ainsi la photographie participe très activement aux relations sociales, à la sociale life des photographies (Edwards, 2004 : 4). Cela suppose une temporalité fonctionnelle : l’image est soumise à la subjectivation de la valeur et de l’interprétation (Edwards, 2004 : 7). Ce qui devient alors très complexe pour nous ici est de définir les fonctions et la valeur des clichés. La photographie n’est pas juste en contact avec la tradition iconographique, mais elle peut adopter des fonctions d’autres traditions, comme les traditions orales, écrites ou religieuses (Antonietti, 1995: 53). Cela a pour conséquence que les photographies seront toujours remises en question, selon de nouvelles interprétations et de nouveaux regards, dépendant du lieu, du moment, du contexte, etc. (Antonietti, 1995 : 52). Pour ce chapitre, nous nous sommes inspirés du travail de Gillian Rose Doing family photography. The Domestic, the Public and the Politics of Sentiment (2010). Elle donne une réponse relativement juste à la question : « qu’est ce qu’on fait des clichés? ». Selon elle, les photographies sont traitées à partir d’un groupe de règles intégrantes imposées par la photographie de famille (Rose, 2010 : 38). Ces règles sont les suivantes : la datation des clichés et le lieu de conservation ; les photographies qui sont choisies pour décorer la maison ; l’action de regarder une photographie ; la circulation, les dons et les contre-dons (Rose, 2010 : 34-35). Ce sont ces éléments que nous utiliserons dans ce 66 chapitre pour comprendre ce qu’on fait des photographies de famille, une fois qu’on les a sous la main –et même si cette grille de critères sert une analyse assez différente dans l’ouvrage de Rose. Pour aborder cette problématique on fera référence aussi à d’autres auteures qui ont publié des études sur le traitement de l’objet visuel dans le domaine de l’anthropologie et plus précisément sur la photographie de famille : Poole (1997), Spence et Holland (1991), Edwards (2004) et Rose (2010). La majorité de ces recherches accordent beaucoup d’attention à ce que les gens font de ces photographies-objets et ils en explorent les conséquences.
La circulation des clichés
Envoyer des photographies-objets est une pratique très répandue, un phénomène qui n’a jamais cessé d’exister depuis l’apparition de la photographie, même si les moyens à travers lesquels s’est faite cette transmission du cliché ont changé –ça a surtout été le cas dans les vingt dernières années, à cause de l’apparition de la photographie numérique et de la popularisation d’Internet. Sur le plan théorique, notre premier travail référentiel pour cette analyse est celui de Deborah Poole : Vision, Race and Modernity: A visualEconomy of the Andean Image World (1997). Elle développe une anthropologie de l’image lors de son enquête de terrain sur la production d’images dans les communautés andines au XIXe siècle (surtout la carte de visite) et sur leur entrée dans un système de circulation des marchandises. Poole (1997 : 8-9) lie celle-ci aux pratiques photographiques introduites par le système colonialiste en provenance d’Europe, notamment son influence sur la représentation visuelle. À travers l’observation de l’image, l’intention est de comprendre comment les représentations visuelles se déplacent en dehors des frontières nationales et culturelles et aident à développer une réflexion plus globale sur les canaux de diffusion et la circulation des clichés (Poole, 1996 : 8). Elle utilise pour la première fois le concept de visual economypour se référer à un type d’organisation systématique des individus, des idées et des objets (Poole, 1997 : 8). Ce concept est utilisé pour analyser les multiples directions vers lesquelles sont envoyées les photographies et les différents espaces où elles sont reçues (Poole, 1997 : 8). Cette organisation prend aussi en compte les 67 relations sociales, les inégalités et le pouvoir des significations partagées et des codes symboliques (Poole, 1997 : 8). Selon l’auteur, pour qu’on puisse réaliser cette circulation des clichés, il faut