LA NAISSANCE DU CONCEPT DE PROBABILITE PASCAL ET PORT-ROYAL
Le terme de certitude désigne un état d’esprit, mais il est aussi utilisé en référence à des assertions relatives aux propriétés des choses : par exemple, lorsqu’on dit « ce fait est certain ». Cette deuxième acception du terme est donc relative à l’objectivité d’un discours qui peut être aussi un discours mathématique. Au contraire, le terme doute se réfère à un état d’esprit purement subjectif qui ne convient pas aux propositions de géométrie. Il est vrai qu’on peut dire que « ce fait est douteux », mais il n’existe pas de terme équivalent pour désigner la qualité intrinsèque et objective qui le rend tel, à moins d’utiliser le terme de possibilité. En effet, le terme probabilité à l’âge classique est employé en un sens objectif et le terme subjectif correspondant sera celui d’opinion auquel s’oppose celui de science. La certitude sera donc le caractère de la science, la probabilité celui de l’opinion. Tout cela a été vrai jusqu’en 1654, date généralement considérée comme étant celle de la naissance du concept moderne de probabilité128. En effet, l’élaboration mathématique de la probabilité a conduit à mettre en cause cette séparation radicale entre certitude et probabilité, lorsqu’on a commencé à considérer, à certaines conditions, une probabilité suffisamment élevée comme une certitude. Comme l’a expliqué Martin (2003, p. 12), cela est possible si on recourt au principe de négligeabilité : « Alors que le concept de probabilité s’est construit, philosophiquement et mathématiquement, dans son opposition à celui de certitude, le recours à un principe des probabilités négligeables conduit à poser comme équivalents, sous certains conditions, le probable et le certain. Ce principe, compris comme proposition extérieure à la théorie elle-même, répond tout d’abord à une nécessité pratique, celle de limiter le champ des possibles pour rendre possible l’application du calcul des probabilités à l’analyse des décisions. Mais, il intervient également comme instrument de validation de la théorie pour conférer à la probabilité une valeur objective. Il peut alors recevoir deux formes : physique et objective d’un côté, pragmatique et subjective de l’autre. Conjointement, il remplit une double fonction, pratique et épistémologique, mais sans qu’il y ait correspondance stricte entre formes et fonctions ». Si on considère que notre concept de probabilité a une double signification épistémique et aléatoire selon laquelle la probabilité « d’un côté est lié au degré de croyance justifié par l’évidence, de l’autre côté concerne la tendance montrée par quelque mécanisme causale à produire des fréquences relatives stables » , alors on peut placer la naissance de la probabilité dans la décennie de 1660, quand justement ces deux aspects sont “consciemment et délibérément reconnus” . Si on accepte ces présupposés, chercher à comprendre l’histoire de notre concept moderne de probabilité, devient une entreprise presque impossible, puisque le concept de probabilité n’existait pas avant que Nicole et Arnauld appellent, en 1662, probabilité la branche de la philosophie des sciences que nous désignons aujourd’hui comme probabilité et induction . Toutefois, nous considérons l’histoire en général, et en particulier l’histoire de la probabilité, comme un continuum où il ne faut pas rechercher des concepts passés qui justifient et donnent leur valeur à ceux qu’on a acquis par la suite ; bien au contraire, ces concepts bien que différents des nôtres, en ont toutefois, posé les bases. L’origine du mot probable est scolastique. Elle est à rechercher dans les notions médiévales de probatio propositionis et d’opinio. L’idée médiévale de probable dépend de la profonde conviction que tout n’est pas connaissable de la même manière. C’est-à-dire que si une chose nécessaire est forcément connaissable, une chose contingente ne l’est que probablement. A cette époque le problème n’est pas de croire qu’une chose est probable, mais de croire probablement à quelque chose. Pour Thomas, la probabilité joue un rôle central dans le processus de connaissance. Il donne deux acceptions du probable qu’il appelle dans les Seconds Analytiques (1,I, lec. 44) le contingens aliter se habere. L’autre définition est celle qui définit le probable comme ce qui est vrai dans la plupart des cas, ut in pluribus. Dans le De coelo et mundo (1, I, lec. 