La peur comme ressource à cultiver
La peur, condition du travail bien fait
Un superviseur avec qui nous discutons de la peur ressentie par les auditeurs nous livre la réflexion suivante : La peur dont tu parles, il est vrai qu’on la ressent tous plus ou moins, et c’est elle, sans doute, qui nous tient en alerte. Ce métier, si tu le fais en dilettante, tu vas forcément finir par passer à côté d’un truc grave. Ça te pend au nez. Avoir peur de se tromper, c’est maximiser ses chances d’être efficace. Bien des individus que nous avons accompagnés soulignent l’existence de ce lien entre efficacité et peur d’échouer. Leur peur, estiment-ils, est ce qui les pousse à faire de leur mieux pour ne pas passer à côté d’une erreur significative. Si bien qu’en audit, celui qui n’a pas peur inquiète. Ainsi un manager nous dit-t-il au sujet d’un assistant confirmé intervenant sur l’une de ses missions : [Untel] est vraiment très brillant. La seule chose susceptible de me faire peur chez lui, c’est son côté trop détaché, zen en toutes occasions. Je le connais bien et je sais pertinemment que c’est un genre qu’il se donne. J’aimerais tout de même parfois qu’il se montre un tantinet plus inquiet. Cela me permettrait, à moi, de l’être un peu moins. Pentland (1993), qui centre son analyse sur le confort, dit de cette émotion qu’elle se communique du bas vers le haut de la hiérarchie tel un produit de base : chacun des membres d’une équipe d’audit tire selon lui une partie de son confort de celui de ses subordonnés. En fin d’intervention, peut-être. Mais tel que le suggèrent les propos du manager tout juste cité, quand le confort d’un auditeur arrive trop tôt, il ne rassure pas son La peur comme ressource à cultiver 185 supérieur mais l’inquiète. En effet, comme nous venons de le montrer, l’inquiétude est aux yeux des commissaires aux comptes la condition du travail bien fait. Nous rejoignons ici de nouveau les analyses produites par Dejours (1993, pp.139-143) dans le cadre de ses études relatives aux industries à hauts risques. Selon lui, la peur est un moteur conduisant les sujets à se surpasser. Les auditeurs en ont conscience, et peuvent craindre, en certains cas, de ne pas avoir suffisamment peur. 2. La peur de ne pas avoir suffisamment peur En audit comme dans les industries à hauts risques, nous l’avons vu, les caractéristiques des situations affrontées et le désir qu’ont les travailleurs de bien faire conduisent presque fatalement ces derniers à éprouver de la peur. Deux facteurs peuvent cependant finir par éroder ce sentiment : l’habitude d’une part (2.1.), et l’ennui d’autre part (2.2.).
La peur de l’habitude
Comme le note Dejours, l’habitude, même dans les situations les plus anxiogènes, produit des effets ataraxiques. Ainsi écrit-il (1993, pp.138-139) : […] dans l’une des usines où nous avons fait notre enquête, implantée localement depuis plusieurs dizaines d’années (depuis la Première Guerre mondiale) et qui a connu toutes les générations d’équipements et de processus, il est apparu que la peur atteignait un moins haut niveau. […] Nous y avons [notamment] retenu […] : – L’ancienneté de l’usine. – L’ancienneté des ouvriers […]. – La stabilité du personnel. Tous ces éléments plaident en faveur du développement d’une sorte de tradition locale gagnée par plusieurs générations. Avec le temps, on connaît l’entreprise et le process. L’usine tue comme, dans le Nord, tue la mine. Mais la peur a fait place à une moindre tension, l’habitude a pris le dessus. Certains des commissaires aux comptes que nous avons suivis ont, sans que nous abordions nous-mêmes le sujet, clairement identifié dans l’habitude un danger, une sorte de sédatif de la peur de se tromper. Selon leurs dires, ce sédatif menace entre autres les auditeurs de mandats « historiques » (2.1.1.), et les sujets les plus expérimentés (2.1.2.).
