LA NUIT DE LA POÉSIE L’AFFIRMATION POLITIQUE
La Nuit de la poésie se présente donc comme un manifeste, une anthologie et une exposition visuelle et sonore de la poésie québécoise à l’aube des années 1970. Dans cette perspective, elle rend compte des principales préoccupations et des principaux enjeux qui traversent le genre poétique dans le Québec d’alors. Nous avons vu que les années 1950-1960 avaient été l’occasion pour de nombreux poètes et éditeurs de proposer une nouvelle conception de la poésie et que la majeure partie d’entre eux se sont appliqués à en renouveler les formes et les thèmes. Mais au-delà de l’innovation thématique et formelle qui a marqué le milieu du siècle littéraire québécois, c’est à une nouvelle conception de la fonction de la poésie dans la société qu’aspirent la plupart des écrivains de l’époque. La Nuit de la poésie est un exemple marquant de cette dynamique puisqu’elle consacre à la poésie une place nouvelle et que le spectacle propose un déplacement des composants du poème, livrant le poète au public, sans autre intermédiaire que le corps et la scène. La poésie désormais offerte sur la place publique implique dès lors une nouvelle fonction du poète dans la société.
De l’espace individuel à l’espace collectif
Réinvestir la place publique
La Nuit de la poésie innove dans l’histoire de la littérature québécoise en proposant pour la première fois, un spectacle de poésie destiné à un large public et en refusant d’opposer la dimension plus populaire de la chanson à celle plus lettrée de la poésie proprement dite. Loin des considérations traditionnelles qui accordent au genre poétique une forte dimension institutionnelle et qui de ce fait ne s’adresse qu’à un public averti ou qui maîtrise du moins, la majeure partie de ses codes, la Nuit se propose comme une célébration de la parole poétique sous toutes ses formes tendant à réconcilier le grand public avec ce genre dont la réception est souvent limitée et régie par des réseaux internes de l’institution. La poésie jusqu’alors avait tendance à ne parler qu’aux poètes, aux professeurs, aux connaisseurs qui avaient le bagage technique nécessaire à la pleine réception des œuvres. La simple observation du public de la Nuit montre qu’on a ici changé de dimension en termes de réception. On a vu précédemment comment se sont constituées les conditions permettant un tel élargissement. La poésie québécoise à partir des années 1960 se donne de nouveaux défis et notamment celui de parler à tous. Longtemps confinée à une pratique très formelle, voire formaliste, associée à un certain lyrisme, à une expression personnelle et à la lecture intérieure et individuelle, la poésie devient progressivement un genre à vocation universelle. Ce glissement de fonction du genre, cette ouverture de l’adresse et des réseaux de diffusion sont dus dans un premier temps à l’effervescence et à la vitalité des moyens de diffusions et des organes de pensée dans la société québécoise. D’un point de vue thématique, on a pu également voir que la poésie devenait au cours des années 1960, un genre qui accordait plus d’importance à la revendication identitaire et à l’expression de cette communauté nouvellement identifiée, ressentie et nommée : la communauté québécoise. Ainsi la Nuit concrétise et manifeste-t-elle cette projection de la poésie « sur la place publique », pour reprendre le titre d’une des poèmes de Gaston Miron, le premier qu’il ait lu lors ce 27 mars 1970. Désormais, le poète se doit d’agir pour la collectivité, de prendre en considération les préoccupations publiques pour ne pas enfermer le poème dans l’espace individuel et l’isolement de la lecture personnelle et intérieure. 160 Nous proposons donc d’analyser ce poème « Sur la place publique » qui résonne comme le programme en action de Gaston Miron : le poète reconnaît avoir changé, être passé d’un état à un autre dès lors qu’il a pris conscience de l’autre, des autres
Du « je » au « nous »
On a coutume de lire dans la un grand nombre d’anthologies littéraires et de manuels d’histoire de la culture québécoise, que la période qui va de la fin des années 1950 au début des années 1970 est caractérisée par le passage du « je » au « nous » dans la plupart des œuvres de poésie et que cette prise en considération de la collectivité est un des traits marquants du genre poétique au Québec. Sans pour autant remettre en cause cette affirmation, nous avons vu à quel point la question de l’expression de soi constitue un enjeu délicat et que si le collectif revient au centre des préoccupations poétiques, cela ne se fait pas sans une complexe interrogation sur la fonction du sujet ou sur sa légitimité. En d’autres termes, si la poésie des années 1960 et 1970 réaffirme une portée collective de la création, elle ne substitue pas de manière irrévocable le « nous » au « je ». L’expression du « nous » dans le contexte de la revendication identitaire se fait donc à partir d’une expression de soi. Le « nous » ne peut émerger sans une meilleure acceptation de soi et doit précisément naître de cette recherche propre au sujet. Nous proposons ainsi d’observer de quelle manière s’opère ce passage du « je » au « nous » dans un certain nombre des poèmes de la Nuit. Parmi les poèmes de Nuit de la poésie, il en est deux qui ne présentent aucune occurrence du « je » et convoquent uniquement le « nous » : « Allo police » de Denis Vanier et « Speak White » de Michèle Lalonde. Cependant, la raison pour laquelle le « je » s’efface 173 au profit du seul « nous » n’est pas imputable à la seule volonté des poètes, à une contrainte qui serait de l’ordre de l’esthétique, mais plutôt au registre des textes qui se proposent comme de véritables manifestes et appellent ainsi une réception sensiblement différente des autres poèmes. Parce que précisément ces textes font figure d’exception parmi les poèmes de la Nuit, ils ne sauraient à eux seuls résumer toute la tendance poétique des années 1970. La tournure impersonnelle et la dimension collective qu’ils adoptent sont à mettre en relation avec un certain refus de formes poétiques traditionnelles ou conventionnelles et doivent être analysées comme un moyen de rompre avec des modèles établis de l’écriture du poème. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces textes dans un chapitre ultérieur. La perspective qui est la nôtre face à l’analyse des poèmes de la Nuit au regard de la question du passage du « je » au « nous », est d’interroger ce passage comme le glissement de l’un à l’autre et non comme une substitution radicale. Nous avons vu, avec le poème de Gaston Miron « Sur la place publique », la façon dont le poète dénonçait l’état individualiste qui était le sien avant de prendre conscience de la situation de son peuple. Nous avons également analysé la manière dont ce poème mettait en scène l’entrée du poète sur la place publique et la prise en considération progressive des préoccupations de son peuple. C’est précisément sur cette expression d’un changement d’état du poète que nous nous appuyons pour relativiser cette omniprésence du « nous » au détriment du « je ». Lorsque le poète décrit cet état ancien qui était le sien, il ne fait pas que dénoncer son égoïsme afin de souligner ce qui caractérise son engagement actuel. C’est bien à partir de cette individualité qu’il induit le mouvement de l’ouverture et le poème se présente précisément comme le passage du « je » au « nous », sans nier pour autant la portée individuelle et personnelle de son identité. En d’autres termes, c’est parce qu’il part de soi pour aller vers l’autre que le poème de Miron opère le glissement et l’expression de l’autre, la prise en compte de la collectivité passe par une réaffirmation de soi. Une fois encore nous revenons sur ce vers magnifique du poème « Sur la place publique » pour expliquer la façon dont cette prise en considération de la collectivité passe par un sentiment personnel du poète : Maintenant je vois nos êtres en détresse dans ce siècle je vois notre infériorité et j’ai mal en chacun de nous.