La lecture kuhnienne de l’histoire des Sciences de la Terre

La lecture kuhnienne de l’histoire des Sciences de la Terre

La question de la révolution scientifique

Pourquoi lire Kuhn et La structure des révolutions scientifiques ?

Sans développer tout un cours sur la légitimité de la philosophie de l’histoire des sciences, il nous semble important et pertinent d’expliquer pourquoi il ne semble pas possible, pour connaître l’histoire des sciences, de se contenter de lire la science comme « un processus fragmentaire par lequel ces éléments [faits, théories, méthodes, …] ont été ajoutés […] au fond commun en continuelle croissance qui constitue la technique et la connaissance scientifiques. »  La lecture des changements scientifiques pose alors un problème de continuité dans les théories successives qui animent une discipline scientifique. Avec l’héliocentrisme de Copernic, faut-il croire que ces prédécesseurs étaient dans le faux ? Avec les travaux de Wegener sur la dérive des continents, faut-il penser que les théories le précédant sont devenues caduques ? Le problème qu’aborde Kuhn, c’est la recherche d’outils pour penser les changements en science lorsqu’on regarde l’histoire de ces découvertes et autres inventions qui semblent parfois remettre en cause les travaux précédents. « La même recherche historique qui met en lumière combien il est difficile de considérer le développement scientifique comme un processus d’accumulation 33». Kuhn se propose de résoudre la compréhension des progrès en science. Et c’est à travers ses outils que nous pourrons cerner et saisir la portée des travaux de Wegener. Il ne s’agit pas ici d’examiner la chronologie des découvertes des « faits scientifiques ». Il nous faut comprendre que nous avons à porter un certain regard sur la science, et en particulier sur ses objectifs. Je souligne, à l’occasion de cette citation de Kuhn, l’intérêt d’avoir, dans la partie I, précisé les apports de Duhem. C’est, selon moi, comme ceci qu’il faut lire le propos de Kuhn ci-dessus. L’élaboration et l’amélioration du paradigme, dans le cadre de la science normale, visent à mieux rendre compte de la nature, en proposant un discours, un modèle, un paradigme qui corresponde le plus aux observations les plus fines. 

La « proto-science » & la science normale

Pour appréhender dans quelles conditions Wegener va être amené à publier ses hypothèses, il faut comprendre l’idée de Kuhn de la « proto-science » et la naissance d’un paradigme. Dans La structure des révolutions scientifiques, Kuhn précise sa position sur la « proto science ». Il faut entendre par là une période, marquée dans le temps, dans laquelle des problèmes posés par l’observation de la nature sont abordés de manières diverses par plusieurs écoles. Les outils, les hypothèses et les expériences ne sont pas unifiées. Il souligne que ces écoles mènent entre elles des luttes fratricides. Chacune partage son temps à faire progresser son discours et à lutter contre ses concurrentes. « C’est plutôt qu’il y a toujours des écoles concurrentes dont chacune remet en question les fondements même des travaux des autres. » . L’idée à retenir ici étant le manque d’unité dans les approches des phénomènes. Le manque d’unité dans les approches de l’objet scientifique rend les écoles concurrentes entre elles, et n’offre par un discours clair et cohérent. Ceci va nous permettre de comprendre les différentes réserves qui ont été émises lors de la publication des travaux de Wegener. Il y a donc un travail d’unification de la communauté scientifique, et du discours à opérer. C’est l’idée de la naissance d’un paradigme. Si le terme paradigme nous vient du grec < paradigma> qui évoque le modèle, l’exemple, il faut l’entendre comme « une norme de pensée et modèle d’action qui tend à s’imposer à tout individu d’un groupe » 35. L’idée étant que la communauté scientifique se regroupe, et partage, un ensemble de définitions, de théories, d’outils et d’expériences, sans points majeurs d’opposition. C’est l’idée d’un consensus qui se forme sur des objets et des méthodes. Kuhn parle « des lois, des théories, des applications et des dispositifs expérimentaux [qui] fournissent des modèles qui donnent naissance à des traditions particulières et cohérentes de recherche scientifique » 36 . Lorsque le paradigme fait consensus dans la communauté scientifique, enfin unifiée, Kuhn précise que le travail de « la science normale » se met en œuvre. Il faut entendre par la  science normale le travail des scientifiques qui se retrouvent au sein d’une communauté autour d’un paradigme. Il prend soin de détailler et d’expliquer ce travail. Il y a donc un travail à faire de renforcement de l’unité autour du paradigme, en clarifiant les objets de recherche, et en réglant les dissonances entre les membres. Kuhn parle d’un « nettoyage » 37. Kuhn précise que ce travail est un des plus important dans le temps de travail du chercheur. Il s’agit de mieux connaître les faits, en se débarrassant des observations caduques ou fausses, en vue d’améliorer la prédictions et l’explication des phénomènes. Le travail du scientifique, dans cette solidification du paradigme, consiste donc à mieux observer les faits, à mettre au point des procédures expérimentales et de mesure, et à construire des outils théoriques permettant de meilleures prédictions et explications. Kuhn parle d’un « programme de recherche » lorsque « la science normale qui, lorsqu’on l’examine de près, soit historiquement, soit dans le cadre du laboratoire contemporain, semble être une tentative pour forcer la nature à se couler dans la boite préformée et inflexible que fournit le paradigme. » 38. Le travail du chercheur est alors « cumulatif », car il apporte au même modèle des précisions et des outils qui renforcent le paradigme. Ces éléments vont être nécessaires pour nous, afin de comprendre le passage de la géologie aux sciences de la Terre. 

