La oumma islamique à l’épreuve des enjeux géopolitiques et géostratégiques du XXIe siècle
Les dissensions au sein de la Oumma
La diversité née de l’interprétation des textes élevée le plus souvent au stade de divergences connait un prolongement quant à la compréhension du phénomène de l’extrémisme. Ce fléau qui résulte, la plupart du temps, du repli identitaire (Paragraphe I) peut s’exprimer par l’utilisation de la violence au nom du jihad (Paragraphe II). D’ailleurs, l’histoire de l’Islam nous enseigne que cette dissension n’est pas nouvelle comme l’illustrent les situations confuses créées par la mort du prophète. Celui-ci n’était pas encore enterré que la terrible expérience des options que sa mort laissait béantes s’imposa à la communauté qu’il avait soudée autour du Coran et de sa propre personne .
Le phénomène du repli identitaire dans la Oumma
L’extrémisme est le mal des temps modernes. Il a atteint des proportions destructrices avec une mondialisation tyrannique du fait qu’elle prétend standardiser tout. En effet, l’extrémisme pouvant être considéré comme la « tendance à adopter des idées extrêmes, particulièrement des idées politiques »188, peut être analysé souvent comme résultant d’un réflexe de survie visant à se recroqueviller sur soi-même pour éviter de disparaitre (A). En réalité, c’est souvent une forme de résistance à la modernité (B). A/ Le musulman à l’épreuve du choc des identités Confronté au choc des identités qu’on peut considérer comme étant une des causes principales du radicalisme, le musulman veut être fidèle au modèle de l’homo islamensis souvent allergique à l’acculturation dont est porteuse la modernité. Celle-ci promeut également la démarche scientifique dont la conciliation avec la méthode islamique traditionnelle peut sembler problématique. Chez les musulmans se développe un questionnement central : comment peut-on vivre pleinement l’Islam aujourd’hui en ayant son identité religieuse intacte ? La trame de fond de cette interrogation réside dans le fait que le musulman est envahi par des répertoires culturels promus par l’Occident aux travers du mouvement de la colonisation et du néocolonialisme. D’ailleurs certains musulmans, touchés de plein fouet par ce phénomène qui semble être un choc, n’hésitent pas à parler d’agression culturelle. De ce fait, ils refusent et rejettent systématiquement les valeurs de l’Occident pouvant ainsi conduire, parfois, à des conflits. Pour preuve, le Jamà’ at ahl Sunnah li alda’wah wa-l-jihad189 mène un combat contre le rejet de l’éducation islamique du fait de l’école occidentale. Il s’agit donc d’un combat culturel en vue de sauvegarder l’éducation islamique conforme à leurs convictions religieuses. D’autant plus que l’école occidentale serait porteuse, en grande partie, de méfaits nuisibles à l’épanouissement d’une spiritualité musulmane saine. C’est pourquoi, ce sont les populations Haoussa qui, au début, connaissent et utilisent l’appellation Boko Haram composé du terme Haoussa Boko (livre) et haram de l’arabe (sens : banni, illicite) ; Boko Haram c’est-à-dire le modèle éducatif occidental est banni, illicite. Ce slogan a fini par désigner l’organisation en tant que telle0. Il est évident qu’on ne saurait cautionner les méthodes violentes, meurtrières, aux antipodes de l’Islam employées par l’organisation terroriste, mais l’objectif pourrait être considéré comme acceptable au vu de la désarticulation des sociétés musulmanes par le fait de l’éducation occidentale véhiculée à travers l’école. En vérité, la traite (déportation) transatlantique et le colonialisme ont été synonymes de ponctions de richesses et d’hommes, 189 Il s’agit du vrai nom de Boko Haram et les membres préfèrent cette appellation. 0 SAMBE Bakary, « Boko Haram : genèse, opérations et impacts », communication prononcée lors de l’atelier sous- régional organisé par le Bureau Ouest-africain des Nations-Unies sur le thème : « Conséquences des actions de Boko Haram », 2 février 15. 