La musique et l’intelligence artificielle
Hommes, musique et intelligence artificielle
Au commencement était la musique . La musique est populaire dans toutes les cultures et l’a toujours été, à travers tous les âges de l’humanité. Elle est manifestement destinée à être écoutée plutôt que raisonnée : c’est un moyen de communiquer qui a toujours séduit les hommes. Pourquoi les hommes communiquent-ils entre eux, pourquoi l’être humain communique-t-il avec lui-même ? Si la question ne manque pas d’intérêt et ne laisse personne indifférent, elle demeure largement ouverte à la spéculation, et il ne nous appartient probablement pas d’y répondre ici : contentons nous de constater que l’homme est à même de faire de la musique pour l’homme. Dans la foulée, reconnaissons le droit et le pouvoir à l’homme de rattacher à la notion de musique tout ce qu’il désire y rattacher : ce qui donne envie d’écouter quand on l’entend et qui s’abstrait quand on l’écoute est soit langage, soit musique. Sans vouloir alimenter à nouveau le vieux débat sur la musique structurée ou non comme un langage, il suffit ici de mettre en avant une différence fondamentale entre les langages naturels et la musique, qui suffit à les discriminer dans l’optique de notre réflexion : la musique ne s’explique pas par elle même, ne se metacommunique pas par de la musique. Le langage naturel est seul capable de se développer en autarcie, et c’est peut-être une des plus étonnantes caractéristiques de l’art que d’être une tentative de communiquer art-ificiellement, c’est-à-dire sans pouvoir meta-communiquer ([Bourdieu 85]) : nous décidons ici que la musique est le privilège de l’homme pour l’homme, et que par conséquent toute autre « musique » n’est que métaphore, ou source d’inspiration pour le musicien qui l’évoque. Selon nous, cette distinction met en lumière la dialectique de l’enseignement musical, qui interviendra dans notre problématique : pour enseigner la musique, il est indispensable de reconnaître ou d’inventer un canal de meta-communication de la musique, qui ne peut être la musique elle-même; nous en proposerons un à travers notre système Le Musicologue. Mais au fond, pourquoi tenter d’aborder la musique autrement que de façon purement sensorielle et affective ? Certes, il y a bien là matière à curiosité intellectuelle, et beaucoup s’y sont essayé, au gré des centres d’intérêt de l’époque et de l’endroit. Aristote bien sûr, prétendant que « les sons émis sont les symboles des états de l’âme du musicien, et les mots écrits les symboles des sons émis par la voix », et tant d’autres, accouplant pour le meilleur la musique et les mathématiques depuis Introduction : musique & IA 9 l’Antiquité, la musique et la physique vibratoire depuis le dix-neuvième siècle, la musique et les sciences cognitives depuis la deuxième moitié du vingtième siècle.
… qu’on aimerait bien comprendre …
Mais surtout, la raison profonde de cette démarche est ailleurs, et prend sa source dans un besoin : la musique évolue, se déplace avec le monde qu’elle est censée communiquer; il arrive qu’elle se contente de suivre ce monde, mais souvent elle le précède, l’invite, lui indique la voie. Les musiciens modèlent leur médium sur le monde que ce médium communique : les musiciens veulent inventer sans cesse un meta-monde, seul capable de dire le monde. C’est là l’exhortation légitime de la musique aux musiciens, qui passe aujourd’hui par une connaissance à la fois plus intime et plus scientifique de la musique, dans le but de mieux inventer ce metamonde. Quant à nous, chercheurs en intelligence artificielle, nous voulons essayer à notre tour de penser et de raisonner la musique, bien modestement, pendant les rares moments où le médium oublie son pouvoir premier. Nous ne feignons pas un quelconque détachement, et nous croyons que l’aventure a toutes les chances de s’avérer palpitante, une fois les bonnes précautions prises. Car si la musique peut gagner au contact de nos théories et de nos outils, nous comptons bien enrichir considérablement nos propres théories à son étude. Selon nous, il existe au moins un canal privilégié, capable de légitimer l’intervention d’un chercheur non-artiste dans un environnement artistique : c’est le canal de l’enseignement. Il s’agira pour nous de créer un environnement capable de recevoir des enseignements depuis des enseignants, et de les offrir à ceux qui décideront d’adhérer à un de ces enseignements. Mais l’enseignant ne dit pas tout, et seul un système intelligent, capable notamment d’apprendre à formaliser l’expérience, le savoir faire et les exemples de l’enseignant créatif, et peut-être même de mettre en œuvre et de gérer le phénomène de la découverte, peut relever le défi d’un véritable système d’aide à l’enseignement. Qui plus est, les enseignants sont multiples, et plutôt que de chercher à les unifier et donc à les réduire, un bon système devra chercher à tirer profit de cette multitude de points de vue et de cette absence de consensus, comme d’une véritable valeur ajoutée. Quant à ceux qui apprennent, il est important qu’ils puissent interagir profondément avec l’enseignement, jusqu’à l’atteindre dans sa forme et dans son contenu même. Ce n’est qu’en prenant en compte ces considérations et en s’engageant à travers cette médiation qu’un système d’enseignement pourra pleinement jouer son rôle. Introduction : musique & IA
. puis, longtemps après, vint l’intelligence artificielle …
L’histoire de la réflexion sur l’entendement, la pensée et l’intelligence est tout aussi fascinante que celle de la musique, et traduit une autre obsession essentielle de l’homme, qu’il n’est pas question d’évoquer en profondeur ici. C’est dans la continuité de cette préoccupation qu’est né, pendant la seconde moitié du vingtième siècle, le concept d’Intelligence Artificielle (I.A.), même si certains principes et théories en étaient connus depuis fort longtemps; au reste, il est amusant de se souvenir que le premier vrai travail d’I.A. au sens moderne consistait en la description d’une méthode automatique pour composer des menuets ([Pitrat 85]); nous ne reviendrons pas non plus sur les habituelles questions de terminologie connexes à l’I.A. ni sur les détails supposés connus de l’histoire de la cybernétique et de l’I.A. Simplement, rappelons que les principaux défenseurs et promoteurs du projet I.A. initial, et parmi eux McCarthy, Newell, Shaw, Simon, puis Minsky, Papert et Winston, avaient en tête une idée précise : l’intelligence artificielle devait servir de modèle aux sciences humaines et cognitives, à la manière dont les mathématiques servaient de modèle à la physique. Bien entendu, un certain mythe, ancien et fabuleux s’il en est, s’était également installé dans les esprits les plus créatifs, plus ou moins subrepticement : l’I.A. allait-elle permettre de découvrir d’autres formes d’intelligence et d’autres exemples de comportements cohérents et créatifs ? Il est vrai qu’a priori, le silicium des machines n’est pas plus stupide que le carbone et l’oxygène des cerveaux. Quoi qu’il en soit, l’idée était fort séduisante, les enjeux et les échéanciers furent rapidement établis, et des moyens importants mis en place. On connaît le résultat, fait de quelques succès encourageants, mais surtout de nombreux et profonds échecs. La théorie des jeux, la compréhension des langages naturels et la résolution généralisée de problèmes se sont vite avérées beaucoup plus complexes que prévu. Le projet a perdu du fait de ces échecs une partie de ses moyens et de ses enthousiasmes, mais la passion était née, que plus rien n’a jamais pu arrêter : l’I.A. a survécu ainsi de ses passions engendrées, jusqu’à l’apparition des premiers succès populaires de la discipline, les systèmes experts, que d’autres succès ont bientôt suivis.
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