Le statut de l’anomalie & de la crise

Nous avons présenté le mode de fonctionnement de la science normale. L’activité du chercheur consiste à « forcer la nature à se couler dans la boite ». Il s’agit d’un travail incessant d’ajustement et d’amélioration. Or il arrive, que certains faits ne « rentrent pas » dans la « boite », dans le paradigme. Le chercheur a alors à faire à une anomalie. « La découverte commence avec la conscience d’une anomalie, c’est-à-dire l’impression que la nature, d’une manière ou d’une autre, contredit les résultats attendus dans le cadre du paradigme qui gouverne la science normale » 39 . Kuhn prend l’exemple de la découverte de l’oxygène pour illustrer son propos. Dans le cas qui nous occupe, dans la géologie, l’ « anomalie » réside, pour Wegener dans les formes des côtes continentales qui s’ajustent, et dans la présence, de part et d’autre de l’Atlantique, de fossiles similaires, sans que ce phénomène soit, selon lui, expliqué de façon convaincante. En effet, nous le verrons, l’explication de la similitude des fossiles de part et d’autre de l’océan Atlantique trouvait une explication dans l’hypothèse des « ponts continentaux ». Mais cette hypothèse, selon Wegener, était à rejeter en raison des problèmes de densité supposée des ponts océaniques, peu enclins selon lui à s’effondrer. En effet, le principe d’isostasie40 fait référence au principe d’Archimède. Il permet de penser que les continents, d’une densité moindre que les roches du fond des océans, « flottent » sur ces dernières. Si les prétendus ponts continentaux étaient ainsi constitués, en vertu du principe d’isostasie, ils n’auraient pas pu « s’enfoncer » dans des roches plus denses, et ainsi disparaître. L’hypothèse des ponts continentaux est donc, aux yeux de Wegener, caduque. La première réaction du chercheur qui travaille au sein de la communauté réunie autour du paradigme est alors d’essayer d’ajuster le paradigme pour faire « rentrer » cette observation ou ce fait dans le modèle. « Il y a ensuite une exploration, plus ou moins prolongée, du domaine de l’anomalie. Et l’épisode n’est clos que lorsque la théorie du paradigme est réajustée afin que le phénomène anormal devienne phénomène attendu. » 41 . Ces ajustements s’opèrent par de nouvelles observations, la mise au point de nouveaux outils,  L’isostasie, appelée aussi équilibre isostatique, est un phénomène par lequel les éléments de la croûte terrestre ou, plus généralement, de la lithosphère qui se trouvent enfouis à de faibles profondeurs (de l’ordre de 100 km) sont soumis à la même pression indépendamment des irrégularités topographiques en surface. Ce modèle postule en effet qu’un excès de masse en surface tel que les montagnes est compensé par un déficit de masse en profondeur. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Isostasie)  des précisions qui peuvent être apportées dans la théorie. Kuhn évoque « les chercheurs qui « élaborent de nouvelles versions et des remaniements ad hoc » 42. Dans La révolution copernicienne, Kuhn donne et explique de nombreux exemples de ce genre de réajustement dans le domaine de la mécanique céleste et de l’observation de la circulation des planètes. Mais si l’anomalie est non résolue, un chercheur peut s’y attacher. Il faut entendre par là que l’anomalie met en péril l’unité des théories du paradigme. L’anomalie « met clairement en question les généralisations explicites et fondamentales du paradigme » ou « empêche des applications » 43 (les calendriers lunaires par exemple). Et loin de la « laisser de côté », il peut alors émerger l’idée que pour « faire rentrer la nature dans la boite », il faut sans doute s’interroger sur la conception même du paradigme. La remise en question des théories du paradigme confère à l’anomalie le statut de déclencheur d’une « crise ». Dans La révolution copernicienne, Kuhn explique que les observations des planètes, qui vont en s’améliorant, posent des problèmes. Et que la résolution de ces problèmes passe par une remise en cause du paradigme ptoléméen. C’est l’état de crise. Il y a « une incapacité de l’activité normale technique à résoudre des énigmes » 44. On peut alors parler d’une perte d’unité au sein du paradigme et de la communauté. Cette perte d’unité est liée au fait que l’attachement aux théories est remis en cause. Chaque scientifique est lié à sa manière aux théories, il y a alors des tensions aigues. « En les voyant, on pense à un artiste qui, pour ses figures, réunirait les mains, les pieds, la tête et autres membres de divers modèles, chacun parfaitement dessiné, mais ne se rapportant pas à un corps unique : chacun n’étant absolument pas en harmonie avec les autres, le résultat serait un monstre plutôt qu’un homme. » 45 . La situation au sein du paradigme est alors confuse. Kuhn parle « d’un obscurcissement du paradigme » 46 . Le chercheur change alors d’activité. En effet, il ne s’occupe plus du programme de recherche lié au paradigme en place. Il cesse son travail au sein de la science normale, et entre dans un travail de science extraordinaire. Il va chercher à repenser un nouveau paradigme qui rendra mieux compte des faits observés, y compris celui qui était jugé comme une  « anomalie ». « Une crise peut se terminer avec l’apparition d’un nouveau candidat au titre de paradigme, et une bataille s’en suit pour son adoption » 47. L’idée étant pour le chercheur de repenser les fondements théoriques, les observations et les outils du paradigme. Une fois encore, l’histoire de la compréhension de la circulation des planètes, relatée par Kuhn dans La révolution copernicienne, illustre ce propos. 

