La question de la possibilité de la logique des normes
Qu’ est-ce que la logique philosophique? Les réponses à cette question peuvent grandement varier d’un auteur à l’autre. Toutefois, dans ce mémoire, nous allons retenir celle que proposa von Wright en 19993 . Celle-ci, peut se résumer ainsi: la logique philosophique a comme principal objectif de clarifier nos intuitions concernant certaines notions à l’aide de systèmes formels. Cette clarification s’effectuera en identifiant les lois logiques déterminant l’usage correct des notions investiguées. Par exemple, suivant cette conception de la logique philosophique, la logique aléthique permet de clarifier nos intuitions concernant les notions de nécessité, de possibilité, d’ impossibilité et de contingence en reconnaissant les lois logiques déterminant l’usage correct de ces notions. Quant à la logique déontique, celle-ci cherche, selon von Wright, à clarifier nos intuitions à propos des notions déontiques. Le terme « déontique )} provient de l’adverbe grec « ÔSOVTffiÇ )} que nous pourrions traduire en français par la locution « comme il convient )}.4 Dans le langage naturel, plusieurs notions peuvent être employées dans un énoncé afm de spécifier « ce qu’ il convient )} d’être le cas ou d’être fait. C’ est le cas notamment de l’ impératif, du devoir, de l’ obligation, de la permission et de l’ interdiction.
Ces notions, nous les dénoterons désormais comme les notions déontiques. Dès lors, la logique qui s’intéresse à ces dernières, selon von Wright, semble pouvoir se définir ainsi : Définition de la logique déontique : La logique déontique est la discipline visant à clarifier nos intuitions concernant les notions déontiques aux travers de systèmes formels en reconnaissant les lois logiques (qui seront des théorèmes de ces systèmes) déterminant quel est l’usage correct de ces notions. Cependant, des énoncés constitués de l’une des notions déontiques sont normalement reconnus comme étant des normes. Une norme peut se définir ainsi : (Def Norme) Critère ou principe qui règle la conduite [00′] ; est normatif tout jugement ou discours qui énonce de tels principes. 5 Par exemple, si une autorité formule l’énoncé « il doit être le cas que la porte soit fermée », celle-ci fixe une norme obligeant à agir de façon à ce que la porte soit fermée. À l’ intérieur de cet énoncé, nous pouvons reconnaître que la notion déontique du devoir est employée. Ainsi, une logique traitant de normes semble pouvoir être dite une logique déontique selon von Wright. Durant une bonne partie de sa vie, il tiendra pour synonyme les expressions « logique déontique » et « logique des normes ». Toutefois, il convient de souligner que, de nos jours, nous distinguons normalement ces deux logiques. Cette distinction n’ allait cependant pas du tout de soit avant les années 1980. Dès lors, tout au long de ce mémoire, nous tiendrons ces expressions comme étant synonymes, comme le faisait von Wright. Toutefois, nous reviendrons sur cette distinction en conclusion lorsque nous connaîtrons les différents systèmes de logique déontique que ce logicien élabora.