73 de déstructuration des sociétés, de distorsions institutionnelles, de viol culturel, d’aliénation et d’inscription des sociétés dominées dans des trajectoires peu vertueuses1 . On retrouve ainsi, dans ce qui pourrait être considéré comme le discours fondateur du mouvement prononcé par Muhammed YUSUF, le terme Boko défini comme suit : « c’est le fait d’étudier dans les écoles fondées par les évangélisateurs (al-munassirùn) ; et cela comprend les programmes scolaires allant du primaire, en passant par le secondaire et les Instituts (college), jusqu’à la fonction publique et le fait de servir l’Etat »2. Cette illustration démontre la mise en œuvre d’ « un processus d’action collective porté par le désir de restaurer une conscience de groupe compromise par l’irruption d’une culture étrangère supérieure et ceci sauvera l’âme du colonisé musulman de la dépersonnalisation »3 . Dans la même optique, cela révèle, à suffisance que « la crise d’identité des musulmans face à la modernité a abouti, en effet, à la montée en puissance d’un Islam de l’identité. Il est vrai que les musulmans ont réellement une identité et une civilisation islamiques, mais ils n’ont pas adopté l’Islam comme identité plutôt que comme une vérité. Il est vrai que les musulmans ont réellement une identité et une civilisation islamiques, mais ils n’ont pas adopté l’Islam pour une question d’identité ni de civilisation »4. Il est donc question de prôner l’Islam en tant que vérité plutôt que l’Islam en tant qu’identité. En conséquence, la vérité islamique se répand, se consolide, s’impose plus par la persuasion que par les armes. C’est, en fait, ce combat que les sages de l’Islam au Sénégal ont mené par la voie pacifique au moyen de la résistance culturelle. Ils ont réussi à créer un système opposé à celui du colonisateur et sont parvenus à protéger la majorité des sénégalais contre l’agression culturelle occidentale. Ainsi, peut-on affirmer, que « la religion a, dans une large mesure, joué au Sénégal les fonctions que le nationalisme a eues par ailleurs en Afrique »5. Ce n’est pas donc par la violence que les résistants culturels sénégalais sont parvenus à résoudre ce problème d’acculturation dont les conséquences fâcheuses continuent d’être ressenties dans presque tous les pays musulmans ayant subi la domination coloniale. Pire, c’est l’hégémonie de ce système occidental qui est à l’origine, dans certains de ces pays, y compris le Sénégal, d’une politique de discrimination grave menée, depuis l’époque coloniale déjà, à l’encontre des produits de l’éducation arabo-islamique. Une telle injustice peut conduire, souvent, les victimes, à des dérives incommensurables telles que le terrorisme. La cause principale, donc, de cette violence terroriste mondiale qui n’épargne aucun pays et qui est devenue une préoccupation planétaire mobilisant tous les acteurs et des ressources financières colossales, reste essentiellement l’injustice. Celle-ci est, fondamentalement, le fait des puissances occidentales et généralement, elle se pratique en grande partie en terre musulmane. Cette diffusion (de l’injustice) conduit à une sorte de confrontation culturelle généralisée : la colonisation, puis la décolonisation ont provoqué une remise en question, directe ou indirecte, aussi bien de la culture occidentale que des cultures indigènes, confrontées les unes aux autres, même si la confrontation se déroule en termes inégaux6. En fait, les pays musulmans, ayant vécu la colonisation, on pouvait naturellement s’attendre à ce que ce choc d’identités soit une réalité. De surcroît, ce choc tourne à l’avantage de la culture occidentale au regard du legs de la colonisation et de la mise en œuvre d’une politique d’unité culturelle que semble prôner les grandes puissances occidentales. Par ailleurs, il serait pertinent de mener la réflexion autour de l’identité musulmane dans des pays occidentaux tels que la France par exemple. Il se pose donc ici l’épineuse problématique de l’intégration des musulmans dans des sociétés où ils sont minoritaires et foncièrement laïques. Certes, il n’existe pas un modèle unique d’intégration dans les différents pays occidentaux, mais le cas de la France est d’une singularité notoire. En effet, il se pratique dans ce pays une conception assez particulière de la laïcité qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Il s’est développé deux étapes dans le processus d’intégration