La décentration pose des difficultés aux élèves de l’école maternelle
La perception et la représentation de “ l’ailleurs ” chez les élèves à travers la littérature de jeunesse
L’album de littérature de jeunesse, un outil privilégié pour ouvrir les élèves à la diversité du monde.
L’album de jeunesse est un medium particulier car selon Isabelle Nières-Chevrel, ils ne sont pas un genre à part de la littérature mais plus tôt une pluralité de genres littéraires. Il constituerait « un système cohérent » à « trois dimensions » : l’image, le texte et le support. (Introduction à la littérature de jeunesse, 2009). S’ils ne sont pas un genre littéraire, ils sont plus tôt un genre éditorial d’après François Fièvre qui fonde sa spécificité sur « une prééminence de la mise en pages de l’image par rapport à celle du texte » (L’oeuvre de Walter Crane, Kate Greenaway et Randolph Caldecott, une piste pour une définition de l’album, 2012). L’album de jeunesse se distingue des autres par une certaine inscription dans l’espace, par un rapport étroit co-construit entre le texte, l’image et le support.
L’importance de l’image pour les albums de littérature de jeunesse
L’image est un mode d’expression essentiel de l’album de jeunesse. Elle est une traduction du réel : elle met en scène, en signes. En effet, étymologiquement l’image (en latin, imago) vient du verbe imitari (imiter) et que sémiologiquement elle est une forme retranscrite de la réalité. Elle appartient au vaste domaine des représentations et permet d’évoquer des objets qui ne sont plus devant nos yeux. L’image représente, retranscrit une réalité et nourrit également un imaginaire. Un album de littérature de jeunesse ne propose pas une lecture rapide mais invite plutôt l’enfant à plonger dans les images, à y revenir, à s’y aventurer et même à s’y perdre parfois.
L’image constitue donc un élément essentiel de l’album de jeunesse, elle peut d’ailleurs être le seul mode d’expression mais dans la majorité des albums, elle est accompagnée d’un texte avec lequel elle rentre en relation. b) Les interactions entre l’image et le texte dans les albums de littérature de jeunesse. Selon S. Dardaillon, dans un album de littérature de jeunesse « le texte génère des images mentales et les images suscitent des mots ». (Lire et relire Béatrice Poncelet. Une entrée en littérature, 2013). Les deux éléments sont mis en résonnances et produisent du sens. Afin de définir cette interaction entre le texte et l’image dans les albums de littérature de jeunesse, en 1985, Michael Nerlich forge le terme « iconotexte ». Il le définit de la manière suivante: « une unité indissoluble de texte(s) et d’image(s) dans laquelle ni le texte ni l’image n’ont de fonction illustrative et qui normalement mais non nécessairement a la forme d’un livre ».
(Qu’est-ce qu’un iconotexte ? Réflexions sur le rapport texte-image photographique dans La Femme se découvre d’Évelyne Sinassamy, 1990) Selon Alain Montandon, aujourd’hui l’album de littérature de jeunesse est donc essentiellement iconotextuel c’est-à-dire « une œuvre dans laquelle l’écriture et l’élément plastique se donnent comme une totalité insécable [provoquant] des glissements plus ou moins conscients, plus ou moins voulus, plus ou moins aléatoires dans l’effort d’accommodation de l’œil et de l’esprit [représentant] deux réalités à la fois semblables et hétérogènes ». (Introduction dans A. Montandon. Iconotextes, 1990). Dans les albums iconotextuels, le texte raconte l’histoire et organise l’ordre d’entrée des informations. Isabelle Nières Chevrel, nomme 16 ce mode d’expression le narrateur verbal et en distingue un second, visuel ou iconique celui-ci, généralement extérieur à l’histoire.
Dans un album de littérature de jeunesse, l’information est alors distribuée entre le lisible et le visible et nous amène à considérer le mode de lecture comme une dimension importante dans la construction d’image mentale chez le lecteur. En effet, selon Isabelle Nières-Chevrel, « le narrateur visuel s’emploie à montrer, à produire une illusion de la réalité ; il actualise l’imaginaire et dispose d’une grande capacité persuasive […]. Le narrateur verbal s’emploie à raconter, assurant les liaisons causales et temporelles ainsi que la dénomination des protagonistes et les liens qu’ils entretiennent. » (Narrateur visuel, narrateur verbal dans la Revue des livres pour enfants, 2003). Certains albums de littérature de jeunesse se distinguent donc des autres par les « multiples interactions possibles entre le narrateur visuel et le narrateur verbal » (Narrateur visuel, narrateur verbal dans la Revue des livres pour enfants, 2003), selon Isabelle Nières Chevrel. Les interactions entre le narrateur visuel et le narrateur verbal font émerger chez l’élève une image mentale de l’espace représenté par l’album de littérature de jeunesse en fonction de son imagination et de ses propres expériences.
