La peste dans le monde causalités et distribution
La peste est une maladie qui a traversé les siècles. Elle s’est manifestée au cours de trois pandémies successives sur tous les continents et reste aujourd’hui présente en Amérique, en Afrique et en Asie. Mais qu’est-ce que la peste ? Cette question a mobilisé les chercheurs jusqu’à qu’à l’aube de la troisième pandémie, où les mystères de sa transmission ont été éclaircis. Sous-jacente à cette interrogation première, se trouve une deuxième interrogation relative à sa distribution globale, qui elle ne sera pas résolue avec la découverte du bacille responsable : comment expliquer que la peste se manifeste à certains endroits et certains moments plutôt qu’à d’autres, qu’elle affecte certaines personnes tandis que d’autres restent épargnées ? Pour commencer ce chapitre consacré à la présentation de notre objet de recherche, ses causalités et sa distribution globale, il nous semble opportun d’évoquer les conceptions étiologiques qui se sont succédé à propos de cette maladie.
Nous relèverons particulièrement à partir de quelles interrogations et grâce à quels modes d’acquisition de la connaissance ces conceptions ont été proposées, se sont développées, affrontées et pour certaines d’entre elles effondrées. Ainsi nous verrons successivement (1.) le passage de la théorie infectionniste à la théorie contagioniste dans la recherche étiologique sur la peste, (2.) la découverte du bacille pesteux et de son mode de transmission dans le cadre de la théorie des germes, non sans conséquences sur la lecture géographique des maladies, avant de présenter L (3.) les caractéristiques de la maladie et les données de répartition des cas humains sur différents foyers mondiaux et à Madagascar.
Les conceptions étiologiques anciennes de la peste, de la théorie infectionniste à la théorie contagioniste
La peste à l’époque de la théorie infectionniste Avant les découvertes pasteuriennes et la théorie des germes, prévalait la théorie des miasmes et des effets délétères du climat, ou théorie infectionniste, présente dès l’Antiquité avec l’école d’Hippocrate : les fièvres et les maladies telles que la lèpre, la variole, la rage, la tuberculose ou la peste étaient attribuées à des miasmes, ces émanations malsaines viciant l’air, l’eau ou les aliments. Les maladies épidémiques étaient alors dues à des causes multiples, liées à l’environnement, aux comportements des individus à travers l’hygiène, ou encore à leur complexion, c’est-à-dire leur sensibilité propre (Berche, 2007). Lors de l’arrivée de la deuxième pandémie de peste en Occident au Haut Moyen Age, un avis célèbre rendu au roi Philippe VI fixe une étiologie astrologique intégrant la théorie antique des miasmes, selon laquelle la peste s’acquiert par voie aérienne. (Weill-Parot, 2004) : on distingue alors une cause éloignée astrale (la grande conjonction de Saturne, Jupiter, Mars dans le signe du verseau en 1345) dont l’action est médiatisée par toute une série de causes proches, atmosphériques et physiques, la corruption de l’air étant vue comme une altération substantielle causée par les vapeurs nocives libérées de la terre.
Plus tard au XVème siècle, face au constat que certains individus et certains lieux restent épargnés, notamment face à la croyance populaire selon laquelle les Juifs sont plus épargnés que les Chrétiens, les médecins apportent l’explication de prédispositions astrologiques différenciées entre certains individus ou lieux (Weill-Parot, 2004). Par là, ils reprennent la théorie antique de la complexion des corps, ainsi que l’écrit le médecin Primus de Corpusllirio : « on peut dire que les juifs sont saturniens, et que la complexion de leur planète est froide et sèche, [c’est-àdire] opposée à la maladie pestilentielle, et qu’ainsi ils résistent davantage et sont moins exposés à cet air infecté » (cité et traduit par Weill-Parot, 2004, p. 78).
Les précurseurs de la contagion
Les médecins de l’Espagne musulmane Ali Ibn Khatima et Ibn al-Khatib énoncent pour la première fois la notion de contagion, qui résulte d’un contact direct ou indirect avec un sujet infecté. Décrivant avec rigueur le développement et la propagation d’une épidémie de peste qui sévissait en Espagne en 1348, le second écrit : « il en est qui se demandent comment nous pouvons admettre la théorie de la contagion alors que la loi religieuse la nie. A cela je répondrai que l’existence de la contagion est établie par l’expérience, par la recherche, par le témoignage des sens et des rapports dignes de foi.
Ce sont là des arguments solides. Le fait même de la contamination apparaît clairement quand on remarque que le contact avec les malades suffit à donner la maladie, alors que l’isolement vous maintient à l’abri de la contagion d’une part, et de l’autre que le mal peut se transmettre par les vêtements, la vaisselle et les boucles d’oreille » (cité par P. Berche, 2007, p. 35). Sans attendre la confirmation de cette intuition contagioniste, les premières mesures d’isolement et d’éviction des patients, de destruction des linges, d’érection de barrières se développent. Les médecins de l’Espagne musulmane font office de précurseurs. Ils ne sont repris qu’au début du XVIème siècle par le médecin poète italien Jérôme Fracastor, souvent considéré comme le père de l’épidémiologie moderne. Il est l’instigateur de la théorie de la contagion via les seminaria contigionis, des minuscules organismes vivants invisibles à l’œil nu et capables de se reproduire dans l’organisme, qui donnent leur caractère original aux maladies. Cette nouvelle théorie, introduisant la notion de contagium vivum, met à mal la théorie infectionniste des miasmes (Théodoridès, 1991).
