La naissance du premier enfant hiérarchisation des relations sociales et modes de communication

La naissance du premier enfant hiérarchisation des relations sociales et modes de communication

Par Vanessa Mançeron, Benoit Lelong et Zbigniew Smoreda Les effets du cycle de vie et des ruptures biographiques sur les modes de communication et sur les liens de sociabilité ont souvent été soulignés dans la littérature. Néanmoins les mécanismes particuliers en jeu derrière cette relation semblent peu connus, ce qui motive ici l’intérêt de s’interroger tout particulièrement sur les changements opérés dans les pratiques de communication durant un moment très singulier de la vie d’un couple : la naissance du premier enfant. L’installation en couple, le mariage et la naissance d’un enfant sont des évènements vécus sur le mode de la dissociation. S’ils étaient autrefois intimement liés dans les esprits et dans les pratiques, ils apparaissent aujourd’hui dissociés et coïncident rarement dans le temps. Aussi, le caractère psychologiquement constitutif de la famille se réalise-t-il surtout avec la naissance du premier enfant. L’union élective se transforme avec l’arrivée de l’enfant en une nouvelle entité, la famille. Avec la naissance du premier enfant, l’identité sociale du couple se modifie, sa place au sein de la parentèle est réévaluée, les rôles respectifs des deux nouveaux parents se redessinent et les liens avec l’entourage amical s’en trouvent également affectés. La venue du premier enfant est un moment particulier qui permet de saisir une situation proprement expérimentale pour chacun des parents : il y a (presque) tout à apprendre, on fait l’expérience, individuelle en même temps que collective, des modifications que cela opère69. La vie du jeune ménage est bouleversée et ses effets sur les pratiques de communication apparaissent clairement, en ce qu’elles sont intimement liées à la « sociabilité humaine », inscrites dans « d’autres activités sociales, familiales, amicales, amoureuses, commerciales, professionnelles… » (Flichy 1997: 12). On observe dans ce contexte si particulier des mois qui suivent la naissance à la fois une tendance au repli sur l’unité conjugale visant à établir des limites entre soi et les autres, en même temps que s’opèrent des hiérarchies fines au sein de l’entourage, en ce qu’ils sont associés plus ou moins fortement à cette période de la vie. Un fait particulier entourant la naissance tient également dans son annonce. L’évènement motive l’établissement ou la mise à jour d’une liste très exhaustive des personnes connues. C’est une sorte de « réflexivité relationnelle » que ce moment déclenche chez les nouveaux parents (de façon comparable à l’invitation au mariage qui parfois le précédait ou au baptême qui suivra). Parallèlement à cette mise à plat des liens sociaux établis sur une longue période de la vie des deux partenaires, on observe également un processus où les modes de communication jouent un rôle actif. L’annonce de la naissance se fait en effet à travers des dispositifs de communication disponibles et consciemment sélectionnés en fonction du lien avec le membre du réseau personnel. Ainsi s’opère une hiérarchisation des relations au sein du réseau du couple qui se lit dans le temps long des mois qui suivent la naissance et le temps court de l’événement fondateur. Au niveau méthodologique, l’enquête couple une approche quantitative et qualitative qui s’éclairent mutuellement : les questionnaires fermés, l’observation du comportement téléphonique et les entretiens ethnographiques semi-directifs, permettent de resituer les observations dans un contexte social à la fois large et précis, de saisir le moment sur le vif, d’expliciter les attitudes et en même temps d’obtenir des résultats statistiques . L’enquête est centrée sur l’observation de deux périodes distinctes dans la vie des jeunes ménages.

La venue du premier enfant comme événement à annoncer : du plus proche au plus lointain 