Quoi qu’ il en soit, grâce à la définition présentée plus haut, les logiques antérieures à celles de von Wright traitant d’énoncés spécifiant « ce qu’ il convient» d’ être le cas ou d’ être fait pourront être vues dans ce chapitre comme des ancêtres de la logique déontique moderne. Ces logiques, nous pouvons en reconnaître deux types: 1) les logiques de la volonté et 2) les logiques impératives. Nous traiterons de chacune d’elles afin de voir dans quel état se trouvait la recherche en logique des normes avant que von Wright ne s’y intéresse. Cela va nous permettre de nous plonger dans le contexte historique des années 1930 – 1940, contexte dans lequel l’ article de 1951 6 fut reçu. Durant ces années, il était communément reconnu que la logique déontique ne pouvait subsister. En traitant des logiques de la volonté et des logiques impératives, nous tâcherons donc de répondre à la question suivante tout au long de ce chapitre : pourquoi la logique déontique ne semblait pouvoir subsister pour les logiciens des années 1930 -1940? Pour ce faire, nous commencerons par exposer les systèmes de Ernst Mally et de Kurt Grelling respectivement développés en 19267 et 19398 (§1). Nous verrons de quelle manière ces auteurs concevaient les énoncés déontiques, les différents éléments qui les constituent et, finalement, que ces systèmes feront face à des critiques importantes. Ensuite nous aborderons le système de Albert Hofstadter et John Charles Chenoweth McKinsey de 19399 , ainsi que celui de 1941 du logicien Alf Ross \0 (§2). Nous verrons quelles étaient leurs conceptions des énoncés déontiques et comment ils recyclèrent une idée développée par J0Tgen Jergensen à la fin des années 1930 Il . Finalement, nous synthétiserons ce que nous aurons vu dans ce chapitre en tâchant de répondre à la question posée plus haut. Nous évoquerons explicitement les raisons qui motivèrent les logiciens des années 1930
– 1940 à croire que la logique déontique ne pouvait subsister (§3).
– La logique de la satisfaction et la logique de la validité
– Logique de la satisfaction
– La logique de la satisfaction fut présentée par Hofstadter et McKinse/7 .
Ils lui donnèrent le nom de le. Pour présenter cette logique, nous dénoterons les énoncés impératifs dont eIle traite à l’aide des expressions j(SI), j(S2), j(S3) … , j(Sn). Ces expressions sont constituées de deux éléments, soit un énoncé que nous dénoterons comme un objet de demande symbolisé par les variables, SI, S2, S3 … Sn48 entre parenthèses et le symbole L 49 exprimant, lorsqu ‘ il est placé devant un objet de demande, que celui-ci est commandé, ordonné ou imposé d’une manière impérative. Par exemple, à l’ intérieur de l’ expression i(S), S peut dénoter un énoncé du langage naturel tel que « La porte est fermée » et L, quant à lui, se traduirait en langage naturel par la conjugaison à l’impératif du verbe se retrouvant à l’ intérieur de cet objet de demande. Ainsi, i(S) se traduirait par « Ferme la porte! ». Pour parler en termes j0rgensenniens, les variables SI, S2, S3 … Sn dénotent le facteur indicatif des impératifs et le symbole i_ leur facteur impératif. La logique de la satisfaction est fondée sur l’ idée que des énoncés impératifs possèdent une valeur de satisfiabilité, soit le satisfait ou le non-satisfait. L’ introduction d’une telle valeur à côté du vrai et du faux va nécessiter une condition permettant de déterminer quand un énoncé j(S) pourra être dit satisfait ou non-satisfait. Cette condition, Hofstadter et McKinsey vont la formuler en se basant sur une idée fortement similaire à celle que défendait J01’gensen, soit qu’ il est possible de tirer d’ énoncés impératifs des énoncés indicatifs. Cette idée permettra de déterminer la valeur de satisfiabi]jté des énoncés impératifs selon la valeur de vérité des énoncés conjugués à l’ indicatif qui peuvent en être tirés. Synthétiquement, la condition de satisfiabilité des énoncés impératifs en le peut se traduire ainsi: Condition de satisfiabilité : Un impératif j(S) = satisfait ssi l’énoncé indicatif S = vrai. j(S) = non-satisfait si S = faux. 5o En admettant cette condition au sein de leur logique, Hofstadter et McKinsey considèrent implicitement que la satisfiabilité d’un énoncé impératif est déterminée en fonction de ce qui est le cas dans le monde.
