La linéarité du signe questionnements théoriques et utilisations discursives
Il sera question ici de détecter les implications possibles du signifiant par le biais de cette problématique. Nous pensons en effet pouvoir y trouver un intérêt quasiment égal à celui du rapport signifiant / signifié pour l’étude de la motivation, et secondairement, de tous les endroits où elle se manifeste (poésie, fables, jeux de mots, lapsus, proverbes, etc.)203 Car, pardelà la question d’un signe linéaire, ce seront notamment ses interventions dans l’actualisation discursive et les possibles corrélations opérables qui nous intéresseront.
Saussure et la genèse linéaire du signifiant
Une confusion dans l’énoncé du principe ?
Selon Ferdinand de Saussure : Le signifiant étant de nature auditive, il se déroule dans le temps seul et a les caractères qu’il emprunte au temps : a) il représente une étendue et b) cette étendue est mesurable dans une seule dimension : c’est une ligne.204 Le signe serait alors uniquement concevable sur l’axe de la successivité, ce qui suffirait à démontrer « l’impossibilité de prononcer à la fois deux éléments de la langue. »205 Mais, au- 203 Cf. Launay (2003 : 281-282), Gómez Jordana-Puyau (2005) et dans ce mémoire, chapitre septième. 204 Saussure (1996 : 103). Nous soulignons. 205 Engler (1968 : 278). Il s’agit de notes de Riedlinger. La linéarité du signe questionnements théoriques et utilisations discursives 93 delà du principe, cette formulation saussurienne a intrigué le linguiste bruxellois Albert Henry : Raisonnement un peu étrange. Tous les phénomènes se déroulent dans l’espace et dans le temps : ou bien tous “empruntent” leurs caractères au temps, ou bien aucun ne le fait.206 Il est effectivement une incohérence à cet endroit du Cours et ici elle revêt une importance toute particulière étant donné la portée de ce principe. Et Henry de poursuivre : Un phénomène acoustique, on le sait, est mesurable aussi dans l’espace. D’ailleurs, la conception du temps-ligne est la façon courante et simplificatrice de se représenter le temps ; mais, on le sait aussi, le temps est plutôt conçu maintenant [en 1970] comme un contenant universel, un milieu indéfini, qu’une ligne est absolument incapable de figurer.207 C’est bien sûr la question du temps qui est posée parallèlement à celle de la linéarité. Or il est indiscutable que le temps se déroule de façon linéaire et irréversible, tout comme l’image acoustique bien connue et mise pour le signifiant par Saussure (1996 : 99). Selon Henry : On comprend bien que la représentation respecte l’ordre des composants: arbor et non *orarb ; mais je ne vois pas [sic] qu’on puisse parler d’une linéarité de nature chronologique, quand il s’agit d’une image, qui est une « aperception en bloc ». C’est quand nous actualisons que nous entrons dans le temps.208 Ainsi, la conception du signifiant linguistique comme image au sens saussurien serait incompatible avec une dimension temporelle. En effet, pour lui conférer cette dimension chronologique, il faut passer de la langue (lieu du signifiant) au discours (ou ce que Saussure nomme parole), processus dont participe l’actualisation. Car « la pensée en action de langage exige réellement du temps »209. Henry a donc raison de penser de Saussure qu’il commet une erreur en formulant le principe de la linéarité comme faisant partie du linguistique car cette problématique ne s’applique en réalité qu’au niveau du discours : Les deux principes que dégage Saussure se situent donc, l’un au niveau de la langue (l’arbitraire du signe), l’autre au niveau de la parole (la linéarité du signifiant). Dans l’optique saussurienne, il n’aurait pas fallu les mêler –ou bien c’est que langue et parole ne doivent pas être disjoints, alors que Saussure, on le sait, voulait si énergiquement les séparer.
À propos de la linéarité des unités lexicales
Force est de constater que le principe est grandement borné par Saussure à un niveau grammatical, soit morphématique. Ainsi que le souligne Godel : Saussure n’a donc retenu, du caractère linéaire, que l’aspect qui seul l’intéressait : l’aspect grammatical. Dans un signe simple, quel qu’il soit, (mot indécomposable, préfixe, désinence, etc.), l’ordre des unités irréductibles n’est certes pas libre ; mais il ne joue aucun rôle dans le mécanisme de la langue. Ce mécanisme consiste en effet dans la possibilité de reproduire ou de créer des assemblages d’unités significatives –donc en principe, des syntagmes. Soit le mot français chose (ž-o-z) est imposé avec la même rigueur que celui des unités significatives dans re-trouv-er ou dans bateau à voiles ; mais il ne se prête à aucune application analogique : personne ne s’aviserait de créer *žaz ou *žiz sur le modèle de /žoz/, alors que les séquences représentées par re-trouv-er, bateau à voiles servent à la formation de combinaisons nouvelles. On est tenté, il est vrai, d’alléguer contre cette vue ce que Saussure dit lui-même, dans son deuxième cours, de la valeur possible des unités irréductibles : si pour chaque mot, chaque élément significatif, la suite des sons est immuable et comme donnée en bloc, l’ensemble de la langue, en revanche laisse discerner des types de séquences réguliers et caractéristiques ; un mot qui n’y serait pas conforme, un mot *zôche, par exemple, en français apparaîtrait comme une anomalie. 219 Voilà bien mise en exergue par Godel une limite qu’instaure le principe de la linéarité dans le domaine lexical, ce qui montre également une réduction du champ de la motivation relative. En effet, la paronymie, ainsi qu’impliquée par la notion genettienne de motivation indirecte, n’est pas prise en compte ici. La corrélation analogique avec un mot proche faisant théoriquement commuter l’un des composants du signifiant chose n’est pas évoquée. Par exemple, bien qu’il ne soit pas attesté dans le verlan français actuel, il ne serait pas étonnant – sans vouloir faire de linguistique fiction – d’entendre dans la rue le mot *zecho [zəȓo]. Comme nous le verrons plus avant (cf. infra 1.3.5), cela correspondrait au résultat d’un mécanisme sémiogénétique de l’argot français contemporain sans pour autant représenter une « anomalie » sur le plan linguistique. Enfin, par cela, Saussure bannit de la même façon la possibilité de genèse, en parallèle, d’un signe recréé, car l’analogie pour lui était basée sur l’oubli du mot antérieur et non sur la cohabitation des deux vocables (cf. Saussure, 1996 : 240-241).