22), Thomas explique la signification du terme : « Cum enim aliqua volumus sumere rationabiliter, id est probabiliter absque demonstratione, talia oportet ponere quae videmus esse vera in omnibus aut in multis: hoc enim est de ratione probabilis. Sed in proposito accidit contrarium, quia omnia quae generantur videmus corrumpi: non ergo est ponendum quod mundus sit generatus et quod sit incorruptibilis ». Pour Thomas le probable ne constitue qu’une via ad veritatem, une route vers la vérité et le résultat, suffisant dans le contingent, n’est qu’une certitudo probabilis. Au Moyen-Age la question du probable s’insérait dans la distinction plus ample entre science et opinio, c’est-à-dire entre connaissance démonstrative et connaissance nondémonstrative. Il peut être utile ici de rapporter le passage où Hacking explique très bien cette distinction fondamentale : « Dans l’épistémologie médiévale la science – scientia – est la connaissance. La connaissance est connaissance de vérités universelles qui sont forcément vraies. Cette nécessité est toutefois différente du concept qu’aujourd’hui nous appelons « nécessité logique », un concept qui proprement n’existait pas avant le XVIIe siècle. Le terme opinio utilisé par saint Thomas, se réfère aux croyances ou doctrines auxquelles on n’est pas arrivé par des démonstrations. Il peut aussi comprendre des propositions qui n’étant pas universelles, ne peuvent (selon Saint Thomas) être démontrées. Le terme opinio a tendance a se référer à des croyances qui naissent d’une réflexion, d’une argumentation ou d’une dispute. La croyance qui dérive des sensations est appelée aestimatio. Selon la doctrine scolastique, l’opinion est porteuse de la probabilité. La limite de la probabilité croissante de l’opinion pourrait être la croyance certaine, mais celle-ci n’est pas pour autant connaissance : non parce qu’elle manque de quelque élément, mais parce qu’en général les objets de l’opinion ne sont pas le genre de propositions qui peuvent être objet de connaissance » . Au Moyen-Age, comme plus tard à la Renaissance, prévaut une conception de l’évidence que les logiciens de Port-Royal appelleront « externe », c’est-à-dire liée aux témoignages, et non aux choses. Il manque au niveau épistémologique, le concept d’évidence « interne » ou « inductive » fournie par les choses qui rend possibles des inférences non déductives et des conclusions presque certaines mais non nécessaires. Pour cette raison, le fait que quelque chose ou un événement renvoient à quelque chose d’autre, n’est pas considéré comme une connaissance scientifique.
La construction d’une logique de la précaution
Lorsqu’on parle de précaution en jurisprudence, on se réfère au principe de précaution qui provient plus spécifiquement du droit de l’environnement, ainsi que de certains aspects de droit de la recherche scientifique (sang contaminé, vache folle, etc.). Ce principe est d’abord un principe décisionnel, officiellement entériné en 1992 dans la convention de Rio. Conceptuellement, le principe se présente comme une stratégie de gestion du risque dans l’hypothèse où on n’a pas de certitude scientifique sur les possibles effets négatifs d’une activité déterminée. Introduire la définition de ce principe lorsqu’on se propose de parler de philosophes de la modernité qui n’ont rien à faire avec le droit de l’environnement, trouve sa justification dans le fait que ce principe est aujourd’hui toujours plus utilisé par les juges comme principe décisionnel général placé au fondement de leurs décisions. Les seuls éléments essentiels permettant d’utiliser le principe de précaution dans le processus décisionnel sont le risque et l’incertitude scientifique. Ces sont les mêmes éléments qu’on peut retrouver dans les théories décisionnelles de Pascal et des logiciens de Port-Royal dont les philosophies probabilistes contiennent en germe les motifs propres de ce principe si discuté aujourd’hui en logique juridique et en droit148 . Ceux qui critiquent ce principe appartiennent surtout au monde scientifique. Ils considèrent qu’il constitue un frein excessif au développement et à la diffusion de nouvelles technologies. Selon certains, le principe de précaution serait en opposition à la méthode scientifique. En effet, l’un des fondements de la méthode scientifique est le critère de falsifiabilité introduit par Karl Popper qui s’oppose, selon certains, aux principes sur lesquels