Ceci dit, il est important de noter une caractéristique importante de le, soit le fait que cette logique ne s’intéressera qu’à ce que nous nommerons des impératifs positifs, soit des impératifs dictant qu ‘un objet de demande S ou ~S est commandé. Par exemple, le ne traitera que d’ énoncés que nous pouvons formaliser par les expressions j(S) et j(~S), expressions pouvant signifier respectivement en langage naturel « Ferme la porte! » et « Ne ferme pas la porte! ». Par conséquent, cette logique ne traitera aucunement d’énoncés que nous qualifierons d’ impératifs niés, soit des énoncés que nous pourrions formaliser par les expressions ~ j(S) et ~ j(~S). Ceux-ci, en langage naturel, pouvant signifier « Il n’ est pas impératif de fermer la porte » et « 11 n’ est pas impératif de ne pas fermer la porte ». Bien que la négation d’un impératif possédant la valeur « satisfait» en le peut se traduire formellement par l’expression j (S) , force est de remarquer que cet énoncé, suivant la condition de satisfiabilité susmentionnée, est équivalent à l’énoncé j(~S), soit à un impératifpositifet non à un impératif nié signifiant que S ne doit pas impérativement être le cas.
La logique de la satisfaction ainsi restreinte aux impératifs positifs aura une conséquence fort étonnante dont ses propres concepteurs avaient conscience : elle ne prouve rien de plus que ce que permettait déjà de prouver la logique classique et est, par conséquent, triviale. Hofstadter et McKinsey diront ceci à ce sujet : « The results of the previous section are in a sense trivial; for the correlation of the syntax of imperatives and the syntax of sentences (les énoncés indicatifs) becomes so close that noting essentially new is said. »51 Néanmoins, Hofstadter et McKinsey refuseront de voir là un échec de leur système en disant: lt is nevertbeless useful to recognize triviality for what it is and wbere it appears; the fact that such-and-such a thing is trivial, is not in general itself trivial. In particular, it may perbaps he felt that the above theorem, since it makes every sentence involving the mark [i] equipollent to a sentence not involving this mark, shows that the introduction of the [i] is superfluous. [ .. . ] We feel that it would he desirable, wben introducing de mark « [il » into almost any sort of language, to assume sufficiently strong primitive sentences and rules, in order to be able to prove such theorem as ours [ … ].52 Selon eux, le fait que la logique impérative est triviale n’est donc pas Wl problème en soi. Cela nous permet au contraire de parvenir à un constat qui n’ est pas dénué d’ intérêt philosophique: une logique impérative comme la leur introduit nécessairement un foncteur impératif superflu, car des impératifs peuvent être traduits en des énoncés à l’ indicatif. Ainsi, les concepteurs de la logique de la satisfaction arrivent à la même conclusion que celle à laquelle arrivait J0rgensen : une logique impérative ne permet de reconnaître aucune nouvelle inférence valide que la logique classique ne peut déceler.
Cependant, Hofstadter et McKinsey diront dans une note de bas de page : Since this paper was written, J0rgen J0rgensen has remarked [ … ] that « there seems to be no reason for, indeed bardly any possibility of, constructing a specifie ‘ Iogic of imperative »‘. We are of the opinion, that J0rgensen made this statement largely hecause he had not taken account of the fact, tbat more tban a single verb in an imperative can be in tbe imperative mood. Thus, for example, one often hears conjunctive commands such as « Close the door, and open the window! » We believe it is reasonable, and possible to provide formaI rules for the manipulations of such imperatives. 53 Ainsi, bien qu ‘ ils soient conduits à la même conclusion que J0rgensen, ils sont en désaccord avec lui sur la question de la possibilité que subsiste une logique impérative. En effet, ils croient qu’une logique traitant d’énoncés impératifs à l’ intérieur desquels plusieurs verbes sont conjugués à ce temps de verbe pourrait parvenir à fournir les règles nécessaires permettant de reconnaître des lois logiques résultant spécifiquement de l’usage correct de ces énoncés. Cependant, cette logique ne sera pas leur logique de la satisfaction et cette logique, si elle existait, ne fournirait que des règles de manipulations syntaxiques des énoncés
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