La notion de « travail épique »

Un « travail épique »

Afin de définir le fonctionnement de ce réseau de récits convergents, nous proposons d’employer la notion de « travail épique », entendant ce terme comme une étiquette utile pour définir un phénomène d’ordre anthropologique. Le terme « épique » que nous proposons est employé comme qualificatif, s’appliquant à une forme narrative et à des contenus traditionnellement marqués par  l’ampleur des faits racontés1, se rapprochant du sens de cet adjectif dans le langage commun. Le sens qu’en donne Brecht dans la définition de son idée de théâtre (Brecht, 1999 [1930]) s’oppose tout à fait à celle employée dans le langage commun à propos du type de cinéma dont nous parlons. Le terme est choisi avec conscience de sa nature se dérobant à toute prise : « aucun discours n’est tenable sur un objet aussi extraordinairement fuyant – l’un des plus fuyants du champ littéraire, en fait », comme le souligne F. Goyet, qui arrive à parler de l’ « impossibilité pratique de définir une épopée » (Goyet, 2009). Une remarque sur le genre de référence s’impose : l’epos ou épopée est entendue comme structure narrative de longue haleine, un poème ou récit en prose de style élevé : on retiendra de la définition traditionnelle l’importance du « mélange entre merveilleux et vrai, entre légende et histoire » et « le but de célébrer un héros ou un grand fait » (cf. Le Petit Robert de la langue française 2011). Ne pouvant pas isoler des caractères génériques suffisants pour définir notre objet comme une épopée, nous pouvons rappeler la remarque de P. Brunel: « L’épopée peut être considérée comme une forme figée, ennuyeuse, académique. Mais il existe une permanence de l’épique » (Brunel, 2003 : 138). Rappelons que dans l’espace de la critique littéraire italienne contemporaine se développe une discussion concernant la naissance d’une étiquette, New Italian Epic, créée par le collectif Wu Ming (cf. première partie). Cette étiquette (arbitraire, comme toute classification), prend appui sur la vulgata du terme « épique », entendu comme synonyme d’ample, d’ambitieux2. Il ne s’agit pas d’un mouvement, mais d’une définition choisie pour décrire un groupe d’œuvres (et non d’auteurs, signalant ainsi un des caractères centraux du phénomène : la disparition progressive du statut d’auteur) marquées par la volonté de raconter l’Italie contemporaine tout en prenant les distances de la prudence traditionnelle vis-à-vis de la littérature de genre. Dans l’histoire littéraire italienne, l’épique a toujours été un genre noble, chargé de mettre en scène les tensions politiques et de raconter l’histoire nationale, marqué par un caractère foncièrement éthique (Dante, Tasso, Manzoni), le héros ayant toujours incarné une cause. L’esprit épique que Wu Ming retrouve dans les œuvres du New Italian Epic correspond à cette tension éthique qui les transforme en véhicule pour une idéologie précise, les opposant ainsi à la tradition du postmoderne comme détachement .

 Raconter l’Histoire comme le font les textes du New Italian Epic ne veut pas dire renoncer à la tradition du roman, mais signifie mobiliser des forces capables de démonter cette tradition de l’intérieur, pour en faire le véhicule d’un récit de faits de la réalité. Le lecteur plonge dans un monde où l’aventure individuelle, les surprises, les écarts, construisent une conciliation entre fiction et histoire, par l’attachement à un individu ou à un point de vue secondaire, inhabituel et inattendu – le tout dominé par l’expérimentation linguistique. Les produits du NEI sont des espaces qui, avec une ouverture à l’intermédialité et à la transmédialité, se nourrissent d’apports différenciés, dont, en grande partie, les appropriations que mettent en place les spectateurs qui suppriment la distinction entre art highbrow et lowbrow (à l’image de la transmission des chants épiques en Italie, à travers des formes d’adaptation populaire comme la tradition des « pupi » siciliens, cf. Boscolo, 2009). C’est donc à partir de la définition proposée par Wu Ming que nous pouvons définir notre outil de travail. Le territoire tracé par ces œuvres (et par le débat qui suit la publication du manifeste de Wu Ming) nous permet de problématiser la notion d’« épique » et de définir une série de points utiles à la construction de notre hypothèse. Le choix d’employer principalement l’adjectif « épique », au lieu de parler d’une épopée correspond à la volonté de forger un outil heuristique nous permettant de décrire les traits caractérisant la composition de notre objet et son rôle dans un espace de discours. Nous proposons de parler, d’un côté, d’intentions épiques pour décrire leséléments rhétoriques et le contenu de notre objet et, de l’autre, à partir d’une perspective socio-anthropologique, de travail épique. Premièrement, il est possible de remarquer que l’épopée est caractérisée par une dimension fondatrice : sa fonction est de raconter le passé héroïque et de le transmettre aux générations futures (Hegel parle de « Bible d’un peuple »). Elle narre un épisode « lié au monde en lui-même total d’une nation ou d’une époque », dont elle constitue « les véritables fondations de la conscience » (Hegel, 1995 : 309-310). Ainsi, tout poème épique est un trésor d’informations sur un peuple et sur son histoire. Son trait caractéristique est de présenter ses contenus comme une « encyclopédie tribale » (Havelock, 1963) : elle se propose comme dépôt de tous les contenus d’une civilisation… en nous donnant un cadre « normal » d’un monde. L’histoire italienne est transformée en épopée non par un seul film correspondant à un récit unitaire, mais par une opération complexe qui se déploie sous différents supports. Remarquons que cette convergence de récits fonctionne dans un réseau intertextuel, ne se réduisant pas aux médias qui constituent Romanzo Criminale. Nous l’avons anticipé dans la première partie de cette étude : Romanzo Criminale est produit dans un contexte dans lequel prennent forme de nombreux autres récits, indépendants, concernant l’histoire contemporaine. En raison du fait que ces productions représentent souvent le matériau pour une série de renvois intertextuels, que les spectateurs ne manquent pas de signaler dans leurs commentaires, et, surtout, parce que leur présence détermine une forme de « saturation » du discours sur le sujet, le panorama de la production cinématographique italienne contemporaine mérite d’être illustré brièvement.

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