La modélisation de l’expression des maladies transmissibles, vers une intégration de l’individualité
La peste : un système pathogène complexe appréhendé par la modélisation
La complexité : une nouvelle orientation donnée au paradigme systémique
Le paradigme systémique a jeté les bases des théories de la complexité en ce qu’il a permis, en réaction au paradigme réductionniste de Descartes, de « restituer aux phénomènes toutes leurs solidarités » (Bachelard, 1934, p. 134 ; Le Moigne, 1999). Son apport majeur, en ce qui concerne les maladies transmissibles, tient dans la considération de la toile des causalités (Krieger, 1994) ou du complexe de causes (Rothman, 1976) : nous avons exposé précédemment (chapitre 2), l’évolution des recherches ayant conduit à considérer le déclenchement d’une maladie au niveau individuel, ainsi que le déclenchement d’une épidémie au niveau d’une population, comme résultant de l’intervention de multiples facteurs relevant de différents niveaux, liés les uns aux autres, aux effets multiples, apportant un caractère indéterminé à la maladie. N’est-ce pas là la reconnaissance de la complexité apparente d’une maladie comme la peste, si l’on considère que le terme complexité désigne, au premier abord, un tissu (complexus = ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogènes inséparablement associés ? Aussi, la théorie des systèmes est, depuis longtemps, concernée par l’étude de systèmes que l’on qualifie aujourd’hui de complexes. Elle contenait les germes des théories de la complexité par sa considération des interrelations entre les facteurs et la possibilité de boucles de rétroaction : « il est indispensable d’étudier non seulement les parties et les processus d’un système de manière isolée, mais également de résoudre le problème crucial de l’organisation, de l’ordre qui les réunit sous l’influence de leur interaction dynamique » (von Bertalanffy, 1968, p. 31, trad. Phipps, 2000). Dès lors, on peut se demander quels sont les apports des théories de la complexité et en quoi celles-ci, associées aux méthodes d’analyse des systèmes complexes, font que la complexité se révèle être davantage qu’une propriété attribuée à un système, et orientent la science vers un nouveau paradigme unificateur des disciplines (Manson, 2001 ; Urry, 2003 ; Gatrell, 2005). D’une manière générale, la recherche sous l’angle des théories de la complexité s’intéresse à la dynamique des systèmes et à la manière dont leur structure globale évolue au cours du temps, dû aux interactions entre leurs parties constituantes (Manson, 2001). Différents champs de la science ont leur propre définition et établissent leur propre mesure de la complexité, si tant est que l’on puisse la quantifier. Ces définitions et mesures, orientées vers leurs propres applications, ne font pas forcément sens lorsqu’elles sont transposées vers d’autres champs (Couclelis, 1988 ; Gell-Mann, M., 1995). Cependant, les théoriciens de la complexité concourent à une vue commune : un système complexe est un tout cohérent dont les interactions entre ses nombreux constituants conduisent à une dynamique de fonctionnement global difficilement prédictible et à l’émergence de propriétés nouvelles, non déductibles de la seule connaissance des éléments isolés. Ainsi, le tout est plus que la somme de ses parties (Morin, 1990 ; Batty et Torrens 2001 ; Manson, 2001 ; Reitsma, 2003 ; Gatrell, 2005 ; Zwirn, 2006). La complexité d’un système repose donc en grande partie sur les interactions entre ses éléments. Une condition essentielle pour qu’un système devienne complexe est que ces interactions soient non linéaires. Pour cette raison, il est impossible, malgré une connaissance parfaite de ses composants, de prévoir son comportement autrement que par l’expérience ou la simulation, à l’aide d’un modèle dynamique représentant explicitement les mécanismes causaux à l’œuvre (Wolfram, 1984 ; Holland, 1995 ; Epstein, 1996 ; Le Moigne, 1999 ; Batty et Torrens, 2001 ; Edmonds, 2005 ; Epstein, 2008).
