LA JUSTE MESURE Une étude des compétences
mathématiques des travailleurs de la canne à sucre
Les aspects socioculturels des représentations mathématiques
« Le réel n’est jamais « ce qu’on pourrait croire », mais il est toujours ce qu’on aurait dû penser. » (Bachelard, G.) « Face au réel, ce qu’on croit savoir clairement offusque ce qu’on devrait savoir. » (Bachelard, G.) Concevoir les mathématiques comme liées à des contextes sociaux spécifiques peut sembler à priori contradictoire. Traditionnellement universelles, les mathématiques sont considérées comme indépendantes de la culture. Une discussion plus approfondie peut cependant mettre en cause cette conception, ou au moins nuancer ce point de vue. Nous pouvons distinguer, grosso modo, deux représentations plus fréquentes des mathématiques. Celle des mathématiques comme discipline formelle, universelle et décontextualisée et celle des mathématiques comme produit culturel. Les conceptions sous-jacentes à ces représentations sont très différentes, et déterminent d’une certaine façon les lignes des recherches en Psychologie et en Didactique des mathématiques. Nous avons déjà discuté dans le premier chapitre qu’en ce qui concerne la Psychologie contemporaine, deux théories ont orienté pendant quelques années les recherches sur le développement des connaissances logico-mathématiques: la théorie piagétienne, et l’approche proposée par Vygotski et Luria. Nous avons mis l’accent sur le rôle de la culture dans chacune de 64 ces théories. Beaucoup plus proches de l’approche soviétique en ce qui concerne le rôle de la culture, nous proposons que les mathématiques dépendent aussi du contexte culturel, soit par sa composante scientifique, soit par la vie quotidienne. Nous postulons que le contexte scientifique est aussi une « culture », constituée de pratiques particulières. Comme tel, il a des valeurs qui influencent le milieu social plus large, tout en étant limité par les valeurs de la société où il s’insère. Nous illustrerons cette affirmation un peu plus loin, par quelques données historiques. 2.1.2.1. Les mathématiques comme discipline scientifique formelle, universelle et décontextualisée: conséquences didactiques Connes, dans un dialogue avec Jean-Pierre Changeux (Changeux et Connes, 1989) remarque combien les mathématiques sont absolues, universelles, et donc indépendantes de toute influence culturelle. Cet auteur défend la thèse qu’il existe, indépendamment de l’homme, une réalité mathématique brute et immuable. Connes parle évidemment des objets mathématiques qui, d’après lui, sont dégagés de tous facteurs sociaux. Dans ce sens, Dieudonné (1982) observe que les objets dont s’occupent les mathématiciens portent les mêmes noms que ceux qui entrent dans les calculs pratiques: nombres, figures géométriques et grandeurs. Il ajoute que dès l’époque de Platon, les mathématiciens ont conscience que sous ces noms, ils raisonnent sur des êtres tout à fait différents, des êtres immatériels obtenus « par abstraction » à partir d’objets accessibles à nos sens, mais qui n’en sont que des « images ». En prenant l’exemple de la notion de figure géométrique il remarque combien les propriétés attribuées par les axiomes aux objets « abstraits » de la géométrie les rendent profondément différents de leurs correspondants physiques, et il souligne les difficultés qui en résultent pour définir ces objets à l’aide d’un vocabulaire approprié. Nous ne voulons pas entrer dans la polémique qui existe sur la nature réaliste ou constructiviste des objets mathématiques. Une discussion intéressante sur ce sujet peut être trouvée dans le dialogue entre A. Connes et Jean-Pierre Changeux dans l’ouvrage « Matière à Pensée ». Cependant, ces observations peuvent nous amener à des interrogations concernant l’objet de cette recherche: 1) Les mathématiques peuvent-elles être exposées seulement en termes mathématiques? 2) Pourrait-on discuter sur les mathématiques dans une langue naturelle qui exprimerait les mêmes notions à partir de données mal définies, et influencées par la culture? 65 Si les langues naturelles sont insuffisantes pour exprimer les mathématiques, comment les psychologues peuvent-ils faire pour étudier les connaissances mathématiques? Rappelons, avec Kayser (1991) « qu’on ne peut pas exiger, dans un dialogue entre disciplines, que les mots aient un sens univoque. » La discussion deviendrait impossible. Nous pouvons pourtant débattre du sens des termes que nous utiliserons dans cette recherche, ainsi que de ce qui, à notre avis, peut être une source de contradictions dans ce domaine. La discussion des rapports outil/objet peut s’avérer utile pour clarifier cette question. En tout état de cause, nous pensons incontournable l’idée que les objets mathématiques sont des objets abstraits et que les mathématiques ont un mode de pensée propre et un mode propre d’expression formelle. Il faut cependant pondérer cette idée par l’idée que les mathématiques formelles appartiennent à une culture (la culture scientifique) qui a ses propres valeurs; que ces valeurs ont un pouvoir réel dans cette culture et qu’elles en régissent certains aspects, l’enseignement par exemple; enfin que cette culture scientifique subit elle aussi les effets des cultures particulières dans lesquelles les mathématiciens évoluent. Ifrah (1985) disait qu’une invention ou une découverte ne se développe que si elle répond à la demande sociale d’une civilisation, la science fondamentale répondant, pour sa part, à une demande historique intériorisée dans la conscience des savants. En retour, mais en retour seulement, elle transforme ou bouleverse cette civilisation. Ainsi nous observons que même les mathématiques dites formelles sont conditionnées par un contexte social fort. Mais comment les mathématiques formelles sont-elles représentées dans l’actualité?