des musulmans dans ce pays. La première « concerne, tout à la fois, l’auto-compréhension de l’islam et son cadre organisationnel: comment une identité traditionnelle devient « religion » et comment les musulmans aspirent à entrer dans le cadre commun d’organisation des cultes en France ? La seconde porte sur le travail d’adaptation au contexte français perçu comme nécessaire, sur les plans théologique et pratique ».A travers la première phase, on aperçoit qu’il y’a, semble-t-il, une confusion faite entre ce qu’est la tradition des pays d’origine des musulmans émigrés en France et leur religion l’Islam. Dans la deuxième phase, ce problème est apparemment dépassé parce que c’est l’ère des enfants émigrés nés en France. Ce passage, notable chez les jeunes générations en particulier, d’une identité personnelle auparavant vécue comme globale et évidente parce qu’assurée par la société d’origine ou celle des parents (l’islamité), à une croyance de type spirituel, expression d’une intériorité, et qui doit faire désormais l’objet d’un choix assumé par chacun. Alors que les premières demandes de lieux de prière, au début des années 70, correspondaient à une volonté de retrouver les conditions minimales assurées par leur société d’origine – conception traditionnelle de la pratique religieuse pour des musulmans en voyage – l’expression des croyances, les pratiques et les attitudes nouvelles tendent à ressembler aujourd’hui à ce que la société globale peut reconnaître comme religion. L’individualisation de l’appropriation religieuse qui accompagne cette spiritualisation induit alors une diversité des degrés et des formes de pratique. Elle permet également un bricolage qui pourrait bien être d’un autre type que les accommodements avec la norme qu’ont connus les sociétés musulmanes traditionnelles . C’est dire que la revendication ou même l’affirmation de ce qu’on considérait comme l’identité musulmane a évolué au contact avec les réalités du pays d’accueil où s’applique le système laïc. Est-ce à dire donc que l’identité est évolutive ? En tout état de cause, il y’a un travail d’adaptations des pratiques et des significations religieuses au contexte français. Le travail d’interprétation des textes traditionnels (ijtihad) peut avoir une portée générale et souligner la compatibilité foncière de l’islam avec la laïcité ou les lois de la République. Ainsi certains rappellent ce principe traditionnel (hadith) selon lequel : l’amour de la Nation (watan) est une forme de la foi ou encore l’obéissance s’impose envers celui qui est maître d’un territoire. Le travail d’interprétation s’effectue également abondamment sur des points précis de la pratique religieuse, par exemple : comment peut se comprendre l’assistance au voisin, supposé musulman dans les textes traditionnels alors qu’on se trouve aujourd’hui dans un pays non musulman ? Ou encore le prêt à intérêt peut-il suivre l’usage de la société environnante non musulmane ? Toute une littérature en français sur ces questions juridiques et de conduite morale commence à se constituer, et, fait nouveau, notamment à destination du public féminin. L’adaptation concerne aussi les pratiques elles-mêmes et suit souvent, en en élargissant la portée, des règles anciennes préconisant la souplesse ou l’acceptation des mœurs locales. Ainsi pour l’effectuation des cinq prières quotidiennes pour un travailleur astreint à des horaires précis, par exemple. Ces adaptations s’appuient également sur une dissociation opérée entre ce qui relèverait de la religion proprement dit, les principes essentiels, et ce qui relèverait de la coutume et qui peut changer selon le lieu et l’époque9 . Au regard de cette réalité ainsi décrite, on pourrait comprendre les propos suivant de Rachid BENZINE : « C’est ainsi que l’identité musulmane va être plurielle puisque les lecteurs du Coran ont des lectures biaisées dès le départ par leur propre questionnement : on cherche les versets qui nous arrangent ! Ce qui fait notre identité, c’est la famille, le contexte, les rencontres, les informations, les idéologies ». L’irruption de la modernité n’a pas épargné aussi la conscience du musulman. B/ Le musulman face à la modernité La