La mise à disposition ou le prêt de main-d’œuvre
La mise à disposition de salariés (aussi appelée « prêt de main-d’œuvre » ou « détachement de salarié ») intra-entreprises est une pratique courante dans les groupes de sociétés. Elle se définit comme l’opération par laquelle une entreprise envoie travailler un ou plusieurs de ses salariés au sein d’une autre entreprise pour y accomplir une mission. La mise à disposition de salariés entre sociétés d’un même groupe peut, comme dans le cas du transfert, recouvrir des situations diverses. Ainsi, détachement d’un cadre par la société mère dans une filiale aux fins de contrôle ; société confrontée à un problème technique particulier et temporaire pour la résolution duquel elle ne dispose pas de personnel compétent alors qu’une autre société du groupe emploie un spécialiste de la question ; société ayant à faire face de façon prolongée à l’absence d’un de ses salariés ; société confrontée à un surcroît d’activité alors qu’une autre subit une diminution de charge de travail. Il en va également de même pour le cas de plusieurs filiales constituant ensemble une société en participation gérée par la société mère. Leurs salariés pourraient être employés indifféremment pour l’entreprise de la société en participation (qui peut être un chantier par exemple580). 303. D’autre part, la mise à disposition suppose qu’il existe entre l’entreprise prêteuse et le salarié mis à disposition une relation durable qui subsiste pendant le temps où le salarié travaille dans l’entreprise utilisatrice581. Le travailleur extérieur à la société d’accueil demeure sous l’autorité de la société d’origine, prestataire du service582. Aussi, si le rapport de travail entre ce dernier et la société d’origine est rompu, n’est-on plus en présence d’une mise à disposition mais d’un transfert de salarié, ce qui conduit – comme nous l’avons vu – à une novation du contrat de travail par changement d’employeur. En revanche, il n’est pas question que la mise à disposition implique une création d’un lien de subordination entre la société d’accueil et le salarié. Au contraire, très souvent la société d’origine reste le seul employeur de ce salarié. La situation reste toutefois soumise à l’existence d’un contrat de travail, qui met le salarié sous le contrôle de la société d’accueil. Ce dernier peut se retrouver en l’occurrence en présence de deux employeurs conjointement responsables. Néanmoins, la mise à disposition soulève en pratique nombre de questions relatives aux règles générales applicables à ce sujet (1ère sous-section), et aux règles particulières à certains cas spéciaux, telle la mise à disposition dont l’objet consiste en l’exercice d’un mandat social, ou d’un travail auprès d’une filiale à l’étranger (2e sous-section).
Sous-section I : Les règles générales du prêt de main-d’œuvre
Hormis le cas de la mise à disposition de salariés d’une société mère auprès d’une filiale à l’étranger, il n’existe pas de règles spécifiques aux prêts de main-d’œuvre entre sociétés d’un même groupe. Le traitement de cette pratique, très courante en la matière, implique ainsi de se focaliser sur les règles générales du droit commun du travail, afin d’en déduire, à l’aide de la jurisprudence et de la doctrine, des solutions pertinentes pour les salariés des filiales. Nous analyserons donc en deux volets les conditions puis les effets du prêt de main-d’œuvre. I- Les conditions de prêt de main-d’œuvre 305. Pour que la mise à disposition produise ses effets légaux, trois conditions, exigées par la loi et la jurisprudence, doivent se réunir, à savoir : la condition de licité prévue par l’article L.8231-1 du Code du travail ; la condition d’information et de consultation du comité d’entreprise prévue par l’article L. 1233-25 du même Code ; et la condition de l’accord du salarié qu’établit la jurisprudence lorsque la mise à disposition s’accompagne d’une modification d’un élément constitutif du contrat de travail. Il convient de les mettre toutes en relief.
Condition de licéité
En l’absence de disposition légale ou réglementaire spécifique au prêt de maind’œuvre entre sociétés d’un même groupe, cette opération obéit aux règles du droit commun applicables à tout prêt de main-d’œuvre583, interdisant sous peine de sanction pénale, toute opération à but lucratif qui vise : la fourniture de main d’œuvre ayant pour effet de causer un préjudice au salarié qu’elle concerne ou d’éluder l’application des dispositions de la loi, de règlement ou de convention ou accord collectif de travail, cette opération étant dite ‘marchandage’ (C. trav. art. L.8231-1); ou qui a pour objet exclusif le prêt de main-d’œuvre, dès lors qu’elle n’est pas effectuée dans le cadre des dispositions. Dans un arrêt rendu le 12 mai 1998, la Cour de cassation a approuvé les juges du fond d’avoir constaté l’existence d’un délit de prêt illicite de main-d’œuvre. Il s’agit dans cette affaire d’une société mère française (dénommée Comex Service) spécialisée dans l’exécution de travaux sous-marins pour le compte de compagnies pétrolières. Cette société a procédé au licenciement des plongeurs et scaphandriers qu’elle employait et qui ont été mis à sa disposition par sa filiale Sogexpat, ayant son siège en Suisse. Cette dernière, dont le seul objet est la mise à disposition de personnel, n’a ni le matériel, ni les matériaux nécessaires à l’activité des salariés, totalement subordonnée à la société mère française. Selon la Cour de cassation, le but lucratif de l’opération a été bien caractérisé par le fait qu’elle est effectuée à titre onéreux, et qu’elle vise une réduction des charges sociales de la société utilisatrice. Elle cause d’autant plus un préjudice aux salariés concernés, les privant des avantages sociaux. Cependant, il faut tenir compte du fait que l’interdiction prévue en l’espèce ne concerne que le prêt de main-d’œuvre à but lucratif : le cas où l’entreprise prêteuse tire de ce prêt des bénéfices. En effet, l’article précité sous-entend