La méthode du lexique-grammaire
Origines et principes théoriques du lexique-grammaire
La méthode du lexique-grammaire a vu le jour à la fin des années 1960 au L.A.D.L. (Laboratoire d’Automatique Documentaire et Linguistique) de l’Université Paris VII. Son fondateur, Maurice Gross, est un ingénieur polytechnicien fasciné par la linguistique et se fixe un objectif ambitieux : procéder à une description fine du lexique français en vue d’applications informatiques (notamment, la traduction automatique). Le lexiquegrammaire puise ses racines dans la grammaire transformationnelle de Zellig S. Harris, que nous allons illustrer rapidement.
La grammaire transformationnelle de Zellig S. Harris
La grammaire distributionnelle de Zellig S. Harris est inspirée du travail de Bloomfield sur les classes formelles finalisé dans le distributionnalisme, courant linguistique né dans les années 1940 et fondé sur le concept de distribution. Ce dernier consiste en la détermination des règles régissant la mise en relation des unités structurales de la langue. La notion de distribution l’emporte sur les notions de fonction et de signification, se configurant ainsi comme la seule relation pertinente entre ces unités. Le concept de distribution en appelle deux autres, ceux d’environnement et de substitution. Le premier désigne les co-occurrents d’un élément de la langue (c.-à-d., les éléments qui se trouvent à sa gauche et à sa droite dans un énoncé). Le deuxième est une opération qui permet de vérifier si deux éléments de la langue ont la même distribution, les substituant l’un à l’autre. Suivant Bloomfield, Harris affirme que la description du sens ne peut pas être séparée de la description de la forme. Avec la publication de Mathematical Structure of Language (1968 ; traduit par M. Gross en français trois ans plus tard), Harris formalise la notion de transformation, sur laquelle il avait déjà commencé à travailler depuis 1952. Le but de la grammaire transformationnelle est d’identifier les combinaisons d’éléments linguistiques qui forment des phrases acceptables. Plus que la construction des phrases, la notion de transformation s’intéresse à découvrir quelles relations les phrases entretiennent entre elles : « Notre méthode comporte tout d’abord une théorie des relations entre les phrases. Cette approche de la grammaire consiste à se demander en premier lieu, non pas comment les phrases sont segmentées […], mais comment les phrases sont reliées entre elles. La relation de base qui se trouve établie ici joue entre les schémas de phrases qui exigent les mêmes choix de mots pour fournir des phrases acceptables. […] En mettant en lumière entre les schémas de phrases une relation stable qui concerne l’acceptabilité du choix des mots, la grammaire transformationnelle se donne la possibilité de restreindre le problème du choix des mots à l’ensemble fini des phrases élémentaires ; à partir de là, elle étend à l’aide de transformations récursives les acceptabilités de choix de mots à l’ensemble dénombrable des phrases. » (1971 : 55-56) La notion de transformation sert ainsi de base méthodologique à l’étude de la structure des phrases. Harris est également connu pour ses travaux en analyse du discours, La méthode du lexique-grammaire – 106 – notamment pour ses travaux sur les sub-languages (sous-langages), dont HARRIS et al. (1989) sur le sous-langage de l’immunologie est un exemple.
De la grammaire transformationnelle harrissienne au lexiquegrammaire
Suite aux études de Harris sur les transformations, deux importants modèles théoriques voient le jour : le générativisme de Noam Chomsky aux Etats-Unis (fin des années 1950) et le lexique-grammaire de Maurice Gross en France (fin des années 1960). Bâti autour des notions d’innéité et de créativité, le générativisme chomskyen retravaille la notion harrissienne de transformation et professe la suprématie de la syntaxe, se proposant d’expliquer les irrégularités du lexique par des règles de type syntactico transformationnel. Il n’en est pas de même dans le lexique-grammaire mis au point par Maurice Gross, dont le premier pas est la description de 3000 verbes du français régissant une complétive ou une infinitive (GROSS 1968). Gross proclame la différence de base du lexiquegrammaire par rapport à toutes les autres études transformationnelles dans son Méthodes en syntaxe (1975), à savoir l’étude des phrases simples – et non pas des phrases complexes106 – et des transformations qu’elles peuvent subir. Tant les courants de la syntaxe générative (Chomsky) que celui de la sémantique générative (Fillmore, Lakoff) sont ciblés par le linguiste français, qui souligne que l’énonciation de règles sur les faits linguistiques ne peut pas se faire sur des a priori, mais doit suivre des critères strictement empiriques. Particulièrement visé est le traitement des irrégularités : « Il importe de bien noter que les notions de règle et d’exception sont strictement statistiques. […] Il est nécessaire d’avoir fait un décompte précis des cas possibles pour arriver à des telles situations. Or […] ce n’est jamais le cas, ni en grammaire traditionnelle, ni en grammaire transformationnelle. Il est donc surprenant de voir se constituer une théorie des règles et des exceptions (Lakoff 1970) sans que son auteur se soit jamais préoccupé d’effectuer un dénombrement quelconque des éléments concernés par ses exemples de règles. De même, Chomsky (1969) a opéré une distinction entre phénomènes « généraux » traités par des transformations, et phénomènes « particuliers », c’est-à-dire « rares », traités au moyen d’une représentation lexicale abstraite. » (1975 :224) Une autre profonde divergence du lexique-grammaire avec le générativisme concerne la notion de créativité, assimilée par Chomsky au caractère infini du langage : « Nous considérons que compte tenu des possibilités combinatoires existant au niveau des seules phrases simples, la notion de créativité pourrait très bien trouver une place dans le cadre de processus finis. » (1975 : 18)