La complexité dans une perspective holiste : la reconnaissance des effets non-linéaires sur la dynamique globale
L’appréhension d’un ingrédient essentiel à la complexité que sont les non-linéarités a débuté par l’utilisation d’équations différentielles décrivant la dynamique du système d’une manière holiste, c’est-à-dire dans sa globalité. Des travaux d’H. Poincaré (1912), à ceux d’E. N. Lorenz (1963), la contribution majeure des mathématiques à l’étude des systèmes complexes est l’élaboration de la théorie du chaos déterministe (Gleick, 1988) : dans une équation différentielle simple et déterministe, l’existence d’un terme non-linéaire fait que les effets ne sont pas proportionnels aux causes et que de petites variations sur un paramètre ou sur les conditions initiales peuvent avoir pour conséquence un changement drastique de la trajectoire du système et l’instauration d’un régime chaotique totalement imprédictible. Une illustration classique de la théorie du chaos en écologie est la dynamique d’une population animale décrite par l’équation logistique. Cet exemple, relevant de l’écologie théorique, n’est pas sans rapport avec notre questionnement sur l’expression l’une zoonose vectorielle comme la peste dans la mesure où celle-ci résulte de l’association parasitaire entre plusieurs populations dynamiques, hôtes, vecteur et germes provoquant la maladie. Le modèle logistique est très simple car il ne comporte qu’une seule variable d’état dynamique, celle de la population d’une seule espèce. Il se veut toutefois plus satisfaisant que le modèle linéaire malthusien d’une croissance exponentielle, en faisant l’hypothèse que les ressources disponibles, sur un espace donné, sont limitées et qu’il existe une population maximale au-delà de laquelle la population décroît. Cela induit l’existence d’un terme rétroactif limitant la hausse de population quand la densité devient trop élevée, qui rend le modèle nonlinéaire. Dans les années 1970, on s’interroge sur le fait qu’indépendamment de facteurs externes tels la présence de maladie ou de prédateurs, certaines populations se stabilisent, tandis que d’autres suivent des cycles réguliers et d’autres encore fluctuent d’une manière totalement aléatoire. Bénéficiant des progrès du calcul numérique, plusieurs chercheurs établissent alors la forte sensibilité du modèle à la valeur d’un paramètre, le taux de croissance effectif de la population. Selon les valeurs prises par ce paramètre-clé, le comportement du système change drastiquement d’une dynamique régulière vers un régime chaotique (Li et Yorke, 1975 ; May, 1976 ; Feigenbaum, 1978). L’introduction de la théorie du chaos et ses concepts dérivés de sensibilité aux conditions initiales, de bifurcations et d’attracteurs étranges marque donc un premier pas vers le paradigme de la complexité, en rupture avec la conception linéaire des causalités et des dynamiques de la science analytique traditionnelle. J. Gleick écrivait en 1988 (p. 3) : « où commence le chaos cesse la science classique ». Des équations mathématiques reposant sur des hypothèses simples et déterministes, mais intégrant des effets non-linéaires, permettent d’appréhender une réalité complexe et imprévisible. Cela pose les limites de la prédiction et la dissocie de l’explication : ce qui peut être expliqué ne peut pas forcément être prédit (Philippe et Mansi, 1998 ; Manson, 2001 ; Batty, Torrens, 2005 ; Epstein, 2008).
Le traitement de la complexité liée à l’articulation des niveaux par la modélisation bottom-up
La reconnaissance de l’importance des non-linéarités entre les parties du système sur sa dynamique de fonctionnement global marque donc un premier pas franchi vers un paradigme de la complexité. Cependant, une question essentielle adressée par les théories de la complexité est celle de l’articulation des niveaux, des mécanismes reliant l’organisation d’un système observé à un niveau donné au comportement des entités et à la manière dont elles interagissent à un niveau inférieur. Or, l’adoption d’un point de vue holiste sur le système simplifie considérablement les interactions multiples non-linéaires se produisant entre des entités nombreuses, hétérogènes et évolutives. De ce fait, avec une telle perspective, on laisserait de côté une part de la complexité du système liée à la manière dont les entités individuelles interagissent et génèrent des propriétés nouvelles au niveau global, ces dernières exerçant un effet rétroactif sur les actions individuelles. La théorie du chaos déterministe nous a révélé une complexité qui réside dans l’apparition d’une dynamique en apparence totalement irrégulière et désordonnée, issue d’un mécanisme en réalité totalement réglé. En contraste, la complexité d’agrégation, pour reprendre la terminologie de S. M. Manson (2001), traite de comment de l’ordre reconnaissable au niveau de la globalité du système peut émerger de l’interaction plus ou moins aléatoire et désordonnée de ses éléments au niveau inférieur (figure 14).