tenir compte des aspects technologiques et de production (Poole, 1997 : 10), comme nous l’avons déjà développé aux points précédents. Ce que souligne aussi Poole (1997 : 10), c’est qu’il faut moins s’interroger sur la signification des images que sur leur valeur. Car chaque système culturel et discursif questionne l’interprétation, l’estimation, le contexte historique, scientifique et esthétique qui accompagne le cliché (Poole, 1997 : 10). Ainsi l’organisation économique du visuel doit tenir compte du caractère changeant de la valeur (Poole, 1997 : 10). Ici le statut de l’objet visuel est marqué par ses usages sociaux : la possession, la circulation, l’accumulation et l’échange (Poole, 1997 : 10-11). D’autres auteurs, accréditant le travail de Poole, ont publié des études allant dans le même sens. Cela es le cas de Gillian Rose et de son étude anthropologique Doing family photography (2010). Rose actualise l’étude anthropologique de Poole à travers une enquête de terrain en Angleterre. Elle interroge des mères de jeunes enfants, aux origines variées, sur leur relation à la photographie de famille et aux albums. Rose adopte le concept de visual economy de Poole pour faire comprendre la circulation des clichés (Rose, 2010 : 60), ceci même si les matériaux sur lesquels se basent ses analyses sont très différents. D’après son enquête, Rose (2010 : 62) constate que la photographie numérique a provoqué un changement sur la façon dont on perçoit la photographie-objet en tant que don. Quand on envoie des clichés, généralement, on n’attend pas de clichés en retour (Rose, 2010 ; 62). Dans les cas des grands-parents, ceci reste une attitude logique, car on considère qu’avoir des images du quotidien de ses petits-enfants est beaucoup plus intéressant que les petits-enfants puissent avoir des photographies du quotidien des grands-parents (Rose, 2010 : 63). Or, même si ces clichés sont reçus comme des cadeaux (free gifts selon Poole, 2010 : 63), c’est-à-dire sans l’obligation d’y répondre avec une nouvelle transmission de clichés, la contrepartie est de plus en plus fréquente (Rose, 2010 : 63). Ainsi on rentre dans un complexe système de dons et contre-dons lié à cette visual economy(Rose, 2010 : 63). Selon Chalfen (2015 : 40), envoyer des photographies est une pratique vue comme une « bonne façon de procéder », et l’invitation attend alors une réponse, comme des dons 68 d’autres photographies par exemple. Ces messages en retour doivent contenir des messages d’approbation, félicitations, reconnaissance et appartenance à un groupe. Donc ce qu’on attend de l’individu qui regarde l’image, c’est qu’il adopte un bon comportement en faisant lui-même un retour approprié, montrant qu’il appartient à une famille « qui fait les choses correctement » (Chalfen, 2015 : 40). Le cliché peut être envoyé pour une raison informative, la volonté de donner des nouvelles à la personne réceptive. On trouve des exemples intéressants dans l’article de Thomas Antonietti « Photographie et pratique ethnographique. L’usage de la photographie en ethnologie valaisanne » (1995), qui fournit l’analyse de douze clichés, parmi lesquels des clichés liés au phénomène migratoire des Suisses partis travailler en Amérique au début du XXe siècle. Ces Suisses, des hommes principalement, quittaient leurs familles (parents, femme, enfants) et partaient souvent pour toujours (Antonietti, 1995 : 37). Ici, alors la photographie sert à communiquer avec des êtres aimés en accompagnant ou se substituant à la lettre conventionnelle. Pour le récepteur, cette photographie aura une valeur affective très élevée, mais aussi une fonction informatrice, puis qu’on envoyait des photos des nouveau-nés, des changements physiques, la photo du mariage ou de la nouvelle maison (Antonietti, 1995 : 38). Antonietti soutient la thèse de Bourdieu (1965a : 168), puisque quand on envoie ce type de photos à sa famille, le but est aussi de montrer le symbole de la réussite sociale et économique au travers d’objets ou de vêtements. Un exemple concret d’Antonietti (1995 : 38) est l’analyse