Certains albums constituent donc des outils pédagogiques privilégiés pour découvrir d’autres pays et d’autres cultures du monde tout en respectant l’âge et le développement intellectuel des élèves. V. Les albums de littérature de jeunesse sont des producteurs d’espaces. Certains albums de littérature de jeunesse conduiraient le lecteur à se construire des représentations de l’espace, à projeter des pratiques spatiales grâce à l’interprétation qu’il peut faire des récits verbaux et iconiques. Il existerait, en effet, un processus qui utiliserait le système complexe texte, image et support de l’album et traduirait la perception de l’auteur et de l’illustrateur sur un espace dans certains albums. Afin de comprendre ce processus, nous allons commencer par nous intéresser à la perception des espaces par les auteurs.
Selon Roger M.Downs, le comportement spatial serait lié à l’image que l’individu a de son espace et le schéma de la construction de l’image de James M.Doherty nous montre que l’image est le résultat d’informations émanant de la réalité spatiale, influencées par la culture et la psychologie de la personne qui perçoit la réalité (cf. Annexe II). L’image d’un espace est donc une perception filtrée et partielle de la réalité. Une image partielle car la réalité subjective est perçue par un individu ou un groupe d’individus à un moment donné et un endroit donné et une image filtrée car la perception dépend d’un certain nombre de facteurs qui peuvent la moduler en fonction de l’observateur, du moment où il observe et du lieu où il observe.
Un certain nombre de filtres viennent donc s’interposer entre la réalité vécue et/ou observer par les auteurs et la réalité qu’ils représentent dans les albums de littérature de jeunesse. Ces filtres constituent des variables qui ne modifient pas la réalité mais qui en donnent une perception plus ou moins partielle. Les auteurs d’albums de littérature de jeunesse mettent donc en image des espaces avec des filtres qui les éloignent de l’espace réel. En effet, selon Roger M.Downs il existerait cinq filtres qui subiraient des variations diaphragmatiques en fonction du temps, des apprentissages, des expériences et de l’éducation. Pour tout observateur, le premier filtre serait corporel et dépendrait de la nature et du degré de développement des aptitudes physiques (auditives, tactiles, visuelles).
Le deuxième serait un filtre psychologique, il dépendrait de l’état d’esprit dans lequel se trouve le sujet qui perçoit l’espace. Le troisième serait socioprofessionnel et dépendrait de l’environnement social dans lequel le sujet a grandi et/ évolue. Le quatrième serait culturel et dépendrait des diverses expériences vécues par le sujet et le dernier filtre serait esthétique, l’observateur sélectionnerait l’agréable en fonction de ses valeurs et de ses références. Les cinq filtres fonctionneraient en interaction. Maintenant que nous avons compris que la perception des espaces par les auteurs est influencée par des filtres, nous allons désormais voir qu’au travers des pages de l’album de jeunesse les lecteurs se construisent des représentations de l’espace.
Les auteurs d’albums de littérature de jeunesse perçoivent l’espace dans lequel ils vivent et le représentent en le mettant en images. Mais, ils expriment l’espace avec un medium particulier car l’album de jeunesse est un objet cognitif qui joue avec l’image, le texte et le support. Les auteurs ont entre leurs mains un outil qui leur permet d’exprimer à la fois l’espace 18 et leurs rapports à l’espace. L’album de littérature de jeunesse est donc un medium qui rend compte des spatialités. Donc, selon Christophe Meunier, « le transfert [de spatialité] peut donc se présenter comme un processus complexe car en plus d’être une traduction par le texte, l’image et l’objetlivre de perceptions spatiales, il est également une sorte de message, une bouteille jetée à la mer que le lecteur aurait la possibilité de saisir, d’ouvrir pour entrer dans la communication qui lui est offerte » (Quand les albums parlent d’Espace.
Espaces et spatialités dans les albums pour enfant, 2014). En effet, l’album de littérature de jeunesse possède deux qualités, la qualité cognitive et la qualité ludique, qui rendent possible le transfert. Elles permettent le codage et le décodage des informations transportées. – La qualité cognitive. Selon Virginia Lee Burton, c’est l’image servie par le texte et mise en espace sur la double page qui constitue un support cognitif. Cependant, l’album doit remplir 3 conditions afin d’assurer sa fonction cognitive : « En premier lieu, on ne doit jamais écrire de manière puérile aux enfants. Ils sentent en un instant la condescendance des adultes et ils s’en détournent. De plus, leur perception est claire et aiguisée, peut-être bien plus que la nôtre. Le moindre détail les intéresse […]. En deuxième lieu, le texte et les images doivent être en parfaite corrélation et il est largement préférable de les avoir sur la même page ou sur des doubles pages du livre […]. En troisième lieu, les enfants ont un appétit avide de connaissance. Ils aiment apprendre à condition que le sujet leur soit présenté de façon amusante. » (Making Picture Books, 1942).
