La perspective de la psychologie clinique
La perspective de la psychologie clinique explique la procrastination comme un phénomène cliniquement pertinent et donc pour lequel il est important de développer des interventions basées sur des modèles théoriques afin d’aider les individus aux prises avec ce problème (Klingsieck, 2013). Les principales écoles de pensées théories utilisées pour expliquer la procrastination sont la psychodynamique, la Thérapie cognitive comportementale (TCC) et plus récemment la Thérapie d’acceptation et d’engagement (ACT). Cette thèse s’inscrit dans cette perspective, car elle vise à mieux comprendre les processus sous-jacents au développement et au maintien de la procrastination afin de prévenir ce problème chez les étudiants. Les psychanalystes ont été les premiers à tenter d’expliquer la procrastination. Selon Freud (1953), l’étudiant ajourne l’ accomplissement d’une tâche afin de protéger son ego d’un risque d’échec. Pour Freud, plus la possibilité de vivre un échec est élevée, plus l’étudiant est à risque d’ ajourner la tâche afin de conserver son ego intact. En s’ inspirant de la théorie de protection de l’ego de Freud, Burka et Yuen (1983) et plus tard Tice (1991) ont proposé que la procrastination soit en fait un moyen de protéger une estime de soi déjà fragilisée.
Selon cette théorie, l’étudiant perçoit la performance comme étant le reflet de ses habiletés et de sa valeur personnelle. Par conséquent, échouer dans la réalisation d’une tâche devient l’indicateur d’un manque d’ habiletés et d’une faible valeur personnelle. Pour Flett, Blankstein et Martin (1995), les mauvaises pratiques parentales, qui causeraient un style d’attachement anxieux entre l’enfant et ses parents, seraient à l’origine des habitudes de procrastination. Ce type d’attachement mènerait ultimement l’enfant à douter de ses capacités. Selon Nadeau, Senécal et Guay (2003), le contexte familial et les processus du soi jouent un rôle déterminant dans la procrastination. Ces derniers proposent que la situation familiale d’un enfant affecte directement l’autonomie et le sentiment de compétence. Certains auteurs suggèrent que les parents exigeants, autoritaires, critiques et avec des attentes irréalistes envers leur enfant sont la cause du développement de comportements de procrastination (Davis, 1999; Ferrari & Olivette, 1994; Missildine & Bernard, 1963). À l’ inverse, les parents qui doutent des compétences de leur enfant et qui ont de faibles attentes à leur égard peuvent aussi être la cause des comportements de procrastination (Burka & Yuen, 1983). La principale critique faite à l’égard des théories psychodynamiques pour expliquer la procrastination provient du fait qu’ il existe très peu de recherches pour les appuyer, particulièrement sur le plan de leur efficacité clinique (Rozental, Bennett et al., 2018).
L’approche comportementale a également été utilisée pour étudier la procrastination. Cette approche fonde sa philosophie sur les principes de renforcement et de punition dans la procrastination. Skinner (1953), le père du conditionnement opérant, postule qu’un comportement subsiste parce qu’ il a été renforcé dans le passé. Par exemple, l’étudiant qui repousse régulièrement l’accomplissement de ses travaux scolaires, mais qui obtient tout de même des résultats satisfaisants (renforcement positif), verra son comportement de procrastination renforcé. Ferrari et ses collaborateurs (1995) expliquent que la procrastination peut essentiellement prendre deux formes: la fuite conditionnée (escape conditioning) ou l’évitement conditionné (avoidance conditioning). La fuite conditionnée survient lorsqu’une réponse comportementale élimine un stimulus désagréable après que celui-ci soit ressenti par l’ individu. La fuite conditionnée se manifeste par exemple lorsque l’étudiant commence une tâche (stimulus désagréable qui engendre un inconfort chez l’ étudiant) pour ensuite cesser d’y travailler sans la compléter (réponse comportementale qui élimine le stimulus désagréable).
L’évitement conditionné est, quant à lui, défini par l’apparition d’une réponse opérante qui retarde un stimulus désagréable. Ce type d’évitement fait référence à une situation lors de laquelle la tâche (stimulus désagréable) n’a pas été débutée ou a été complètement évitée (réponse opérante qui retarde le stimulus désagréable; Ferrari, 1991c; Ferrari et al., 1995). En plus d’intégrer des stratégies comportementales (p. ex., l’exposition, l’ activation comportementale), l’ approche cognitive comportementale (TCC) met l’accent sur la modification des modes de pensées (p. ex., distorsions cognitives, autocritique) impliqués dans la procrastination (Ellis & Knaus, 2002). Pour la TCC, les étudiants qui ajournent excessivement les tâches scolaires le font parce qu’ ils doutent de leurs habiletés à accomplir la tâche, se croient inadéquats et perçoivent le monde comme étant difficile (Knaus, 2002). En conséquence, la procrastination est perçue comme un comportement inadapté qui résulte d’une interaction entre des cognitions et des comportements d’évitement (Ellis & Knaus, 2002).