modernité pourrait être appréhendée comme une vision du monde dont les valeurs essentielles sont : « le pluralisme démocratique, le développement économique, la promotion de l’éducation, l’étude des sciences et la liberté d’expression »0 . Ces valeurs, considérées comme émanant de l’occident, sont porteuses de changement constant. A la limite, elles sont consubstantielles au changement. C’est en cela que l’appropriation de ces valeurs par le monde musulman semble poser problème, surtout pour ce qui concerne la démarche scientifique plus précisément le doute méthodique. En effet, l’équation de la modernité se pose avec force dans le monde musulman. En d’autres termes : « comment l’Islam, en tant qu’héritage à la fois religieux, culturel, éthique et politique, peut-il prendre en charge, ou faire avec un monde en permanence en voie de modernisation et de changement rapides ? Comment ne pas perdre son âme dans les adaptations que les évolutions du monde (évolutions techniques, scientifiques, mais aussi sociologiques) semblent imposer à toutes les sociétés du monde, parmi lesquelles les sociétés musulmanes ? Comment savoir bénéficier des acquis de la technologie et de la science sans que cela soit désastreux pour la culture et les valeurs ? Comment réunir le présent au passé en maintenant une nécessaire continuité ? ». Ces questionnements sont légitimes et pertinents dans la mesure où « la modernité a surgi dans les sociétés musulmanes qui n’y étaient pas préparées. Et cette modernité qui maintenant les touche n’est pas le fruit de leur mûrissement interne. Comment concilier ce qui est considéré comme immuable (la religion) avec le changement ? »2. Le changement voire les mutations rapides et profondes sont le propre de la modernité alors que les musulmans semblent être dominés par l’immobilisme et certains d’entre eux considèrent que l’Islam cultive et prône cette attitude. Est-ce réellement le cas ? Pas du tout apparemment puisque « seule une nouvelle lecture des textes fondamentaux pourra permettre d’harmoniser les valeurs cardinales de l’Islam avec les exigences de la modernité »3 . Cette tâche s’avère risquée dans un monde musulman où souvent il y’a l’imaginaire de vouloir revivre le passé. Les musulmans restent accrochés, en majorité, à la lecture traditionnaliste de l’Islam et développent une aversion à l’endroit de toutes tentatives de s’éloigner de cette perception. La réalité, c’est que « les sociétés musulmanes ne sont pas préparées à la critique scientifique du phénomène religieux et qu’on risque de se faire passer facilement pour « apostats » et ennemis de l’Islam »4 si on s’oriente dans cette perspective. Or « l’entrée dans la modernité passe par toutes sortes de bouleversements épistémologiques. L’accès à la modernité exige que l’on change de logique de pensée : entre autres, il exige qu’on adopte la rationalité binaire des sciences (c’est ça ou ce n’est pas ça). Egalement, l’usage de l’histoire y change de sens : on ne l’écrit plus tant pour justifier du présent, que pour se resituer vers l’avenir. Surtout, l’accès à la modernité bouleverse la conception de la vérité, même scientifique, et introduit dans le domaine de la relativité : nous savons mieux aujourd’hui qu’il n’y a rien de dit qui ne soit également construit et qui, par conséquent, ne puisse être contredit : nous le savons mieux : nous ne connaissons les choses et les gens qu’à travers les représentations que nous nous en donnons, les idées que nous nous en faisons, le langage que nous employons pour en parler. De la sorte, la vérité en soi ne veut plus rien dire, nous ne l’appréhendons qu’à travers nous. D’une façon générale, l’entrée dans la modernité requiert l’idée d’une vérité -tant théorique, pratique que religieuse- en élaboration continue, ou encore l’idée de l’esprit comme élan qui a toujours du mouvement pour aller plus loin et faire sans cesse nouvelles les choses anciennes. La modernité est une marche : on sait à peu près d’où on vient, on ne sait pas bien où on va. Elle remet en question les idéologies (religieuses ou non) qui se présentent comme des idéologies du mouvement : on dirait aujourd’hui de l’historicité ou du devenir ».
INTRODUCTION |