Vers une dialectique entre l’éthique entrepreneuriale et l’anthropologie de la morale
Malgré l’évidente proximité terminologique, la manière d’appréhender l’éthique entrepreneuriale n’a rien en commun avec l’anthropologie de l’éthique. En prenant un peu de recul, ne pas se concentrer exclusivement sur l’aspect managérial ou communicationnel, permet d’étudier la morale telle qu’elle est prise à parti dans la société et dans un groupe donné. Il est aussi possible avec l’approche de l’anthropologie de l’éthique et de la morale, de penser un changement de mode de raisonnement éthique au sein d’une société ou d’un groupe. C’est en utilisant ces méthodes que j’espère poser une lumière nouvelle sur l’objet « éthique entrepreneuriale », en ce qu’elle témoigne d’un tournant social plus général. récemment que le projet d’une anthropologie de l’éthique et de la morale est apparu. Dans plusieurs ouvrages et articles, Abraham et May Edel — le premier philosophe et la deuxième anthropologue — effectueront des passerelles pour une discussion entre les deux disciplines au sujet de l’éthique. L’anthropologie a su amener dans les premiers temps la preuve d’une grande diversité de systèmes moraux et la philosophie a su de son côté, nourrir le débat anthropologique de clés conceptuelles (Edel, 1959, 1962) et de finesse analytique. La difficulté à ethnographier l’éthique et la morale — que nous verrons plus tard — ainsi que l’impératif de ne pas prendre la morale comme une sorte de superstructure par exemple, n’arrangent pas la difficile introduction de cet objet dans l’anthropologie classique dans ce champ autrefois dominé par la philosophie. Edel propose des 1962 que la morale devrait être une catégorie d’investigation pour l’ethnographe.
« The question is not wether morality should be a dinstinct category or seperate chapter in organizing descriptive materials. It is rather whether morality should constitute a separate category of investigation for the ethnographer, as technology and religion (…) ’ (Edel, 1953 : 652) La morale est à la fois omniprésente, mais aussi absente des multiples synthèses (Malinowski, 1963/1922). L’étude de l’interaction entre les autres institutions de la société et la morale a d’abord été le point d’entrée (Durkheim ; Malinowski 1967/1926 ; Evans-Pritchard, 1950). La morale a d’abord été pensée par le biais de la violation, et les sanctions associées, obligations morales régissant la société. Dans une perspective durkheimienne, la morale est indissociable du fait social et dans une perspective boasienne, elle l’est du culturel. Dans les deux cas, cette vision empêche une étude spécifique de cet objet (Fassin, 2013). Cette idée que la morale fait intrinsèquement partie du social, est très certainement restée et a rendu l’étude de cet objet singulièrement longtemps impensable.
Héritière de Durkheim et Kant, une ethnographie des moralités voit cependant le jour, avec des auteurs comme Ladd (1957), Signe Howell, (1997), Kenneth Read (1955). En étudiant les normes et les valeurs « qui sous-tendent les moralités locales (…) et leur inscription concrètes dans la vie quotidienne » (Fassin, 2013 : 8), cette ethnographie a eu le mérite d’ouvrir un pan de l’anthropologie jusqu’à lors peu exploré. La deuxième approche, hérité de Foucault, et donc plus lointainement d’Aristote, se concentre sur les rapports entre l’individu et la morale, il a théorisé la nécessité à penser l’individu en sujet éthique. Après les travaux de Talal Assad (1993) et l’attention portée aux subjectivités des individus s’opposent à la vision classique de la morale comme superstructure. Un déplacement de la morale vers une subjectivité « Il s’agit en effet de considérer que les développements contemporains de discours et de pratiques se revendiquant de la morale et de l’éthique sont le fait d’une histoire, qui est principalement celle du monde occidental et de sa relation avec le reste du monde, et ont une signification politique qui excède les valeurs et les sensibilités déployées. » (Fassin, 2013 : 9)
Les difficultés pour former une anthropologie de la morale ou de l’éthique viennent d’une vision particulière de la morale qui complique son appréhension, mais il faut ajouter à cela le relativisme culturel qui a longtemps fait figure de barrière pour une anthropologie de la morale. Le problème du jugement moral et de l’ethnocentrisme, l’aspect normatif et évaluatif (Fassin, 2013 : 6) ont servi d’argument contre l’investissement de l’anthropologie dans cet objet. Le relativisme culturel a servi contre les tentatives d’universalisme issu du passé colonialiste dans d’autres cas. Le souvenir amer de la participation d’anthropologues au colonialisme a laissé un traumatisme, l’anthropologie s’interdisant désormais tout discours moralisant.