Points de rupture avec la grammaire traditionnelle
Les critiques de Gross ne ciblent pas uniquement le générativisme. De même, le linguiste signale les limites de la théorie grammaticale traditionnelle. Tout d’abord, le fait que cette dernière soit fondée sur l’association entre forme et sens : « Les grammairiens ont souvent tenté de relier les formes du langage à leur sens. […] Ils ont constaté que certaines formes réapparaissaient souvent dans le langage, et que ces mêmes formes déclenchaient à chaque fois la même intuition de sens (par exemple, le suffixe –ment combiné à des adjectifs divers déclenche l’intuition de manière). Nous dirons que les grammairiens ont alors opéré une attribution absolue de sens à certaines formes. La méthode traditionnelle soulève de nombreuses difficultés. Pour toutes ces descriptions, il est aisé de montrer que l’association opérée entre sens et forme n’a aucune généralité, les exemples corrects étant aussi nombreux que les exceptions. » (1975 : 30) La grammaire traditionnelle, autant que le générativisme, a eu la limite de fournir des descriptions des classes grammaticales en intension et non pas en extension : « Les grammairiens ont toujours cherché à prédire certaines propriétés à partir d’autres, de nature éventuellement différente. Mais les classes définies par les propriétés n’étant jamais définies en extension, les contre-exemples à ces prédictions sont toujours nombreux et faciles à trouver. » (1975 : 217) D’une façon générale, on peut dire que les reproches que Gross fait à ses prédécesseurs grammairiens concernent, d’un côté, le manque d’empirisme, d’un autre, la terminologie grammaticale. Tel est le cas de la discussion autour de la dénomination de pronom (GROSS 1968), pour en citer un exemple. En ce qui concerne l’objet de la description linguistique, Gross tient à se démarquer des lignes-guides établies par Saussure (les élèves de Saussure, plutôt) dans le Cours de Linguistique Générale, surtout de la séparation entre l’étude synchronique et l’étude diachronique de la langue. Il serait difficile d’isoler un état de langue relatif à une époque donnée, car des traces d’un état de langue d’une autre époque pourraient y persister. Tel est par exemple le cas des éléments du français classique demeurant dans le français contemporain littéraire ou cultivé. Voulant trouver une analogie dans une autre science en faveur de la non-séparation des deux descriptions, GROSS se sert de l’étude des fossiles en biologie et de la relation que cette dernière entretien avec l’étude des animaux vivants : « […] La distinction saussurienne diachronie-synchronie […] des données linguistiques est acceptée par la quasi unanimité des linguistes contemporains, et pourtant la justification qu’en ont donné les auteurs du Cours de Linguistique Générale attribué à Saussure est loin d’être convaincante. […] « Saussure » n’opère que par analogie. Il introduit une classification des sciences dans laquelle « les sciences opérant sur des valeurs » sont privilégiées, la linguistique et l’économie politique sont de telles sciences. […] Il est possible que cette classification ait été justifiée par quelqu’auteur du dix-neuvième siècle, mais elle apparaît aujourd’hui comme totalement arbitraire. (1975 : 226) […] Il est par contre une analogie qui nous semble présenter un intérêt plus direct du point de vue de cette opposition, et qui était disponible à l’époque où Saussure donnait son cours. Il s’agit de l’analogie avec la classification biologique. Les problèmes apparaissent comme entièrement parallèles. D’une part se pose le problème de décrire des animaux vivants, de l’autre des langues vivantes. Mais de la même manière que la biologie est concernée par les fossiles, la linguistique est concernée par les langues mortes. […] La seule différence qui existe entre l’étude des fossiles et celle des animaux vivants est d’ordre strictement pratique, certainement pas théorique. […] La situation est exactement la même en linguistique. Alors que le locuteur d’une langue vivante peut construire de nombreux exemples significatifs, le linguiste étudiant une langue morte est réduit à n’utiliser que du corpus, c’est-à-dire des données très rares. En particulier, il est pratiquement privé de toutes les informations de non-acceptabilité. […] « Saussure » a également essayé de donner un argument purement linguistique en faveur de la séparation des descriptions. […] Autrement dit, lorsque l’on décrit un état de langue, on n’a pas à faire appel à d’autres états de la langue. Or, […] dans de nombreuses descriptions synchroniques, il s’introduit des formes qui ont souvent une interprétation diachronique naturelle. » (1975 : 227) « Nous considérons donc que l’objet de la linguistique n’a aucune raison d’être constituée d’un état synchronique de la langue. […] Un état de langue comporte simultanément des niveaux diachroniques et dialectaux variés. » (1975 : 228)