Le pouvoir des mathématiques formelles
Flato (1990) affirme « qu’on s’en exalte ou qu’on s’en satisfasse seulement, qu’on le déplore ou qu’on s’y résigne, le pouvoir des mathématiques est une réalité aujourd’hui indéniable, massive et multiforme. On parle de l’efficacité des mathématiques, mais aussi de leur empire, quand ce n’est pas de leur impérialisme. » L’idée s’est en effet répandue et imposée, non sans raison, qu’une bonne connaissance des mathématiques serait la clé, et même, en définitive, la seule véritable garantie de la réussite sociale. Les mathématiques sont installées dans le rôle de critère principal de sélection sociale. 66 Flato (1990) observe encore que cette situation est particulièrement accentuée en France où une conception ultra-formaliste des mathématiques, héritée de la grande école Bourbaki des années 1940 et 1950 a favorisé cette tendance. Cet auteur observe que « lorsqu’on évoque le pouvoir des mathématiques, on ne parle pas seulement d’un phénomène social et culturel, on se réfère aussi à l’extraordinaire empire des mathématiques sur les autres sciences. » Bishop (1988) à partir d’une vaste étude bibliographique et de recherches auprès de cultures non occidentales, présente les mathématiques comme une culture qui joue un rôle déterminant par rapport à plusieurs sciences. Dans ce sens, Changeux (Changeux et Connes, 1989) affirme que « … les mathématiques jouent un rôle central dans la vie sociale. La culture occidentale se caractérise par une sorte de mythe des mathématiques: la croyance, peut-être issue de Pythagore, en une vertu explicative et presque transcendante des mathématiques. Pour beaucoup, décrire en termes mathématiques une structure syntaxique ou des relations de parenté paraît une « explication » suffisante. » On peut penser que les conclusions didactiques de ce propos résident dans une forme d’enseignement de cette discipline autant que dans un ensemble cohérent de propositions, de théorèmes, d’axiomes universels éloignés des situations pratiques. Cette position semble dénier toute valeur aux connaissances mathématiques non formalisées. Les conséquences didactiques de cette position méritent d’être discutées au regard des cultures dans lesquelles l’apprentissage informel des mathématiques se fait avant l’entrée à l’école. La négation du caractère mathématique des compétences pratiques conduit parfois à un refus réciproque de la mathématique scolaire, éventuellement perçue comme dépourvue de sens. Ainsi, lorsque différentes pratiques coexistent dans une même société, elles témoignent de différents degrés de prestige. D’après Abreu & Bishop (1993), dans ces circonstances, l’exclusion des mathématiques non-scolaires par l’école pourrait amener l’enfant à entretenir des croyances et des attitudes susceptibles de l’empêcher de construire une passerelle entre les différentes mathématiques. 2.1.2.3. Les mathématiques comme produit culturel: conséquences éducationnelles En parlant des objets mathématiques, bon nombre d’auteurs expriment plutôt l’opinion qu’on a affaire à des objets culturels, qui sont produits et utilisés à chaque stade du développement de la civilisation, et renouvelés au fur et à mesure que d’autres objets culturels interviennent, qui ne sont pas nécessairement mathématiques. Si ces objets mathématiques existaient dans l’univers de manière intemporelle, comme l’imaginent Pythagore et Platon, on devrait pouvoir les rencontrer à tout moment. Les mathématiques évoluent, tant dans leur contenu que dans leur écriture et leur symbolique. Illustrons cela d’un exemple: nous observons que les Egyptiens primitifs utilisaient déjà la diagonale d’un carré pour construire un autre carré dont l’aire était le double du premier. Meserve, (1980) observe que cela ne signifie pas que les égyptiens primitifs connaissaient le théorème de Pythagore cent ans avant l’époque de Pythagore. Nous observons ainsi que l’histoire des mathématiques n’est pas une histoire abstraite et linéaire, comme l’on imagine parfois. Au contraire, elle est l’histoire des besoins et des préoccupations de groupes sociaux. Notons, par exemple, que les textes provenant des premières civilisations orientales, en Egypte ou à Babylone, n’étaient pas faits de spéculations abstraites, mais de recettes, transmises par des castes de scribes spécialisés, destinées à régler les problèmes pratiques que pose une société agraire déjà très structurée. Les caractéristiques de ces recettes concernent des exemples où les données sont explicitées; ce sont des procédés de calcul sans justification, comme l’évaluation d’aires dont la forme et les dimensions sont connues, par exemple le triangle isocèle ou le triangle rectangle, le trapèze, le cercle. Il n’y