L’album de littérature de jeunesse doit donc transmettre des connaissances tout en étant innovant sur le plan artistique. – La qualité ludique. Dans un album de littérature de jeunesse, la transmission des connaissances est facilitée par le jeu, que ce dernier implique entre le lecteur, le support, l’auteur et souvent le second lecteur, médiateur celui-là qui accompagne l’élève dans sa lecture. 19 Selon Michel Picard et Donald W.Winnicott le jeu de la lecture permet la mise en place d’un espace potentiel dans lequel un tissu de liens socioaffectifs et cognitifs facilite la transmission des connaissances. L’album de littérature de jeunesse est un espace multidimensionnel grâce auquel les auteurs transfèrent de la spatialité.
En représentant le parcours d’un ou des personnages, par le biais de l’iconotexte, de l’espace, l’album de jeunesse transmet de la spatialité qui a été perçue par un auteur et souvent par un illustrateur à travers une succession de filtres. VI. Les albums de littérature de jeunesse sont des lieux de communications. Après avoir montré que dans certains albums de littérature de jeunesse, il existait un processus de transfert de spatialité et qu’ils détenaient un message des auteurs pour les jeunes lecteurs, nous allons voir que la présence de ce message génère une situation de communication entre l’auteur et le lecteur et que cette situation implique une action ou une réaction de la part de ce dernier. Les auteurs adressent un ou plusieurs messages aux jeunes lecteurs par l’intermédiaire de l’album. Ce dernier serait donc à la fois le message et le medium selon Marshall Mac Luhan. Produit issu d’une culture, l’album de littérature de jeunesse transmet, accélère et amplifie les processus de développement de cette culture.
Selon Christophe Meunier, l’album serait donc un « média froids » c’est-à-dire « un medium dans lequel le récepteur « doit beaucoup compléter » pour construire l’information ». (Quand les albums parlent d’Espace. Espaces et spatialités dans les albums pour enfants, 2014) Marshall Mac Luhan présente le concept de medium froid de la manière suivante : « La parole est un medium froid de faible définition parce que l’auditeur reçoit peu et doit beaucoup compléter. Les médias chauds, au contraire, ne laissent à leur public que peu de blancs à remplir ou à compléter. Les médias chauds, par conséquent, découragent la participation ou l’achèvement alors que les médias froids, au contraire les favorisent ». (Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l’homme, 1968).
Face aux pages de certains albums de jeunesse, le jeune lecteur peut éventuellement « ré-agir » : soit il accepte intégralement le message, soit il le refuse en bloc, soit il se compose une propre représentation. Peu importe la réaction du lecteur, il existe selon Erwin Goffman une « performance culturelle » (The Presentation of Self in Everyday Life, 1959) qu’Yves Winkin associe à « l’économie du don » dans l’acte de communication : « Quelle que soit la situation, les protagonistes seront plongés dans la communication : il y aura « performance de la culture » parce que de nombreuses règles de conduite, formelles et informelles, implicites et explicites seront convoquées. Des offenses et des réparations auront lieu : des instants d’euphorie et de dysphorie se produiront : rires, embarras, sourires. Tous performeront et réaffirmeront diverses valeurs sociales. » La lecture d’album de jeunesse s’inscrit dans un acte de communication avec l’auteur et pourrait ainsi transformer les « horizons d’attentes » du lecteur. (Anthropologie de la communication. De la théorie à la pratique, 1996) Dans les albums de littérature de jeunesse, il existe donc « un message spatial » plus ou moins complexe qui est mis en tension avec les représentations apriori que les élèves ont de la lecture.
Au sein de ce lieu de communication, il s’opère donc une interaction appelée « transaction » par Christophe Meunier au cours de laquelle par performativité le « message spatial » de l’album modifie les représentations apriori du jeune lecteur. Selon Piaget, les modifications peuvent être de trois ordres. La « transaction » peut, en effet, se faire par assimilation, ce qui signifie que le jeune lecteur accepte totalement les informations délivrées par le « message spatial » de l’album et abandonne en grande partie ses représentations. La « transaction » peut également se faire par accommodation. Dans ce cas, l’inconscient du lecteur conserve ses représentations tout en y juxtaposant certaines données du « message spatial ». A ces deux cas de figures, s’ajoute un troisième nommé « l’intégration » par Jacques Levy.
