La pensée du temps : de la science grecque à la science classique

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PHYSIQUE CLASSIQUE ET PENSEE DU TEMPS

La négation du temps

Comme chacun sait, pendant toute la période du paradigme de la science grecque, le temps a été relégué au second plan, voire même il a été tout simplement nié. Malgré les différences rencontrées dans les conceptions étudiées, nous savons que le dénominateur commun de toutes ces pensées c’est « la prééminence accordée à l’être sur le devenir, à la permanence sur le changement »15. Nous allons donc voir comment cet héritage va être accueilli par la physique classique tant d’un point de vue scientifique que philosophique.
La physique classique se pose en s’opposant à la cosmologie d’Aristote-Ptolémée. Aristote a développé la cosmologie la plus scientifique du paradigme de la science grecque, cosmologie qui repose sur division de l’univers en deux sphères : une sphère supralunaire et un sphère sublunaire.
La science classique est donc née en s’opposant à la science grecque. Et cette opposition se manifeste réellement dans la volonté de la science classique de supprimer cette distinction que la cosmologie aristotélicienne faisait des deux mondes. Le programme que la science classique a fait sien à savoir la réunification des deux sphères en dit long. Pour cette science les lois de la nature devraient aussi bien être valables sur terre comme au ciel.
Ainsi donc, à la place de la division de l’univers en une sphère parfaite et éternelle qui est la sphère supralunaire et en une sphère où la corruption et le changement sont maîtres, la sphère sublunaire, la science classique propose un monde unique. Elle fait éclater les deux sphères de cette science aristotélicienne. Ce qui aux yeux de tous semble être la réhabilitation du devenir. On a cru que le devenir allait enfin dicter sa loi aux choses. Il n’allait plus être relégué au second plan ; qu’il allait désormais jouer les premiers rôles sinon au moins avoir le même privilège que celui accordé à l’éternité.
Mais très vite l’espoir va s’effondrer car on se rend compte que c’est bien l’éternité, et non le changement, qui continue à dicter sa loi aux choses. L’univers qu’a mis en place la physique newtonienne est un monde qui est marqué du sceau de l’éternité, sa seule différence avec l’univers d’Aristote est qu’il n’est pas composé de deux sphères. L’objectif de Newton et de tous les tenants de la physique classique était clair : découvrir la structure ultime du réel. Les physiciens étaient donc à la recherche d’une théorie unitaire qui allait expliquer tous les mouvements et toute l’évolution de l’univers.
Ce qui nous amène à constater que dans une telle science, le temps n’est qu’un figurant. En effet, même s’il est vrai que dans toutes les équations de cette physique l’on retrouve un élément « t » qui représente la grandeur physique appelée temps ; il est aussi vrai que cet élément ne joue aucun rôle dans ces équations. C’est dire donc que le temps n’a aucun effet sur les choses. Il peut être en cela considéré comme une élément neutre dans l’univers que décrit la physique newtonienne.
Dans sa théorie scientifique, Newton qui est le précurseur de la physique classique parle de l’existence de certaines réalités qu’il considère comme étant des absolus. Au nombre de ces absolus on peut citer le temps et l’espace. Comme le soulignent Marcel Camerlain et Michelle Landry, pour Newton « il y avait un temps et un espace absolus, un temps qui coule toujours de façon uniforme et un espace toujours semblable à lui-même »16. Chez Newton donc le temps est un simple cadre en cela qu’il est indépendant de la matière. On veut par là souligner le fait que ce temps newtonien n’a aucune incidence sur les faits qui s’y déroulent. En plus de ce caractère absolu qui est le sien, ce temps revêt une autre caractéristique : la divisibilité. Le temps de sa physique est parfaitement divisible, ceci ne fausse en rien les calculs parce que tout se passe de la même manière. Et nos auteurs de poursuivre en disant que « le temps se trouvait alors, en quelque sorte, spatialisé, concrétisé pourrait-on dire »17.
Cette science ou bien cet univers où le temps ne joue aucun rôle nous met en face d’un univers dont on pourrait dire, à la suite de Prigogine et Stengers, que « tout est donné »18. Ils continueront par la suite en remarquant avec exactitude si tout est donné d’un seul coup, alors « le temps de cette physique est le temps du déploiement progressif d’une loi éternelle, donnée une fois pour toutes, et totalement exprimée par n’importe quel état du monde »19. Ce temps en vigueur dans la physique classique peut être considéré comme un simple cadre dans lequel les événements se déroulent, et un cadre qui n’a aucun effet sur les choses encore moins sur le cours de leur déroulement.
C’est dans le même sillage que Emmanuel Kant dit du temps qu’il est une forme a priori de la sensibilité, lui qui a développé toute une théorie cosmologie avec Pierre-Simon Laplace. Kant a d’abord considéré à juste titre le temps comme une intuition, ce que Bergson salue d’ailleurs. Cependant, il va poursuivre sa réflexion sur le temps en le réduisant à un simple cadre dans lequel adviennent les événements. Dire que le temps est une catégorie a priori de la sensibilité, c’est dire que le temps permet aux sens de faire l’expérience des choses. Il est donc au même rang que l’espace pour Kant.
Ce qui du coup nous place devant une réalité essentielle et incontournable de la physique classique : le monde qu’elle représente est « un monde “divin” sur lequel le temps ne mord pas »20. Ce monde est donc parfaitement mathématisable, c’est-à-dire qu’il peut être réduit à un petit nombre de lois. Ce qui fait que l’on peut dire sans risque de se tromper que le monde de la physique classique est un monde comparable à un automate dont tous les agissements peuvent être connus avec précision. Ce qui justifie une telle comparaison c’est justement le fait que tous les phénomènes de cette nature peuvent être décrites et prédites jusque dans la plus grande précision. C’est en tout cas la conviction des tenants de la physique classique.
Ceci manifeste au-delà de toute cette volonté réelle qu’avait la physique classique d’éliminer le temps, ce qui est d’ailleurs le propre de toute physique. Or cette élimination du temps ne pouvait passer que par une certaine représentation géométrique des choses, c’est-à-dire un espace homogène dans lequel tous les points sont interchangeables, un monde dans lequel la notion de réversibilité est grandement opératoire à tous les niveaux et pour toutes les choses. Ce qui nous amène de facto à donner à l’univers une caractéristique qui nous permette d’avoir sa maîtrise et sa connaissance exacte, à savoir la détermination. C’est de cette manière que cette science a procédé.