d’un cliché qui montre une tombe entourée d’hommes, avec une note au dos : « Émigrés de Grengiols dans le HautValais, sur la tombe de leur concitoyen Franz Schalbetter, mort aux Etats-Unis en 1927 ». Ce cliché a été envoyé aux enfants du décédé, en Suisse, pour leur communiquer la mort de leur père. Ici la photographie sert à deux choses : d’un côté, on construit le souvenir, pour que la famille puisse avoir un dernier souvenir du décédé, et de l’autre côté, on rassure la famille en lui montrant qu’il a eu des funérailles dignes de son père (Antonietti, 1995: 38). Rose (2010 : 64), dans la même ligne, considère les photographies-cadeaux comme une façon de maintenir et actualiser les relations entre les membres de la famille. De cette manière, la photographie acquiert une valeur importante en tant qu’objet puis qu’elle constate la relation entre la personne qui reçoit le cliché et les personnes photographiées, mais aussi avec celui qui a réalisé l’envoi(Rose, 2010 : 64). 69 Pourtant, l’idée qui se répète le plus, dans les travaux des auteurs qui ont été étudiés, est encore autre. L’action d’envoyer une photographie est vue comme l’envie de reconnaissance en tant que membre du groupe familial. Cela se voit surtout dans les cas où il y a des nouveaux membres (des nouveaux nés ou des mariés) qui s’intègrent au sein de la famille (Bourdieu, 1965: 166-167). Par sa part, Jonas (2010a : 101) parle d’un acte de « communication sociale », puisque la forme photographique s’implique dans la réalité qu’elle représente. Ainsi, surtout depuis la démocratisation de la photographie, existe-t-il un échange de clichés important : les familles en reçoivent mais elles en donnent aussi (Belleau, 1996 : 130). Si on développe un peu plus la réflexion de Belleau (1996 : 136), on peut parler du quatrième chapitre de sa thèse, où elle fait une analyse de cette circulation au sein des familles avec enfants, à travers un système de dons et contre-dons. Le système mis en place lors de la communication n’est pas le fait d’échanger des photographies-objet avec le reste des parents, mais d’échanger cette reconnaissance symbolique du statut de chaque membre qui fait partie du groupe familial (Belleau, 1996 : 136). Par exemple, on découvre que les clichés des enfants envoyés aux parrains et aux marraines a comme fonction de réitérer de façon symbolique la place particulière qu’on leur a confiée (Belleau, 1996 :137). Ainsi, cette reconnaissance de rôle, confirmée par l’ensemble du groupe familial, aide à assigner la place précise des enfants dans la configuration généalogique, en leur donnant une identité propre et en même temps une identité familiale (Belleau, 1996 : 137). De son côté Chalfen (2015 : 37) décrit les occasions les plus remarquables dans lesquelles on envoie des photographies de famille aux Etats-Unis. Cela peut arriver lors d’un mariage, quand les participants ont fait des prises de vue d’un point de vue différent et qu’ils veulent partager le résultat avec les époux (Chalfen, 2015 : 43). Cela est une façon d’actualiser le système d’échange entre les familles (Chalfen, 2015 : 43). On souhaite aussi souvent les vœux, lorsque c’est Noël ou Nouvel An, avec une photographie du nouveau né (Chalfen, 2015 : 37). La carte de Noël est créée par quelqu’un et développée en plusieurs copies chez un professionnel, envisageant une large diffusion aux destinataires habituels, parmi lesquels la famille et les amis (Chalfen, 2015 : 37). Pourtant, à mesure que leurs enfants grandissent les images sont 70 de moins en moins actualisées et les échanges se font plus rares, puisque les enfants changent moins vite (Belleau, 1996 : 131). En Angleterre et d’après l’étude de Rose (2010 : 35), il existe deux moments très fréquents pour envoyer des photos : quand l’enfant naît et quand la famille déménage dans un autre pays. Car il faut bien montrer la nouvelle vie en commun. Cela ne veut pas dire que la circulation des clichés s’arrête à ce moment précis :en envoyer peut être une pratique qui se poursuit alors à travers les années (Rose, 2010 : 35).