La « managérialisation » du développement durable
Longtemps considérées comme des questions relevant respectivement de l’éthique individuelle et des politiques publiques, la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) et le développement durable (DD)1 se présentent désormais comme de nouveaux objets d’expertise et d’intervention managériale. Plusieurs travaux ont ainsi souligné un mouvement que l’on peut qualifier de « managérialisation » du développement durable (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004; Aggeri et al., 2005; Vogel, 2005). Depuis la fin des années 90 se développent ainsi une série de nouveaux acteurs et de marchés proposant des cadres de gestion du développement durable ou de la responsabilité sociale des entreprises. Les concepts de RSE et de développement durable se constituent ainsi en de nouveaux « espaces d’action » (Aggeri et al., 2005), c’est-à-dire en un ensemble de discours, d’acteurs, de pratiques et de connaissances spécifiques. Sous l’impulsion de nouveaux prescripteurs (Hatchuel, 1995), le développement durable se présente désormais comme un objet d’intervention managérial systématique, distinct des cadres traditionnels de gestion de l’environnement, des ressources humaines, ou de l’éthique des managers. La portée du mouvement actuel : des interprétations contrastées Ce mouvement de managérialisation suscite des réactions contrastées dans les milieux académiques et de praticiens. De manière schématique, il est possible de distinguer ceux qui interprètent ce mouvement comme le signal d’un changement radical de paradigme pour la gestion des organisations publiques et privées (Gladwinn, Kennelly et Krause, 1995; Elkington, 1998b; Post, Preston et Sauter-Sachs, 2003), d’autres observateurs, qui, à l’inverse, y voient une forme de mystification (Norman et MacDonald, 2004; Doane, 2005), une manifestation d’hypocrisie organisationnelle (Brunsson, 2003), une mode managériale (Midler, 1986; Abrahamson, 1991) ou au mieux un mouvement qui, tiré par la volonté d’intégrer les dimensions environnementales, économiques et sociales de l’entreprise, est de portée limitée (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004; Vogel, 2005). Ainsi, de nombreuses incertitudes et de nombreux débats subsistent quant à la pérennité de ces dynamiques émergentes, leur portée réelle et les modalités de leur pilotage. L’idée même d’un engagement sociétal de la part des entreprises continue à alimenter des débats contradictoires (Bowen, 1953; Levitt, 1958; Friedman, 1962; Sundaram et Inkpen, 2004). Difficultés d’interprétation et crise de qualification des phénomènes Ces débats contradictoires peuvent être interprétés comme les révélateurs d’une difficulté plus fondamentale à qualifier les phénomènes en cause, et à penser l’action dans le champ du développement durable ou de la RSE. Ces difficultés, si elles divisent les praticiens, peuvent aussi s’avérer problématiques dans des milieux académiques, qui peinent à s’accorder sur une définition commune des concepts, sur la caractérisation de pratiques « responsables », ou sur la mesure et l’évaluation des performances des démarches d’entreprise en matière de RSE et de développement durable.Plutôt que de s’engager dans des débats normatifs concernant le bien fondé de telles pratiques, ces difficultés nous semblent appeler une analyse plus systématique des transformations en cours. Dans le cadre de ce travail de thèse, nous chercherons ainsi à analyser les rationalisations gestionnaires contemporaines dans le champ du développement durable et de la RSE. Pour avancer dans cette perspective, une étape préalable consiste à considérer les concepts de RSE et de développement durable à l’aune de l’histoire des mouvements de transformation des entreprises. Dès lors, comment caractériser le développement durable et la RSE si on considère ces concepts sous l’angle des grandes vagues de rationalisation historiques des entreprises ?
Un processus de rationalisation ouvert, génératif et multi-niveaux
Quatre points apparaissent particulièrement importants afin de mieux caractériser les concepts de RSE et de développement durable en tant que vague de rationalisation et de préciser les enjeux de leur étude. Premièrement, la philosophie managériale associée aux concepts de développement durable et de RSE n’est pas stable et est retravaillée en fonction des contextes dans lesquels elle est mobilisée. La philosophie managériale associée aux concepts de RSE et de développement durable apparaît malléable, poreuse et polysémique, de portée large et transversale : – Si le rapport Bruntland fournit une définition canonique du développement durable, décrit comme « un développement apte à répondre aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » (Bruntland, 1987), les travaux se livrant à un recensement soulignent l’aspect protéiforme et la diversité d’acceptions de la notion (Godard, 1994; Gladwin, Kennelly et Krause, 1995; Aggeri, 2004a). Par ailleurs, en élargissant les problématiques plus traditionnelles d’éco-développement pour y adjoindre des dimensions sociales (lutte contre la pauvreté, équité sociale, etc), la portée du concept de développement durable apparaît extrêmement large. – Dans le champ des entreprises, la réflexion sur le développement durable a été l’occasion de réactiver et réactualiser des débats plus anciens sur la Responsabilité Sociale de l’Entreprise. Le concept de RSE cristallise un ensemble hétérogène d’approches qui viennent interroger l’inscription de l’entreprise dans la société. De manière générale, on peut considérer que la RSE renvoie à la reconnaissance, par les entreprises, d’un rôle social allant au-delà de leurs responsabilités strictement économiques et à l’idée qu’elles doivent tenir compte de l’impact social de leurs activités et décisions (Bowen, 1953). le concept de RSE apparaît tout aussi ambigu et polysémique que le concept de développement durable. A l’image du développement durable, de nombreux analystes ont mis en évidence le caractère flou et culturellement situé du concept de RSE et de sa signification, profondément altéré par le contexte socioculturel dans lequel il est mobilisé (Jonker, Wagner et Schmidpeter, 2004; Matten et Moon, 2004; Habish et al., 2005; Pasquero, 2005; Gond, 2006b; Igalens, Déjean et El Akremi, 2007). Deuxièmement, les traductions managériales concrètes des concepts de RSE et de développement durable sont multiples et potentiellement infinies. Au sein d’une entreprise, les champs d’application de tels concepts apparaissent non bornés, traversant l’ensemble des secteurs d’activité ou des fonctions de l’entreprise. De même, une très large palette de pratiques et de projets semble pouvoir être rattachéé aux concepts de développement durable et de RSE : l’Investissement Socialement Responsable, le commerce équitable, les pratiques d’éco conception, les marchés du bas de la pyramide, etc (cf. schéma 0.1). Ainsi, les concepts de RSE et de développement durable, en tant que philosophies managériales génériques (PM), peuvent en être mobilisées et déployées sur une multitude de projets de rationalisation plus précis. En complétant ces philosophies par un contenu technique et des schémas organisationnels plus précis, ces projets incarnent et traduisent les concepts de RSE et de DD en réalités managériales. Toutefois, incarner la notion de développement durable dans une technique managériale particulière ne suffit pas à fermer l’ensemble des pratiques dites responsables ou durables. Une technique qui permettrait de « donner corps » à la notion de développement durable ne se présenterait donc pas comme l’aboutissement d’un processus de conception, mais plutôt comme une solution locale et temporaire, dans un ensemble de 5 déclinaisons plus vaste et appelé à s’étendre. Ainsi, les concepts de RSE et de DD semblent regrouper un ensemble de vagues de rationalisations non fini et en extension permanente (cf. schéma 0.1).