La conception déterministe

Comme tout paradigme, il est évident que le paradigme de la science classique a un fondement théorique sur lequel il s’est basé pour prendre son envol. Car s’il a été possible pour ces physiciens d’établir une telle représentation du monde, c’est bien parce qu’il y avait d’abord une conviction et une croyance profonde en une conception philosophique des choses. Ce fondement théorique qui sous-tend la physique classique, c’est une ontologie déterministe. Mais comment comprendre ce déterminisme qui est en vogue dans la science classique ?
Dans la Préface de son ouvrage intitulé L’Univers irrésolu. Plaidoyer pour l’indéterminisme, Karl Popper note que le déterminisme c’est cette conception qui défend que « tout événement est causé par un événement qui le précède, de sorte que l’on pourrait prédire ou expliquer tout événement à condition de connaître tous les événements qui le précèdent avec suffisamment de précision »21. Ceci veut dire qu’une telle conception considère que tout était prévisible. En effet, toute l’évolution de la nature et tous ses événements sont parfaitement saisissables si l’on se place du point du déterminisme. C’est dire que la nature est régie par le principe de la causalité.
Cette vision déterministe n’est certes pas née avec la science classique car dans la science grecque le déterminisme était présent et fortement encré dans les mentalités. Il se présentait sous la forme du destin ou de la fatalité. Cependant, c’est dans le paradigme de la science classique qu’il revêt sa forme la plus scientifique. Il est en fait exprimé par tous les auteurs de cette époque en commençant par le père de cette époque, nous voulons dire Newton.
Trinh Xuan Thuan parlant de ce déterminisme note que ce qui marque son entrée dans la sphère scientifique c’est ce fait que « les mouvements terrestres et célestes étaient régis par des lois mathématiques rigoureuses et précises qui pouvaient être comprises et utilisées par l’esprit humain. Si une pierre était jetée en l’air, il suffisait de connaître sa position et sa vitesse initiale pour prédire exactement à quel instant, où et avec quelle vitesse elle allait tomber. La pierre n’avait pas d’autre choix que de suivre la trajectoire parabolique qui résultait de la loi de la gravitation universelle »22. Cette conception déterministe montre que l’univers de la science classique est, comme nous le disions ci-dessus, un univers parfaitement prévisible car il fonctionne comme une horloge, il suit les lois de la gravitation universelle.
Mais cette vision déterministe de la science classique se donne à voir de la manière la plus nette dans ce qu’il est convenu d’appeler le démon de Laplace. Selon Pierre-Simon Laplace « une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux »23.
Il est donc évident que le monde que reflète cette citation de Laplace est un monde dans lequel tout a été donné une fois pour toutes. Cette nature est fermée ou rebelle à toute création ou à toute nouveauté. Tous les phénomènes de cette nature sont explicables et prévisibles jusque dans la plus grande précision. Ce qui fait que l’homme peut bel et bien avoir une connaissance exacte de cette nature s’il dispose d’une intelligence supérieure. Même si l’on sait que la condition d’un tel savoir, qui est de connaître les conditions initiales, est difficile voire impossible ; cela n’enlève en rien à cette nature son caractère déterminé.
Dans un tel univers il faut juste chercher à connaître parfaitement un seul instant pour prétendre saisir tout le reste. La totalité se trouve dans chaque instant précis. Ce qui pousse Karl Popper à signifier que « le futur du monde serait implicite dans chaque instant de son passé »24 et on peut ajouter qu’il est aussi implicite dans l’instant présent. Ce qui fait que l’état présent est à la fois l’effet de l’état antérieur et la cause de celui qui va venir après lui. Ainsi l’on peut considérer avec Popper que « la nature détermine tout par avance »25. C’est, n’est-ce pas, ce que souligne Alexandre Koyré quand il écrit que « dans le monde physique rien n’est fortuit, tout y est prévisible »26.