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L’émergence d’un nouveau paradigme

La place du chercheur

Suite à l’apparition de l’anomalie, qui devient crise en posant des problèmes de plus en plus aigus, on assiste à l’apparition de nouvelles théories qui viennent remettre en question le paradigme jusqu’alors en place. « Dans chaque cas, une nouvelle théorie n’est apparue qu’après des échecs caractérisés de l’activité normale de résolution des problèmes48 . » Mais le remplacement d’un paradigme devenu obsolète par un nouveau n’est pas un phénomène qui s’opère aisément. En effet, il faut souligner d’une part que les chercheurs, formés, travaillant, et publiant au sein d’une communauté scientifique unie autour d’un paradigme « résistent » parfois au changement. Changement qui ne ferait que souligner leurs erreurs de conception. Il y a en quelques sortes, un « attachement » au paradigme dans lequel le chercheur évolue, une forme de résistance au changement, qui peut, nous l’avons vu, inciter le scientifique, au lieu de travailler à un changement de paradigme, préférer « laisser de côté » cet aspect du problème, et se concentrer sur d’autres secteurs de recherche. Nous présenterons, par la suite, dans quelle mesure la communauté des géologues n’a pas accordé, selon Hallam, la place méritée aux travaux de Wegener, au risque de devoir renier une partie de leurs travaux ainsi remis en cause. D’autre part, l’adoption par un chercheur d’un nouveau paradigme de recherche a pour implicite de l’isoler de la communauté au sein de laquelle il évolue. Ceci a un coût social important. C’est pourquoi Kuhn précise que les changements de paradigmes ne sont que rarement le fruit de chercheurs longuement installés dans un paradigme. « Notons seulement un fait à ce propos : presque toujours, les hommes qui ont réalisé les inventions fondamentales d’un nouveau paradigme étaient soit très jeunes, soit tout nouveaux venus dans la spécialité dont ils ont changé le paradigme » 49 . Il nous faut bien comprendre que ce chercheur, remettant en cause le paradigme en place, à partir de l’étude d’une anomalie générant une crise, ne quitte pas son secteur de recherche. En quittant un paradigme, le fait étudié reste le même. Il s’agit de changer  l’approche. Kuhn explique ce point en utilisant la figure du « canard-lapin » de Jastrow50 . Le « canard-lapin » dit de Jastrow. Cette figure du « canard-lapin » est image réversible et bistable. La figure ne change pas (si ce n’est son orientation si on le souhaite). Mais le regard porté sur l’objet nous permet d’y voir, soit un lapin, soit un canard, mais pas les deux animaux en même temps. Dans son chapitre Les révolutions comme transformations dans la vision du monde, Kuhn écrit que « Ce qui, avant la révolution, était pour l’homme de science un canard, devient un lapin »  Il faut souligner ici l’idée que l’objet d’étude (les traits sur le papier) ne changent pas, mais que la vision