La notion centrifuge de notre présent travail de recherche incorpore la dimension collective de la mémoire. Empruntée à l’anthropologie, l’ethnologie et la sociologie, cette notion pluridisciplinaire se voit défmie dans un discours logorrhéique par les spécialistes. Aborder cette notion éclatée dans sa totalité relève de l’utopie en raison de sa polysémie . Or, les thèses et notions développées dans ce chapitre, autant diffuses qu’elles soient, seront utilisées dans une approche littéraire liée à la problématique de l’identité proprement québécoise, notamment en tenant compte de la dimension sociale et sociétale de la mémoire collective dans la textualité littéraire. Pour ce faire, notre perspective théorique aura comme point de mire l’utilité et la tangibilité de la notion de mémoire collective dans un discours créatif et artistique qui mobilise le souvenir comme matériau structurant de l’identité. Il en résultera ainsi une perspective qui est intrinsèquement liée aux manifestations de la figure du diable dans l’ œuvre Un jour de Robert Lalonde.
«Le passé n’a de sens que dans le présent. Mais le présent, lui, est habité par l’ensemble des traces et des expériences du passé » exposent d’emblée Jacques Mathieu et Jacques Lacoursière dans leur ouvrage phare sur l’identité québécoise intitulé Les mémoires québécoises. Sournois, le passé se retrouve fortement dans le présent même si parfois ses traces, ou ses formes, sont imperceptibles, obscures et négligées. Ces traces façonnent l’aujourd’hui par la voix de la mémoire collective . Vulgarisant les thèses légèrement datées de Maurice Halbwachs, premier théoricien de la mémoire, le sociologue Gérard Namer affirme que le travail de la mémoire collective consiste à repartir « du présent pour restructurer le passé, c’est-à-dire en souligner les aspects qui se relient au présent et en négliger les autres », faisant en sorte que, bien ancrées dans la mémoire collective, ces traces du passé soient judicieusement choisies. La mémoire collective sélectionne donc les éléments qu’elle veut bien retenir, atténuant les mauvais souvenirs et embellissant du même coup les notables, se retrouvant ainsi toujours orientée, biaisée d’une quelconque façon vers un penchant bénéfique pour elle-même et du même coup pour la société pour laquelle elle s’active. En tenant compte du consensus existant dans les recherches mémorielles, consensus postulant qu’« il n’y a pas de souvenirs parfaitement identiques à la réalité passé », nous considérons davantage la mémoire collective comme «une reconstruction continuellement actualisée du passé qu’une restitution fidèle de celui-ci », délaissant du même coup cette idée utopique qui envisage la mémoire comme étant une discipline objective et une entité qui mémorise, conserve et récupère les expériences du passé dans toute leur intégralité.
Enfin, nous arrivons à une définition plus claire de la mémoire collective et aussi plus adaptée à notre projet de recherche. L’anthropologue Joël Candau constate que cette notion désigne «certaines formes et consciences du passé (ou d’inconscience dans le cas de l’oubli) apparemment partagées par un ensemble d’individus », par exemple, un petit groupe social ou même par une société. Pierre Nora, dans son article intitulé La mémoire collective pousse encore plus loin la défmition : «la mémoire collective est le souvenir ou l’ensemble de souvenirs, conscients ou non, d’une expérience vécue et/ou mythifiée par une collectivité vivante de l’identité de laquelle le passé fait partie intégrante », ou la manière dont la collectivité récupère et s’approprie un événement appartenant à son passé, lointain ou récent. Dans le même article, il aborde la question de transmission de la mémoire, mentionnant que les souvenirs peuvent être vécus, et par la suite transmis par la tradition, à l’écrit, de façon pratique ou même par le biais de l’oralité . Héritée, cette mémoire collective dépasse toute singularité et déporte l’acte mémoriel sur l’assemblage et la superposition des mémoires individuelles. Or, l’homme ne se rappelle jamais seul, il est toujours accompagné d’une mémoire transcendante qui lui fournit un cadre mnémonique: «quand [l’homme] se souvient, il s’aide d’une mémoire collective qui fournit à sa conscience un ensemble de cadres qui l’ aident à se souvenir et lui permettent, par une action de l’esprit, une reconstitution du passé » Lorsque l’individu reconstruit un évènement appartenant au passé, il s’aide de balises mémorielles provenant d’une méta-mémoire: la mémoire collective.
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