Dans son ouvrage De Contagione et Contagiosis Morbis (1546), J. Fracastor distingue trois modes de transmission possibles, selon les maladies : d’abord, la contagion interhumaine directe entre individus ; ensuite la contagion indirecte par l’air, divers objets usuels, tels les vêtements, ou les animaux ; enfin la contagion à distance, ou par sympathie (Fabre, 1998). Dans ce dernier cas, les germes seraient comme attirés par les sujets dont les humeurs, au sens actuel de prédispositions, leur sont les plus propices. La plupart des médecins soutenant par la suite la thèse contagioniste privilégieront l’hypothèse d’une transmission du contagium vivum par l’air. Très rares seront ceux qui postuleront l’implication d’agents vecteurs dans la transmission, comme ce médecin turc Djalaleddin qui, en 1543, décrivait en précurseur la peste comme une maladie contagieuse par piqûre, sans s’en expliquer (Biraben, 1976 ; Audouin-Rouzeau, 2003). Il faut dire en effet qu’à l’époque, seules des observations répétées en situation d’épidémies permettaient d’avancer l’hypothèse de l’existence de germes infectieux invisibles. La preuve expérimentale n’en avait encore pas été faite.
Affrontement des idées infectionnistes et contagionistes
Au cours du XIXème siècle, l’affrontement est encore vif entre contagionistes et partisans de la thèse infectionnistes. Le médecin François-Emmanuel Fodéré différencie l’infection de la contagion en ces termes : « l’infection est le mode par lequel un centre de corruption, aperçu ou non par nos sens, donne aux individus soumis à son influence l’occasion de contracter une maladie d’une nature particulière, quand les sujets y sont prédisposés.
Cette cause a pour caractère de pouvoir attaquer un grand nombre de personnes en même temps, et sans qu’elles aient aucune communication entre elles, ni avec d’autres déjà atteintes de la maladie qu’elles contractent ; ce qui constitue proprement l’épidémie, distincte de la contagion » (Fodéré 1822, tome 1, pp. 188-239). Pour donner un aperçu de l’affrontement des deux théories, reprenons les termes du débat qui a eu lieu en 1846 au sein de l’Académie Royale de Médecine de Paris, après remise d’un rapport à l’Académie par une commission chargée d’étudier la peste (Académie Royale de Médecine, 1846).
La difficulté d’imposition des idées contagionistes provient de la difficulté à établir des chaînes de contact entre individus infectés, tous les cas humains semblant survenir simultanément, comme si la source d’infection était commune : « des milliers d’individus soumis à la cause épidémique sont atteints de la peste à la même époque et dans la même localité, sans avoir subi aucun contact de malades » (contribution de M. Londe, p. 1096). Pour M. Bousquet, partisan de la thèse contagioniste, au contraire, « rien, à [son] sens, n’est plus propre à démontrer la contagion que la manière dont la peste s’établit et se propage » (p. 983).
A cet argument se rapportant aux observations empiriques réalisées en situation d’épidémie, les détracteurs de la théorie infectionniste ajoutent l’argument expérimental, selon lequel « les sciences physiques ne sont pas parvenues à démontrer quelles sont les conditions du sol et de l’atmosphère desquelles résulte en Europe une constitution pestilentielle » (contribution de M. Castel, p 933). Au contraire, les premières expériences, très périlleuses à l’époque, d’inoculation du sang et du pus de bubons réalisées avec succès sur des animaux puis sur des criminels condamnés à mort, apportent un crédit supplémentaire à la théorie contagioniste.
Avant l’émergence de la troisième pandémie à la fin du XIXème siècle et la découverte du mode de transmission de la peste, le débat qui oppose infectionnistes et contagionistes à propos de l’acquisition de la maladie au niveau individuel trouve un écho au niveau de son expression globale : les foyers, qui correspondent aux espaces infectés, sont-ils mobiles ou immobiles ? La peste peut-elle s’exporter hors d’un foyer originel, se propage-t-elle de foyer en foyer et si oui, comment ? Ainsi s’opposent les partisans d’une peste spontanée, donc immobile, correspondant à celle d’une constitution morbide qui proviendrait de l’air, des eaux ou des lieux, quoi qu’il en soit née dans la région où elle s’établit, et les partisans d’une peste mobile, importée et propagée. Pour ces derniers, se pose encore la question : « la peste se propage-t-elle par la migration de certaines substances atmosphériques, et indépendamment de l’action que peuvent exercer les pestiférés ? » (Académie Royale de Médecine, 1846, contribution de M. Castel, p. 932).