Elle serait un mélange entre deux informations distinctes produisant une nouvelle information. Selon Christophe Meunier, la « transaction » peut être considérée comme un processus qui permettrait aux élèves de se constituer un « capital de pratiques d’attachement au monde » à travers la lecture d’album de jeunesse. En effet, dans un article des Actes de la recherche en sciences sociales Pierre Bourdieu définissait, en 1979, le « capital culturel » comme une somme de qualifications intellectuelles, fournies par l’environnement familial, les rencontres et le 21 système scolaire, réunies tout au long de sa vie par un individu. Comme tout capital, le « capital culturel » peut être travaillé par l’individu pour lui porter profit.
Le concept de la « praxis der Weltbindung » évoqué dans un premier temps par Benno Werner dans « Geographie globalisieter Lebenswelten » en 2003 et repris ensuite par Michel Lussault et Mathis Stock dans « Doing with space : towards a pragmatics of space » en 2009 afin de l’associer à une « pragmatique de l’espace » qui correspond à ce que l’on peut exprimer sous la forme de la locution : « faire avec ». Les albums de littérature de jeunesse pourraient alors être des lieux où la communication entre l’auteur et le lecteur ferait émerger un certain nombre d’informations qui une fois emmagasinées, puis réunies, constitueraient un «capital culturel spatial » dans lequel l’élève, puis l’adulte pourrait puiser tout au long de sa vie afin de « résoudre des problèmes » et « passer des tests » spatiaux qui lui imposeraient la pratique quotidienne de l’espace. Il apparait donc comme une évidence que cette constitution de capital passe par le processus performatif de la communication. Ce dernier est fonction de l’énonciateur.
En classe, l’album de littérature de jeunesse est un lieu de communication où l’enseignant est l’énonciateur. C’est lui par son action, par les situations d’apprentissages qu’il va développer autour de la lecture d’album de jeunesse qui va créer et rassembler les conditions particulières d’une performativité, différente de celle qui pourrait avoir lieu dans le cercle restreint de la famille. En effet, depuis quelques années, les programmes scolaires manifestent un intérêt croissant pour les albums de littérature de jeunesse et reconnaissent son rôle déterminant dans le développement de l’élève. Ainsi, depuis 2004, une liste de référence élargie a été créée pour le cycle 3. Aujourd’hui, cette liste d’ouvrages est constituée de trois cents titres dont soixante-un sont des albums de littérature de jeunesse. Les albums de littérature de jeunesse peuvent ainsi être considérer comme des outils pédagogiques transversaux.
Cependant, la variété des activités proposées en classe autour des albums de littérature de jeunesse ne doit pas nuire à la récurrence nécessaire de certaines formes de travail qui sont les seules à en garantir l’efficacité. En effet, selon le document d’accompagnement des programmes « Littérature (2) cycle des approfondissements » de 2004, certains éléments sont importants : « Le débat interprétatif suppose préalablement de la part du maitre une stratégie de présentation de l’œuvre à la classe.
Il doit permettre aux élèves de chercher des réponses aux questions que pose le texte, d’argumenter, d’effectuer des choix dont ils doivent trouver confirmation dans l’œuvre elle-même. Pareille approche qui permet à chacun de s’approprier personnellement des œuvres contribue grandement à ancrer ces dernières dans la mémoire ; 22 l’oralisation, la mise en jeu, la théâtralisation sont des formes de communication qui supposent un public, ne serait-ce que celui de la classe […] enfin, les activités d’écriture (écrits de travail, écrits littéraires, jeux d’écriture…) non seulement enrichissent les compétences dans le domaine de la production d’écrits mais permettent de mieux lire […] ».
Selon Donald Winnicott, le jeu est, en effet, un phénomène transitionnel inné chez l’enfant et participe à son développement. Comme le jeu, la lecture d’album de littérature de jeunesse peut participer à ce développement de l’enfant, à la modification de ses comportements et à ses représentations. Emmanuelle Canut et Florence Bruneseaux-Gauthier relèvent ainsi que la « lecture d’histoires véhicule des affects qui ont un impact sur le développement de la personnalité » de l’enfant. Le moment où l’enseignant lit l’histoire à ses élèves est un « espace transitionnel culturel ». C’est en effet, à ce moment-là que l’élève reprend, modifie, la culture de l’adulte en l’interprétant d’une manière qui lui est propre.
La décentration pose des difficultés aux élèves de l’école maternelle
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