La négociation des chartes-parties dans l’affrètement au voyage
Le courtier d’affrètement maritime permet de mener à bien la négociation du contrat de transport dans le cadre de l’affrètement maritime au voyage. 94 Il endosse pour cela trois rôles principaux en étant à la fois le facilitateur, le négociateur mais aussi le rédacteur-traducteur de la charte-partie au voyage. Le temps particulier de la négociation des clauses constitutives du contrat de transport peut s’analyser en termes de « transaction-pivot » (Chevalier 2018). Elle a été ainsi qualifiée car elle marque le véritable passage d’un endroit à l’autre de la chaîne de valeur : ici, la contractualisation de la prestation de transport marque le basculement de la marchandise de la sphère terrestre vers la sphère maritime. Le succès de l’opération de courtage dépend de l’aptitude du courtier à anticiper, créer et parfois modérer les interactions des différents intervenants : l’armateur, l’affréteur ou leurs représentants afin de finaliser l’échange. Il n’est donc pas possible d’analyser l’affrètement maritime au voyage sans étudier finement les processus de négociation qui permettent aux transactions d’avoir lieu. L’étude se concentrera donc sur les différentes actions mises en œuvre par les courtiers d’affrètement maritime, dans le cadre d’un affrètement maritime au voyage ou dans sa dénomination anglaise, le « tramping ». Pour mémoire, le « tramping » qui signifie littéralement vagabondage, est une forme de rencontre opportuniste entre une marchandise et un navire, le temps d’un seul voyage95. Le courtier d’affrètement maritime est celui qui va agir comme médiateur et conseiller des parties en présence. Ce chapitre ambitionne de montrer que le caractère pivot de la transaction est irrémédiablement lié à l’accompagnement des parties vers un « point de passage transactionnel » (Beuret 2010). Nous verrons que ce dernier est facilité par l’existence d’un préaccord entre l’affréteur et l’armateur sur lequel le courtier s’appuie pour mener à bien sa négociation et surmonter les éventuels conflits qui peuvent survenir durant les échanges. Les travaux de Christophe Dupont (2006) mettent en exergue deux éléments intéressants afin de mieux appréhender l’analyse d’une situation de négociation. D’une part, le fait qu’une étude préalable de « l’intention » des acteurs est nécessaire pour comprendre pleinement le passage d’une logique initiale divergente vers une dimension davantage concertative. D’autre part, le fait que la négociation doit s’envisager comme un processus qui s’inscrit dans la durée de la relation d’affaire et non comme un rapport de force de court terme, visant la soumission d’un des protagonistes sans vision à moyen ou long terme. Ce processus doit se concevoir comme une interaction prenant en compte les intérêts de l’autre et potentiellement la préservation des relations futures.
Le courtier d’affrètement au cœur d’un agencement organisationnel dans une négociation fréteurs/affréteurs
Faire mention des termes « d’agencement » ou de « négociation » renvoie à une pluralité de situations et à une certaine polysémie des termes. Nous allons consacrer les premières lignes de cette partie à définir précisément les notions qui seront, par la suite, largement utilisées afin d’analyser le processus de négociation dans lequel s’inscrivent les courtiers d’affrètement maritime. Loin d’une simple partie « définitions » qui n’aurait qu’une portée de cadrage, nous souhaitons surtout ici caractériser les spécificités de l’activité de courtage vis-à-vis de l’agencement organisationnel qu’elle conduit à structurer.
Définir brièvement la négociation en situation d’agencement
Un concept analytique L’agencement marchand fait référence à un ensemble de dispositifs sociotechniques qui ont un impact sur la coordination des transactions (Boissin et Trompette 2017, p. 75) au sein de laquelle on délègue tout ou partie de la conduite de la transaction. Dans cette perspective, celui qui est désigné comme « l’agent » devient 221 le mandataire qui agit ou représente une entité, désignée comme étant « le principal » (Ross 1973, pp. 134-135). Il serait réducteur de focaliser l’analyse uniquement sur la personne de l’agent, la relation d’agence met en mouvement des éléments bien plus vastes que la seule personne physique : « L’agent que la théorie désigne sous le nom d’“agence”, le mandataire, “celui” en qui on va réellement faire ou non confiance, n’est pas seulement un être, fait de chair et d’os. Il est plutôt un composite, un “hybride” (…) L’accomplissement d’un mandat est un processus dynamique qui s’engage (…) sur une base dissymétrique où le mandant dit et le mandataire fait. (Girin 1995, pp. 251-258 cité par Boissin et Trompette 2017, p. 77) ». Lorsqu’un affréteur désigne un ou plusieurs courtiers afin d’organiser le fret, il faut s’intéresser non pas uniquement à la personne du courtier, en tant que telle, mais surtout à toutes les ressources matérielles et symboliques qu’il met en mouvement et qui constituent les rouages de l’agencement organisationnel. Le temps particulier de la négociation des clauses de la charte-partie est, à ce titre, tout à fait révélateur de la mobilisation de toutes ces ressources. Les travaux pionniers de Simmel (notamment Simmel 1908) ont montré que le processus de négociation est intrinsèquement lié à l’existence même de relations sociales entres individus tant il permet de gérer les conflits issus de ces relations. La négociation peut être envisagée comme un élément structurant de la régulation sociale dans son ensemble (Strauss 1978) notamment, au travers de l’analyse fine des interactions d’ordre stratégique qui assurent une certaine stabilité entre les acteurs (Crozier et Friedberg 1977). Si ce concept peut s’appliquer à une multitude de domaines et de situations, il convient de préciser les termes et considérer que, malgré les difficultés à trouver un consensus, recourir à son utilisation dans les travaux de recherche a, avant tout, une utilité méthodologique (Reynaud 2003).