se fonde le principe de précaution. Celui-ci, en effet, ne se base pas sur la disponibilité de données qui prouvent la présence d’un risque, mais sur l’absence de données qui prouvent le contraire Ceci engendre la difficulté d’identifier avec clarté la quantité de données nécessaires pour démontrer l’absence de risque, surtout en considération de l’impossibilité pour la science de produire des certitudes définitives. Justement, l’incertitude ne peut jamais être une motivation de non-intervention juridique dès lors qu’on est attentif au fait que la science ne peut produire des résultats qu’on puisse considérer comme absolument certains, toute vérité scientifique étant susceptible de réfutation. La paternité du principe est attribuée au philosophe Hans Jonas qui, sur la base du dramatique événement des pluies acides qui avait provoqué la destruction de grandes étendues de la Forêt Noire en Allemagne, en 1979, publiait Le principe de responsabilité, en déterminant pour chaque individu l’impératif catégorique d’origine kantienne de se comporter de telle manière que les effets de ses propres actions ne détruisent pas la possibilité de la vie future sur la terre. Le fondement de cette nouvelle éthique est la peur de la destruction de la vie humaine future. Le principe de précaution naît donc comme l’exigence de se préoccuper par avance des possibles conséquences désastreuses de ses propres actions : et en effet, originairement, on utilisait le terme allemand Vorsorgeprinzip qui littéralement impose à l’agent de prendre soin par avance des conséquences de la réalisation de l’évènement que l’on peut craindre. Or, le raisonnement juridique qui est à la base de la logique de la précaution remonte à Pascal et à la Logique de Port-Royal. Le premier avec le célèbre argument du pari, et Arnauld et Nicole dans la IVe partie de leur Logique, fondent une « logique de la décision » qui peutêtre considérée comme un tout premier exemple de « pragmatisme » fondé sur un raisonnement probabiliste. On pourrait estimer qu’il est abusif de parler de pragmatisme dans un contexte de logique de la précaution et plus encore si on considère l’époque où nos auteurs développent leurs théories logiques. Toutefois, il convient de remarquer que la naissance du pragmatisme intervient historiquement dans le champ juridique. Ainsi la maxime pragmatiste de l’abduction a été élaborée par Peirce lors de sa fréquentation du Metaphysical Club, un cercle d’intellectuels actif à Cambridge dans les années postérieures à 1870, qui était constitué par des hommes de sciences et des juristes intéressés par la philosophie149. Il est en outre possible de relever un lien entre pragmatisme et logique de la précaution par le fait que les deux raisonnements portent sur le « problème des effets », tout comme les logiques élaborées dans 149Voir Tuzet, 2006. 94 les œuvres philosophiques que nous allons bientôt analyser. En effet, le pragmatisme peut être considéré comme une doctrine de nature juridique si on considère le principe pragmatiste de la signification, c’est-à-dire le principe selon lequel la signification, ou la valeur de x est déterminée par ses effets et par les conséquences qu’on en peut tirer. Les effets auxquels se réfère la maxime pragmatiste sont les effets pratiquement relevants, c’est-à-dire ceux qui sont nécessaires ou très probables. Pour ce qui concerne la précaution, sa logique est liée à la décision qu’il faut prendre en condition d’incertitude même si on ne connaît pas ses conséquences possibles. Pour résoudre le problème, Peirce, le fondateur du pragmatisme moderne, utilise l’abduction, fréquemment utilisé en théorie de la décision, où elle est considérée comme la principale inférence puisqu’elle est capable de formuler des hypothèses explicatives essentielles pour l’augmentation de la connaissance150. Les fondateurs du premier exemple de raisonnement proche de la logique de la précaution, Pascal et Arnauld, utilisent le même raisonnement en l’appliquant aux jeux, non pour accroître notre connaissance, mais pour résoudre des questions d’ordre empirique. L’absolue nouveauté à laquelle les pionniers modernes nous permettent d’assister, est le développement de la mathématique qui allait étendre son champ d’application au-delà de ses anciennes bornes. Le pas crucial a été accompli par Pascal qui a été le premier à appliquer avec succès le calcul mathématique aux jeux de hasard.