Ceci montre que toute l’activité scientifique du paradigme de la science classique avait comme base une solide conception déterministe de l’univers. En effet les classiques croyaient fermement que le monde dans lequel l’homme vit et a toujours vécu est parfaitement prévisible et, il peut être connu jusque dans les plus petits détails. C’est en ces termes que se donne à comprendre le déterminisme scientifique. Mais il faut cependant dire que pendant cette période le déterminisme se retrouvait aussi dans la philosophie de la quasi-totalité des penseurs.
L’ontologie déterministe est celle qui sous-tend le plus une conception négatrice du temps. Une telle ontologie est celle en œuvre dans la science classique. Même si elle se retrouve chez nombre d’auteurs de cette période, c’est sans doute dans la philosophie de Baruch Spinoza qu’elle s’énonce plus clairement. La base de ses réflexions philosophiques c’est justement cette ontologie déterministe. Elle se donne mieux à comprendre dans sa philosophie de la nature.
C’est, comme on vient de le souligner, dans la conception de la nature de Spinoza que se traduit les fondements philosophiques de la science classique. Dans la conception spinoziste, la Nature est synonyme de détermination ou de Nécessité. Car, comme on le sait tous, il assimile la Nature à Dieu, d’où la célèbre formule Deus sive natura. Or dans la pensée la plus vulgaire qui soit, si l’on parle de Dieu, il n’y a aucune place réservée à l’indétermination, encore moins pour le hasard ou pour le fortuit.
La détermination ou la nécessité dont il parle il l’étend jusque dans la conception de l’homme dans le monde et des actions que pose cet homme. Il dit bien dans l’Ethique qu’il considérera « les actions et les appétits humains comme s’il était question de lignes, de surfaces et de solides »27. L’homme est totalement soumis à cette nécessité de la Nature car il est une composante de cette Nature comme toute chose. Mais Joseph Moreau nous donne un bel exemple qui illustre cette nécessité spinoziste : il dit que « si une pierre lancée avait conscience de son mouvement et de sa tendance à persévérer dans le mouvement, elle se croirait libre, tant qu’elle ignorerait l’impulsion qui a produit son mouvement, qui a déterminé d’une certaine manière sa faculté d’être en mouvement ou en repos »28.
L’on peut donc dire d’une telle pensée qu’elle s’interdit de concevoir de la nouveauté dans le cours des choses. Ainsi parler du temps dans une telle conception, c’est faire état d’un lieu dans lequel les choses se déroulent car étant données une fois pour toutes. C’est parler d’une illusion, d’une apparence pure. Ce qui fait que Spinoza nous conseille de regarder les choses sub specie aeternitatis.

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Table des matières

INTRODUCTION 
PREMIER PARTIE : La pensée du temps : de la science grecque à la science classique
1– L’éléatisme grec
A– La période pré-critique
B– Le temps à la période critique
2– Physique classique et pensée du temps
A– La négation du temps
B– La conception déterministe
DEUXIEME PARTIE : Einstein face à la critique
1 – Le temps chez Einstein
A – Einstein et la science de son époque
B – La multiplicité des temps : le temps relatif
C – La négation du temps : le temps-illusion
2 – La critique bergsonienne
A – La critique du temps scientifique : les trois degrés de perversion
B– De la multiplicité à l’unité
C – Rupture du parallélisme spatio-temporel
TROISIEME PARTIE : Le temps bergsonien : enjeux philosophiques
1 – Bergson : le temps comme invention
A – La durée chez Bergson
B – L’intuition comme méthode
C – Le temps-invention
2 – Enjeux philosophiques
A – Bergson et la science moderne
B – Temps et histoire
C – La question de la liberté
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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