que si ces opérations ne visent pas la réalisation d’un quelconque bénéfice, elles sont réputées licites. Tel en est le cas pour une société filiale, en excédent de personnel par suite d’un sinistre ou de difficultés économiques passagères, qui met à la disposition de sa mère ou d’une autre filiale de son groupe en pénurie, une partie de son personnel pour un « coup de main » 585 . Le pouvoir souverain revient en fait au juge du fond qui doit appuyer sa décision sur des motifs économiques et sociaux effectifs, et établir que la société pourvoyeuse de main-d’œuvre se borne à facturer le coût réel des salaires acquittés durant la période de prêt. C’est en ce sens que le Ministère du travail rappelle que « sont considérées comme réalisées à titre non lucratif les mises à disposition pour lesquelles l’entreprise se fait rembourser à prix constant par l’entreprise d’accueil les seules rémunérations et charges sociales correspondant à l’emploi des personnes détachées (…). La facturation et la perception par l’entreprise d’origine de frais de gestion modérés et justifiés ne présentent pas un motif valable de requalification d’un prêt de main-d’œuvre qui demeure à but non lucratif ».Le Goff, Le droit du travail et sociétés, les relations individuelles du travail. Du reste, la Cour d’appel de Douai a refusé de condamner une société mère, ayant mis un salarié à la disposition d’une filiale, d’avoir commis le délit de marchandage. S’opposant à sa mutation dans la filiale, le salarié avait fait l’objet d’une procédure de licenciement par son employeur, la société mère. Il a envoyé celle-ci devant la Cour d’appel de Douai (après avoir été débouté de ses demandes par le Conseil des Prud’hommes de Lille), en qualifiant l’article 4 de son contrat de travail, qui prévoit sa mutation dans la société filiale, comme constitutif d’un prêt illicite de main-d’œuvre, et/ou de marchandage. Mais la Cour d’appel de Douai a confirmé la décision du Conseil des Prud’hommes en affirmant que l’opération de prêt de main-d’œuvre n’a pas eu pour effet de léser le salarié sur ses conditions de rémunération et ses droits sociaux. Elle a fait valoir que « le préjudice invoqué par le salarié, lié à la possibilité en application de l’article 4 du contrat de travail, de lui imposer une mutation, n’est pas constitué du seul fait de la mise à disposition (…) il en résulte que le délit de marchandage n’est pas constitué. ».
Absence d’incidence de l’accord du salarié mis à disposition
A la différence du transfert du salarié, la mise à disposition (ou le prêt du salarié à but non lucratif) n’entraîne pas en soi une modification du contrat de travail nécessitant un accord préalable du salarié 588 . La raison en est que le salarié continue de dépendre de son employeur d’origine quant à ses droits pécuniaires. Dans ce sens, la chambre sociale de la Cour de cassation589 décide que « la mise à disposition d’un salarié n’entraîne pas en soi une modification de son contrat de travail ; qu’ayant relevé, d’une part, qu’il résultait de l’article 16 de la convention constitutive du 27 juin 2001 que les salariés de la Croix Rouge continueraient à dépendre de leur employeur quant à leur droit, leur rémunération, la gestion de leur carrière et de leur emploi, dans le cadre des dispositions du code du travail et de la convention collective nationale de la Croix Rouge de 1986 et que le pouvoir disciplinaire à leur égard continuerait à être exercé par le responsable hiérarchique du pouvoir de nomination selon les règles qui lui sont propres, d’autre part, que ni le lieu ni la qualification ni la rémunération ni la durée du travail de ces salariés n’étaient modifiés, la Cour d’appel a pu décider que la constitution syndicale inter-hospitalière n’entraînait aucune modification du contrat de travail des salariés de la Croix Rouge française ; que le moyen n’est pas fondé590 ». 310. Cependant, le consentement du salarié sera exigé si la mise à disposition s’accompagne d’une modification de l’un des éléments qui constituent le socle du contrat de travail (lieu de travail, qualification, rémunération ou durée de travail), ou si l’employeur d’origine abandonne tout ou partie de ses prérogatives d’employeur. La question se pose du reste de savoir à quel moment on peut considérer qu’il existe une modification d’éléments constitutifs du contrat de travail. Cela ne pose pas de problème lorsqu’il s’agit d’une modification de la rémunération du salarié. Selon la Cour de cassation, « la rémunération du salarié, qu’il s’agisse de son niveau ou de son mode de calcul, constitue un élément de son contrat de travail qui ne peut être modifié sans son accord 591 ». Une légère réduction du salaire peut également constituer une modification de la rémunération qui nécessite un accord préalable du salarié si elle est moins favorable pour lui. Il en va pareillement pour la durée du travail mentionnée au contrat, qui constitue un élément essentiel de ce contrat 592 . La société mère ou filiale d’accueil ne peut imposer au salarié mis à sa disposition une durée plus longue ou moins longue que celle prévue dans son contrat. Sinon, on n’est davantage devant une mise à disposition que devant un transfert, impliquant le consentement préalable du salarié. Cependant, puisque le travail se déroulera dans une autre société que celle d’origine, ce changement nécessite souvent une nouvelle répartition des horaires au sein de la journée ou de la semaine, qui peut être librement décidée par cette société. Mais cette répartition est conditionnée, selon la jurisprudence, par le fait qu’elle n’entraîne pas une modification de la durée contractuelle du travail ou de la rémunération contractuelle 593 . Ainsi si la société mère ou filiale d’accueil suit un horaire variable ou discontinu différent de la société d’origine qui adopte un horaire fixe ou continu, le passage du salarié de l’une à l’autre ne constitue pas une répartition des horaires mais une modification du contrat de travail.