de l’objet est traduite différemment. Il en irait ainsi des révolutions scientifiques : le changement de paradigme serait un changement de regard (et d’outils pour regarder et penser) sur ce qui est devant nous. Kuhn modère cependant la comparaison entre le changement de paradigme et l’exercice du « canard-lapin ». D’une part, il nous faut remarquer qu’il est possible de regarder l’image en y voyant un canard, puis un lapin, puis de nouveau un canard, etc… Or dans le changement de paradigme, la perception de l’anomalie devenue crise rend un retour en arrière intellectuellement, et socialement délicat. D’autre part, d’après les analyses de Wittgenstein, il faut, pour y voir un lapin, ou un canard, posséder l’image, a priori, du lapin ou du canard52. Or, dans le cas des révolutions scientifiques, le chercheur découvre une nouvelle manière de penser et de voir l’objet d’étude.

Table des matières

Partie I – La question du « fait scientifique » et du « précurseur »
I – 1 – Pourquoi il faut s’interroger sur l’histoire des sciences
I – 2 – La question du « fait scientifique » et son interprétation
I – 3 – Critique du concept de « précurseur »
I – 4 – Conclusion de la partie I
Partie II – La question de la révolution scientifique
II – 1 – Pourquoi lire Kuhn et La structure des révolutions scientifiques ?
II – 2 – La « proto-science » & la science normale
II – 3 – Le statut de l’anomalie & de la crise
II – 4 – L’émergence d’un nouveau paradigme
II – 4 – 1 – La place du chercheur
II – 4 – 2 – La question de la comparaison
II – 5 – La notion de progrès chez Kuhn
II – 6 – Conclusion de la partie II
Partie III – Le cas de Wegener
III – 1 – La géologie avant Wegener
III – 1 – 1 – Une activité ancienne
III – 1 – 2 – Un paradigme naissant avec des tensions
III – 1 – 3 – La question des formes des rives continentales
III – 2 – Un scientifique pluriel
III – 2 – 1 – Wegener : une biographie succincte
III – 2 – 2 – La question de la communauté scientifique : Un scientifique
allemand au sortir de la guerre ?
III – 3 – Les apports théoriques de Wegener
III – 3 – 1 – La reprise de la question des formes des rives continentales
III – 3 – 2 – Les preuves & arguments
III – 4 – Wegener : le père d’une révolution scientifique ?
III – 4 – 1 – Un accueil frileux et des critiques
III – 4 – 2 – Une hypothèse dépassée rapidement
III – 4 – 3 – La tectonique des plaques
III – 5 – Conclusion de la partie III
Partie IV – Un modèle kuhnien qui s’ajuste mal à l’histoire des Sciences de la Terre
IV – 1 – Les signes d’une révolution des Sciences de la Terre au sens kuhnien
IV – 2 – « Précurseurs » et « novateurs »
IV – 3 – Penser une révolution en conservant les outils et la méthodologie ?
IV – 4 – Redéfinir les objets, repenser les explications
IV – 5 – Penser la crise kuhnienne, et penser la crise en Sciences de la Terre
IV – 6 – Evolution ou révolution ? Quel statut pour la géologie ?

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