La maitrise de l’orthographe des élèves issus de milieux socioéconomiquement défavorisés :
Quel que soit le milieu de provenance des élèves, l’analyse fine des épreuves d’écriture de cinquième secondaire dévoile que les résultats des élèves en orthographe sont les plus bas. Depuis la toute première épreuve écrite de mai 1986 (CSÉ, 1987), ce volet est jugé comme faiblement réussi pour l’ ensemble des élèves québécois (Blais, 2008; MÉLS, 2012) et son taux de réussite n’aurait pas progressé entre 1989 et 2008 (Lombard, 2012). Selon Chartrand (2012), la moyenne pour ce critère ne se serait jamais élevée à plus de 60 % depuis près de 30 ans.
Les difficultés orthographiques des élèves s’expliquent notamment par la complexité du système graphique du français (Catach, 1978). Qualifiée d’opaque, la langue française ne présente pas de relation biunivoque entre ses sons et ses marques écrites (Cogis, 2005). En effet, la correspondance entre ses phonèmes (sons) et ses graphèmes (marques écrites) n’est respectée que dans 71 % des cas (Fayol & Jaffré, 2008). À titre d’exemple, le phonème /0/ peut être graphiquement représenté par plusieurs formes graphiques, telles que -eau, -0, -ô, au, etc. Inversement, le graphème -0 n’ est pas toujours reproduit par le phonème /0/, notamment lorsqu’il fait partie d’un digramme, comme -oi, -on ou -00.
La présence de lettres muettes est également complexe pour les scripteurs en apprentissage (Fayol & Jaffré, 2014), ce qui est particulièrement vrai lorsqu’il est question d’orthographe grammaticale. Dans une phrase comme Ils ouvrent le coffre à jouets, où les graphèmes -s (jouets) et -nt (ouvrent) sont inaudibles, le scripteur doit accéder au sens de la phrase et au contexte afin de marquer les accords. La réalisation de ces derniers implique un certain degré d’abstraction, puisque l’élève doit mobiliser des marques écrites qui ne respectent pas la correspondance graphophonétique et qui, surtout, diffèrent en fonction de la syntaxe et des classes et règles grammaticales en jeu. Cogis, Brissaud, Fisher et Nadeau (2016) expliquent que «l’existence d’une multiplicité de fonctionnements qui n’obéissent pas à un principe unique dans un même domaine génère de l’incertitude [ … ] et oblige le scripteur à une grande activité d’analyse quand il écrit» (p. 126). Cogis et al. (2016) considèrent que, pour analyser la phrase, l’élève doit développer une capacité de mise à distance avec la langue, ce qui signifie que l’élève doit être en mesure de comprendre les règles de fonctionnement du système et du code linguistiques. Il s’agit notamment de développer des capacités métalinguistiques, qui concernent « la compréhension des concepts grammaticaux et de la tenninologie grammaticale ainsi que la capacité à analyser consciemment les structures de la langue» (Simard, Dufays, Dolz et Garcia-Debanc, 2010, p. 154).
Maitriser le système graphique du français est donc un processus de longue haleine et pose de nombreux défis aux apprenants, comme en témoignent les résultats aux épreuves écrites de cinquième secondaire (Blais, 2008; Chartrand, 2012; MÉLS, 2012). Ces difficultés orthographiques à la fin des études obligatoires sont loin d’être négligeables en raison de la place prépondérante qu’occupe la maitrise de l’orthographe dans le processus scriptural (Bourdin, Cogis & Foulin, 2010). Des études en psychologie cognitive révèlent qu’une bonne gestion de l’orthographe en situation de production écrite permet au scripteur de rédiger des textes de plus grande qualité (Alamargot, Lambert & Chanquoy, 2005; Bourdin et al., 2010). Ce phénomène est dû au fait que l’ automatisation de l’orthographe permet à la mémoire de travail de se décharger et d’ainsi allouer des ressources attentionnelles qui profitent aux autres aspects de la langue écrite. Dès lors, développer sa compétence en orthographe s’avère fondamental pour développer plus largement sa compétence en écriture (Bourdin et al., 2010).
En ce qui concerne plus spécifiquement les élèves issus de milieux socioéconomiquement défavorisés, certaines contributions québécoises ont mis en évidence que leur maitrise de l’orthographe lexicale est plus faible au primaire que celle d’élèves de milieux plus favorisés (Bégin, Saint-Laurent & Giasson, 2005; Boudreau, Nootens & Diallo, 2015). En France, des chercheuses ont fait valoir qu’ils ont également maille à partir avec l’orthographe grammaticale (Brissaud, Cogis & Totereau, 2014; Manesse & Bégin, 2009; Totereau et al., 2013). Les études de Manesse et Bégin (2009) et de Totereau et al. (2003) montrent que l’entrée au collège (l’entrée au premier cycle du secondaire) représente un moment de vulnérabilité pour les élèves issus de milieux socioéconomiquement défavorisés, au point où leur l’apprentissage de l’orthographe grammaticale stagnerait pendant près de deux ans (Manesse & Bégin, 2009). Ces constats ne sont pas sans rappeler un récent avis de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ, 2016), qui souligne le déclin des performances dans la discipline français pour l’ensemble des élèves en transition primaire-secondaire. Selon l’ISQ (2016), « [lJa moyenne en français ainsi que celle en mathématiques baissent de façon significative entre les deux ordres d’enseignement» (p. 8).
Cette difficile transition entre le pnmaIre et le secondaire en ce qUI concerne l’apprentissage de l’orthographe suscite de nombreux questionnements. Pour Vaubourg (2015), c’est la continuité pédagogique non assurée lors de cette transition qui est à critiquer. Manesse et Bégin (2009) avancent une hypothèse connexe, voulant que les résultats plus faibles des élèves issus de milieux socioéconomiquement défavorisés en transition primaire-secondaire soient possiblement causés par un enseignement non systématique de certains contenus grammaticaux dès l’entrée au secondaire. De leur avis, « [ … ] toute une frange de compétences supposées acquises [ … ] ne sont même plus objet d’apprentissage ni de contrôle au collège» (Manesse & Bégin, 2009, p. 25). Les chercheuses supposent que la grande hétérogénéité des savoirs des élèves s’avère problématique pour les enseignants, étant donné que ces derniers « n’ont vraisemblablement plus le temps de consacrer du temps à un accord qu’ils voudraient acquis; les résultats des élèves de ZEp3, sur ce qui fait partie des fondements de l’orthographe, restera (sic) bien en deçà de ceux des autres élèves et sans recours [ … ]» (Manesse & Bégin, 2009, p. 26). Ces réflexions laissent entrevoir que l’ enseignement de l’orthographe et de la grammaire doit continuer à être rigoureux et systématique au secondaire, ce qui semble encore plus vrai en milieux socioéconomiquement défavorisés.
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