La Théorie des cadres relationnels
La Théorie des cadres relationnels (TCR) est un programme de recherche fondamentale sur le langage et la cognition humaine (Hayes, Barnes-Holmes, & Roche, 2001). La TCR cherche à expliquer comment le langage se développe et peut en venir à exercer un contrôle sur les comportements au-delà de l’expérience directe (Ciarrochi & Bailey, 2008). Les recherches sur la TCR ont illustré la manière dont laquelle un élément peut acquérir une fonction sans qu’ il y ait eu une expérience directe (Monestès, Villatte, & Jaillardon, 2011). Par exemple, lorsqu’un étudiant dit à son collègue: « Ne t’inscris pas à ce cours, le professeur est très sévère dans sa correction ». Dans cette situation, en réponse au conseil de son collègue, l’ étudiant pourrait éviter de s’ inscrire au cours, car la fonction du cours serait transformée par le langage et exercerait alors un contrôle sur ses comportements au-delà de l’expérience directe (celle d’ assister véritablement au cours). Cet exemple illustre l’ effet positif du langage en empêchant quelqu’un d’expérimenter des expériences directes désagréables. Cependant, le langage peut également être à l’ origine de pensées critiques et à caractère anxieux: « Je ne suis pas assez bon », « Je sens que tous les autres étudiants sont meilleurs que moi », et ce, malgré la présence d’expériences directes positives qui contredisent ces pensées. Par exemple, un étudiant peut obtenir de bonnes notes (expérience directe), mais adhérer excessivement à la pensée selon laquelle il n’est pas à la hauteur et que ses efforts sont vains.
L’ être humain, étant conscient des évènements inconfortables qu’ il vit (p. ex., pensées, émotions, souvenirs, sensations corporelles), tend naturellement à mettre en place des stratégies pour éviter de ressentir ces inconforts (( je dois supprimer mes ressentis inconfortables pour retrouver ma vie d’ autrefois »). Pour l’ACT, cette stratégie d’évitement se nomme l’évitement expérientiel (Hayes et al., 2012). L’évitement expérientiel réfère à une stratégie adoptée pour éviter des pensées indésirables, des émotions désagréables, des souvenirs douloureux ou des sensations corporelles. Cet évitement expérientiel amène la disparition du ressenti désagréable à court terme. Ce soulagement immédiat agit à titre de renforçateur négatif incitant l’individu à reproduire ce comportement dans le futur (Dionne, Ngô, & Blais, 2013). Un niveau élevé d’ évitement expérientiel est corrélé avec des niveaux élevés d’anxiété, de dépression, d’abus de substances, de comportements sexuels à risque, des risques de psychopathologie ainsi que la diminution de la performance au travail et de la qualité de vie (Hayes, Masuda, Bissett, Luoma, & Guerrero, 2004).
Le modèle de flexibilité psychologique
La visée principale de l’ACT est d’améliorer la flexibilité psychologique. La flexibilité psychologique réfère à la capacité d’ être pleinement en contact avec le moment présent et de modifier ses comportements afin de progresser en direction de ses valeurs, et ce, même en présence de pensées, sensations et émotions désagréables (Hayes et al., 2012). En d’ autres mots, la personne dite flexible est en mesure de choisir activement de continuer le cours d’une action ou de changer son comportement selon les contextes. À l’ inverse, la personne psychologiquement inflexible persistera dans des comportements inadaptés (ou rigides) ou tentera d’ éviter la situation par divers moyens (Myler, 2013). Par exemple, devant une tâche anxiogène, l’ étudiant flexible pourrait prendre conscience des émotions que lui procure la tâche (stress, anxiété) et s’engagera dans des actions concrètes pour commencer son travail, et ce, malgré la présence de sentiments de doute et d’ anxiété face à la tâche.
À l’ inverse, devant l’ inconfort engendré par une tâche scolaire, l’ étudiant inflexible pourrait tenter d’ éviter cet inconfort par des activités distrayantes comme regarder la télévision, naviguer sur Internet, jouer à des jeux vidéo ou sortir avec ses amis (p. ex., Pychyl et al., 2000). Le modèle de flexibilité psychologique de l’ACT comprend six processus interreliés. Chaque processus du modèle possède son versant flexible et inflexible : (1) acceptation vs évitement expérientiel; (2) défusion cognitive vs fusion cognitive; (3) soi contexte vs soi conceptualisé; (4) moment présent et flexibilité attentionnelle vs pensées futures ou passées et inflexibilité attentionnelle; (5) clarté vs manque de clarté dans les valeurs; et (6) l’action engagée vs inactivité et impulsivité (Dionne et al., 2013). Le modèle ACT de flexibilité psychologique est inductif par nature. Il est utilisé à la fois comme un modèle de la psychopathologie, un modèle de la santé psychologique ainsi qu’un modèle d’ intervention (Hayes et al., 2012). Ces six processus favorisent la flexibilité psychologique. Lors de déficit d’un ou plusieurs de ces processus, l’individu est à risque de développer une rigidité psychologique qui est à la base des troubles psychologiques et de la souffrance humaine (Hayes et al., 2012). Les six processus de l’ACT se groupent eux-mêmes en trois axes principaux: ouvert, centré et engagé.
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