L’annonce de la naissance nécessite une révision des connaissances qui se réalise avant la naissance, en concertation avec les parents et parfois avec des amis, afin de s’assurer que les adresses postales et les numéros de téléphone des personnes à contacter n’ont pas changé entre temps. Il incombe très généralement au père d’annoncer la naissance, et cette préparation lui facilite la tâche lorsque, de retour chez lui, il se retrouve seul face à son téléphone. La constitution de listes est une étape significative de la transformation des réseaux de sociabilité, puisque c’est d’elle que peut résulter une reprise de contact avec des personnes significatives auparavant, mais qu’on ne voit plus. L’ensemble des personnes connues est considéré globalement, et il nous semble qu’à cette étape très peu de sélection s’opère entre les connaissances, le moment étant propice plutôt à rappeler les relations qu’à les oublier. La constitution de listes réactive d’abord, non pas des liens, mais la mémoire et le souvenir des relations antérieures, avec le désir parfois qu’elles se rétablissent. Les carnets d’adresses sont dépouillés, ce qui ne va pas sans susciter quelquefois une certaine nostalgie. Les personnes, en effet,  dont l’existence est ainsi rappelée, sont toujours rattachées à une période de vie, actuelle ou antérieure, qui invite à se remémorer sa scolarité, ses activités professionnelles, son lieu de naissance, les autres lieux habités, les voyages, les déceptions ou peut-être aussi, les maladies ou les décès… Les jeunes parents qui sont mariés utilisent presque toujours pour le faire-part de naissance, la liste qu’ils ont auparavant établie pour le mariage, et précisent leur intention de l’utiliser également, le cas échéant, pour le baptême. C’est dire que ces évènements ont quelque chose en commun, en permettant de se remémorer le monde connu afin de souligner collectivement un moment de la vie privée73. L’événement, par l’annonce de la naissance, devient collectif et projette les jeunes parents en dehors du temps immédiat, en changeant d’échelle et en englobant l’histoire. L’établissement de la liste des personnes à appeler est l’occasion de constater ce qui a changé, entre temps. Apprendre qu’un enfant est à venir puis annoncer la naissance s’effectue globalement suivant les mêmes mécanismes : aux relations de différentes natures entretenues avec les gens répondent différents modes d’annonce. L’annonce de la grossesse est étendue dans le temps. La grossesse est généralement d’abord vécue dans la confidentialité du couple. L’événement est suffisamment de taille pour que, dans la plupart des cas, les conjoints prennent leur temps, « attendent le bon moment » pour rendre publique la nouvelle74. Puisqu’il n’y a pas d’urgence, on « profite d’une occasion » pour annoncer de vive voix d’abord aux ascendants les plus proches qu’eux aussi vont bientôt changer de statut. L’annonce de la grossesse, ensuite, se fait suivant une chaîne à la tête de laquelle figurent d’abord les membres de la famille « proches » (parents, frères et sœurs, grands-parents), puis les amis proches, puis les parents et amis moins proches et enfin les connaissances. De manière plus distincte encore, l’annonce de la naissance se fait généralement en deux temps : une annonce immédiate pour les « proches » qui servent d’intermédiaire auprès du reste de la famille ou des amis ; l’annonce est différée, plus tard, pour les relations « lointaines ». Au moment de la naissance, le processus de hiérarchisation des personnes du réseau de sociabilité est encore net. L’annonce immédiate s’effectue de la maternité. De là, les parents sont prévenus les tous premiers…, et tout de suite. Des appels téléphoniques sont donnés de la maternité, souvent sur un mobile – monsieur attendant rarement d’être de retour chez lui. La distinction est parfois claire entre les deux univers de la famille et celui des amis, la hiérarchisation étant rendue effective par un même système de relais qui va dans le sens des plus proches aux « plus éloignés » : On a annoncé à nos parents et grands-parents, c’est Pierre qui a annoncé, qui se sont chargés de transmettre aux oncles et tantes et cousins… Donc, eux, ils l’ont su à 2 h 30. (…) Le lendemain, on a téléphoné à nos amis les plus proches qui, eux, se sont chargés de transmettre à nos amis un peu plus éloignés. Enfin, un peu plus éloignés ou à qui on n’avait pas téléphoné depuis… (Elodie, 29 ans, Paris) Ces « premières personnes », prises dans la catégorie familiale ou des amis, sont donc ceux qui bénéficient d’une annonce immédiate et sans intermédiaire. Le processus de hiérarchisation est donc explicité et fait même parfois l’objet d’un traitement, l’annonce étant anticipée, préparée sous forme de listes de nom des « personnes à prévenir ». Aux coups de téléphone passés de la maternité par l’un des deux conjoints, puis aux coups de téléphone passés dans la semaine de la maternité par ces personnes premières chargées de faire le relais, se substituent ensuite d’autres moyens de communication comme le faire-part et le courrier électronique : « Par contre, pour les amis qu’on voyait plus rarement, eh bien ils l’ont appris par le faire-part. » (Elodie, 29 ans, Paris) « [Les collègues de travail], eux, ils ont été contactés par l’e-mail. On l’avait préparé avant, donc, le soir il a envoyé l’e-mail. » (Sophie, 28 ans, Lille) « On a passé des coups de fil et, après, il y a eu l’envoi des faire-part, donc… » (Mathilde, 27 ans, Lille) La hiérarchisation du réseau social décrite semble se doubler d’une estimation particulière des moyens de communication utilisés pour annoncer la naissance. L’appréciation que leur portent les jeunes parents est toujours plus favorable pour le téléphone quand il s’agit d’une personne proche. L’usage du téléphone, par rapport au courrier ou au e-mail, en effet, constitue pour les jeunes ménages la marque d’une plus grande proximité. Le téléphone est « plus personnel » (Christelle, 27 ans, Orchies), réservé aux personnes « que l’on apprécie » (Céline, 26 ans, St. Cloud)), aux « bons amis » (Florence, 28 ans, Lille) ou encore aux « amis les plus proches » (Juliette, 24 ans, Paris). Le courrier électronique, par rapport au téléphone, apparaît de surcroît 206 moins engageant, ce qui permet aux jeunes parents de mieux délimiter l’espace réservé à leur famille. « En fait, je compte aussi beaucoup sur le mail parce que je trouve que c’est plus facile quand on s’écrit par mail, c’est facile comme ça, on n’est pas obligé de s’inviter. » (Elodie, 29 ans, Paris) Ce qu’exprime l’utilisation différenciée des moyens de communication n’est pas l’appartenance des correspondants à l’une ou l’autre des catégories de relations « famille » ou « ami », mais le fait que la teneur de la relation soit comparable, en termes de proximité et d’éloignement émotionnel. C’est à partir de cette matrice de proximité que l’annonce se réalise par téléphone immédiatement et directement à une personne ou avec un délai et par une personne interposée, soit il est différé vers le fairepart qui est ou non suivi d’un contact téléphonique, soit il prend la forme d’un courrier électronique spécialement adressé à une personne ou adressé à plusieurs personnes en même temps.

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