Le Liban est habituellement décrit comme une succession de quatre éléments physiques orientés nord-sud : une étroite bande côtière marquée au voisinage de Tyr, Beyrouth, Tripoli et dans le Aakkar, à laquelle succèdent deux chaînes de montagne (le MontLiban et l’Anti-Liban) séparées par la plaine de la Békaa. L’évocation de la montagne au Liban renvoie cependant à des considérations idéelles plutôt qu’à une entité géographique objectivement identifiable, dont les caractéristiques feraient l’objet d’un consensus au niveau national.
Le relief, la taille réduite du pays (10 000 km² approximativement) , les fortes densités de population et la continuité de l’urbanisation font en sorte qu’il est de plus en plus difficile de discerner des limites entre le littoral et la montagne, ou entre les principales villes du pays. L’urbanisation du Liban apparaît comme une juxtaposition d’agglomérations qui « progressent les unes vers les autres et tendent à fusionner »: les fonctions urbaines, tout comme les identités citadines se sont, d’ailleurs, disséminées dans la quasi-totalité du territoire libanais. En 2011, le taux d’urbanisation au Liban a été évalué par l’ONU à 87,2% .
À cette description géographique, se superpose des considérations culturelles et historiques. Certains épisodes de l’histoire du pays – comme la Mutessarifiat du Mont-Liban – sont souvent liés à une « autonomie libanaise » s’est autrefois retranchée sur le versant ouest du Mont-Liban. Le Liban contemporain, avec ses frontières actuelles, a été déclaré en 1920 par le Mandat français (1920-1943) qui a annexé le Nord, le Liban- Sud et la Békaa au Mont-Liban .
L’évocation de la montagne libanaise renvoie alors souvent au Mont-Liban, considéré comme le refuge qui a permis à des populations fuyant les plaines soumises aux exactions de s’isoler et de profiter des avantages de l’isolement . Le Mont-Liban étant lui-même compartimenté par de nombreuses vallées, les groupes qui s’y sont installés auraient pu cultiver leurs différences et leurs spécificités, dans des bassins de vie distincts les uns des autres, tout en entretenant des relations de tous genres . Ce Mont-Liban, « indépendant » et pluraliste, est souvent présenté comme le noyau de la nation libanaise actuelle formée par des minorités soucieuses de préserver leurs libertés et leurs droits, dans le cadre d’un régime parlementaire ou plutôt, dans le cadre d’un régime basé sur l’adoption d’institutions et de pratiques reconnues par l’Occident comme démocratiques, ou du moins comme similaires aux siennes .
Cette « idéologie de la Montagne » est souvent dénoncée comme étant responsable des clivages internes qui continuent à diviser la population libanaise sur des bases d’appartenance religieuses et claniques.
Selon Albert Hourani (1976), l’État au Liban n’a pas été introduit comme une entité qui transcenderait et définirait des réalités locales, mais comme une centralité particulière, issue et contrôlée par les tenants d’une « idéologie de la Montagne » et construite en opposition à la centralité citadine qui la conteste. Par ailleurs, la notion d’identité nationale, ainsi que d’autres notions, comme le patrimoine ou la citadinité, ne suscitent pas de consensus au Liban. Les différents groupes qui occupent le territoire actuel de la République libanaise, en expriment des conceptions différentes, parfois opposées, selon leurs appartenances confessionnelles ou régionales . Ceci pose alors la question de ce qu’est le Liban, qui s’y reconnaît et pourquoi, et de ce qu’est un « Libanais ».
La capitale libanaise – Beyrouth – cité « aussi vieille que le monde » est en fait une ville très jeune. À la fin du XVIIIe siècle, elle ne comptait que 4,000 habitants. Sa population est passée de 20,000 personnes en 1850 à 90,000 en 1880, puis à 130,000 en 1920 et à 160,000 en 1932 . Alors que le Mont-Liban a été souvent lié au mythe de la « montagne refuge », la croissance de Beyrouth n’est pas présentée comme ayant été basée sur des logiques d’enclavement ou de replis communautaires. Elle est plutôt expliquée par sa compétitivité économique et son rôle de relais obligé entre l’Occident et le Moyen-Orient.
Suite aux troubles de 1860 et aux Tanzimats de l’Empire ottoman, les différents acteurs dans le Levant ont voulu transformer Beyrouth en centre international du commerce, de la finance, des services et de la communication. En conséquent, le contexte social devait être conforme aux intérêts d’une cité commerciale ouverte à l’extérieur, où les personnes pouvaient se rencontrer en paix et traiter leurs différentes affaires.
Dans le cadre de cette nouvelle idéologie ou fusionnement économique de la société urbaine, tout cloisonnement par rapport au monde extérieur devait être exclu. De même, il n’était pas souhaitable qu’une communauté impose sa culture aux autres, même s’il s’agit de la communauté qui présente les effectifs les plus importants, ou de la communauté la plus « ancienne ». Au contraire, le but était de favoriser une société plurielle, au sein de laquelle des groupes anciennement fondés sur la base de réseaux claniques ou d’appartenances religieuses différentes, puissent gommer les traits de leur culture d’origine et cohabiter dans une structure commune dont le moteur serait le capitalisme .
Ainsi, parallèlement au mythe de la montagne refuge, s’est construit un mythe relatif à la capitale, fondé sur le succès économique rapide où les logiques du marché devaient régner sans contraintes ou restrictions et sans qu’il y ait de projets initiés par le pouvoir central pour regrouper les différents acteurs. Le rôle de l’État étant réduit à la valorisation de l’initiative individuelle . C’est du moins l’idéologie dominante des années de l’Indépendance.
Cependant, l’émergence et la croissance de la capitale, et plus tard, son extension en périphérie n’ont pas été accompagnés par l’anonymat qui caractérise les villes . Le brassage n’a pas eu lieu entre les populations socialement et confessionnellement différentes arrivées dans la ville suite à l’exode rural, à la crise de la sériciculture, à l’ouverture du pays à l’économie mondiale, à la construction du réseau routier et au développement du port de Beyrouth. Les chrétiens et musulmans gonflèrent les noyaux préexistants et les banlieues s’étalèrent le plus souvent, mais non exclusivement, selon des logiques confessionnelles .
Le contexte urbain et l’économie capitalistique n’ont pas permis le démantèlement des structures communautaires ou claniques. Les groupes sont restés ainsi attachés à leurs localités ou à leurs pays d’origine, considérés comme les espaces centraux des différentes communautés et des différents ensembles politiques ou claniques libanais. Des territoires en réseau de ces « espaces vitaux » se sont ainsi constitués dans la capitale et ses périphéries empêchant la construction d’une identité ou d’un mode de vie propre à cet espace urbain .
Cette configuration de la ville, ainsi que la diffusion rapide de l’urbanisation ont fait en sorte que l’évocation de la ville de Beyrouth renvoie actuellement à un espace dont les frontières sont très floues. Pour certains Libanais, « Beyrouth » commence à partir de Jounieh , alors que pour d’autres, « Beyrouth » commence à partir de Choueifat . Il est d’usage, au Liban, d’évoquer le « Grand-Beyrouth » pour évoquer la partie centrale du Liban, sans que le périmètre de cette entité ne soit défini par une quelconque autorité administrative.
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