a naturellement pas de « formule », au sens où nous l’entendons, qui porterait sur des données quelconques et non précisées; la généralité d’un procédé de calcul se laisse seulement deviner lorsqu’on en donne une série d’exemples dont les données varient. En outre, l’histoire des mathématiques, malgré l’importance des inventions, est entièrement anonyme. Ifrah (1985) observe que « nous connaissons souvent les noms de ceux qui ont transmis, exploité, commenté chiffres et systèmes de numération. Mais les noms des inventeurs eux-mêmes sont souvent perdus, sans doute à jamais. » Il ajoute: « Peut-être parce que les inventions remontent à une trop grande antiquité. Peut-être encore parce que ces inventions géniales ont été le fait d’hommes relativement humbles qui n’avaient pas le droit à la chronique. Peut-être enfin parce qu’elles sont le produit de pratiques collectives et qu’elles ne seraient, de façon précise, attribuables à personne. Faites par et pour des collectivités, elles n’ont pas délivré de brevets. » En ce sens et d’une façon plus ponctuelle pour le calcul, Carraher (1989) affirme que « la mathématisation de l’objet est en soit une activité sociale. Le calcul doit donc être réinséré dans 68 son contexte social pour être mieux compris… Quelqu’un fait des calculs avec un but précis, et ce but a un impact sur la façon dont le calcul est réalisé. Une façon de calculer n’est pas, en soi, supérieure à l’autre; le choix relève de la situation sociale et de la culture. La même situation sociale peut donner matière à différents choix dans des cultures diverses; et des situations sociales différentes peuvent déclencher des choix différents dans une même culture ». Dans cette perspective, Lave (1988) observe que « l’activité » mathématique se présente de différentes manières, dans différentes situations, et que la réussite et les procédures employés peuvent changer chez un même sujet, dans des contextes différents. Vergnaud (1987c) préfère parler du « processus d’appropriation des connaissances par le sujet », parce que, d’après cet auteur, « les connaissances ont un caractère social marqué et indépendant du sujet ». Pour sa part, Fayol (1990) affirme que « la culture a nécessairement un impact en ceci qu’elle met à la disposition des individus un certain nombre d’instruments plus ou moins structurés pour effectuer telle ou telle action. En cela, elle intervient à deux niveaux, au moins. D’une part, elle impose des contraintes sur les procédures à utiliser. D’autre part, elle favorise ou inhibe la constitution ou l’utilisation de certains types de représentations. D’Ambrosio, (1986) fait la remarque qu’il est possible de parler de la même mathématique dans n’importe quel pays du monde, avec la même notation, avec les mêmes définitions et les mêmes théories, sauf au niveau élémentaire. A ce niveau en effet, on observe l’existence de pratiques mathématiques qui sont différentes d’un groupe culturel à l’autre et les mathématiques apparaissent alors soumises à des variantes, comme le langage associé à la codification des pratiques populaires. Cet auteur remarque encore combien l’apprentissage des mathématiques se fait par un processus naturel, résultant de la vie en société et par l’exposition réciproque des individus, de la même façon que l’apprentissage de la langue maternelle. Cette hypothèse nous conduit à attribuer aux mathématiques le caractère d’une activité « inhérente » à l’être humain, qui est pratiquée spontanément, et qui est donc déterminée par la réalité matérielle et culturelle dans laquelle l’individu est inséré. Ainsi, nous postulons qu’il ne fait aucun doute qu’historiquement les mathématiques ont, à leur origine, des problèmes d’ordre pratique. Nous avons déjà donné quelques exemples illustrant que l’origine des mathématiques se situe dans la conceptualisation du réel. Nous ajoutons cependant qu’il y a dans les mathématiques d’autres motivations que l’application à des problèmes variés du 69 monde réel. Les questions évoquées précédemment, concernant les représentations des mathématiques, peuvent, à notre avis, clarifier ce débat. Il nous semble que les discordances des auteurs sont liées plutôt au fait qu’on désigne par un même mot (mathématiques) des concepts différents. Nous avons utilisé les termes mathématiques, activités mathématiques, objets mathématiques, calcul etc. en fonction de la terminologie utilisée par les différents auteurs. Ces termes sont-ils équivalents? De quoi parlons-nous dans cette recherche qui se propose d’étudier les connaissances mathématiques des sujets dans un contexte de travail?
1.1. Analyse des compétences cognitives des adultes peu scolarisés ou analphabètes: aspects théoriques et méthodologiques |