L’habitude sur les missions « historiques »
Selon certains de nos interlocuteurs, intervenir sur une mission depuis plusieurs années fait naître des habitudes susceptibles « d’anesthésier » la peur de se tromper, donc la vigilance que celle-ci permet de nourrir. Ainsi un superviseur nous dit-il : Je travaille sur cette mission depuis que je suis entré dans le cabinet. Cela va bientôt faire cinq ans. Donc aujourd’hui, dans cette société, je suis un peu comme chez moi. Les premières années, je ressentais une sorte de tension nerveuse quand je venais ici. Maintenant, c’est devenu la routine. C’est naturel je crois. Ça a d’ailleurs énormément d’aspects positifs […]. Mais en même temps, c’est peut-être là que réside le plus grand danger. J’ai entendu à la radio à propos des accidents de voiture que beaucoup se produisent tout près du lieu d’habitation. On se sent en terrain connu, on baisse la garde, et voilà ce qui arrive. Idem pour les accidents domestiques, qui tuent massivement – je n’ai plus les statistiques en tête, mais c’est ahurissant. Bref, quand on est à la maison, on se sent en sécurité, et c’est ça qui est dangereux : la vigilance est comme anesthésiée. Sur les missions « historiques », c’est la même chose. A la longue, ce superviseur se sent au sein des entreprises auditées un peu comme chez lui, et pense que cela nuit à son état d’alerte. A ses yeux, l’habitude qui s’installe sur les missions récurrentes porte ainsi surtout sur l’environnement de travail. Mais elle peut aussi concerner la manière de penser les travaux à accomplir. Ainsi comme le remarque un autre auditeur du même grade : [Lorsque tu interviens pour la première fois dans une organisation], tu essaies de bien sentir les choses, de bien comprendre le business et les processus de l’entreprise, et de ne pas te tromper sur les orientations à suivre et sur les tests à effectuer. Tu pars totalement ignorant, c’est stressant, mais au moins tu bénéficies d’un regard vierge. Parce qu’après, tu te retrouves très vite enfermé dans ton idée préconçue, tu es pris dans ce carcan, dans l’idée initiale que tu t’es forgée de la société et de ce qu’il faut y faire, et je dirais qu’au bout de trois ou quatre ans, tu ne vois plus rien. En plus, les gens te connaissent bien : pour eux, tu fais partie des meubles et ils ne vont pas te réexpliquer chaque année ce qu’ils t’ont dit à ton arrivée. Tu ne peux donc plus avoir d’œil novateur sur ce qu’ils font et sur ce que tu fais. Tu as pris l’habitude de penser les choses d’une certaine façon et tu es prisonnier de cette habitude-là. Ça, j’en suis persuadé. Avec ses mots à lui, ce superviseur souligne les dangers d’une forme particulière d’habitude connue sous le nom de fixation fonctionnelle (Euske, 1983, cité par de Geuser, 2005). De Geuser (2005, pp.239-240) définit la fixation fonctionnelle comme la tendance 187 à s’accrocher aux outils historiquement jugés efficaces (ici certains schémas de pensée), sans se demander s’ils s’appliquent encore. « C’est – poursuit de Geuser – ce qu’Audia, Locke et Smith (2000) appellent le paradoxe du succès : ils constatent que les entreprises ont tendance à persister dans les stratégies qui ont été gagnantes dans le passé, même lorsque l’environnement externe a radicalement changé. » Ce paradoxe, équivalent au paradoxe d’Icare (Miller, 1992), peut aussi menacer les auditeurs les plus expérimentés.
Habitude, expérience et paradoxe d’Icare
L’habitude, évidemment, n’est pas que négative. Elle est nécessaire à l’élaboration du savoir-faire et a pour synonyme l’expérience. Mais celle-ci n’est pas non plus que positive, notamment lorsqu’elle fait naître chez le sujet qui la détient une trop grande confiance en soi. Un associé nous dit à ce propos : Prendre en charge l’audit des comptes d’une entreprise, c’est un peu comme s’attaquer à l’escalade d’un haut sommet. On se retrouve confronté à quelque chose de gigantesque, muni d’outils qui, compte tenu de l’ampleur de la tâche, sont forcément tout à fait dérisoires. Pour réussir dans ce type de situations, il faut beaucoup d’expérience et conserver coûte que coûte la conscience du danger. Or cela ne va pas forcément de pair. D’excellents alpinistes en viennent à se tuer pour avoir perdu cette conscience-là à mesure qu’ils gagnaient en savoir-faire. Pour nous autres auditeurs, il en va de même. Plus nous accumulons d’expérience, plus nous devons cultiver notre humilité, sans quoi nous sommes également condamnés à chuter. Quand on est associé, la suffisance ne pardonne pas. C’est l’interprétation personnelle que je fais de la perte d’Andersen, au-delà des possibles problèmes d’indépendance : un savoir-faire énorme, mais un manque d’humilité. Ce que cet associé met ici en relief, c’est le paradoxe d’Icare (Miller, 1992) dont peuvent être victimes les auditeurs expérimentés. Icare, selon la mythologie grecque, tient de son père Dédale deux ailes faites de plumes collées à la cire et peut ainsi voler. Dédale l’exhorte cependant de ne pas s’élever trop près du soleil, car la cire – prévient-il – n’y résisterait pas. Mais grisé par son pouvoir, Icare oublie le conseil paternel : sa prodigieuse capacité anesthésie sa peur du danger. Il vole haut, toujours plus haut, et la cire finit par fondre. Sa chute est vertigineuse ; il n’y survit pas. Le paradoxe, bien sûr, est que sa perte soit causée par son principal avantage. Comme Icare, tout auditeur doué d’une forte expérience peut, aveuglé par son savoir-faire, chuter d’un manque d’humilité.