La jurisprudence Antigone en droit pénal

La jurisprudence Antigone

Les prémices de la jurisprudence Antigone

Le lecteur averti peut s’interroger sur l’utilité de passer par cette étape. Nous allons le voir, cette étape est essentielle car en étudiant les motifs qui sous-tendent l’arrêt Antigone pénal, nous comprendrons l’origine de l’arrêt Antigone fiscal. Jusqu’en 1990, le principe était très simple : si une preuve était illégale ou irrégulière (c’est àdire contraire à la dignité de la justice, à la bonne administration de celle-ci), elle était nulle et dépourvue d’effets que cette illicéité soit due aux autorités ou aux particuliers. On retrouve très tôt l’affirmation de ces principes par la jurisprudence . L’illicéité d’une preuve n’entraîne pas l’irrecevabilité des poursuites, mais en sape le fondement. Ce principe peut, si l’on n’adopte pas une position trop dogmatique, heurter le sentiment de justice du citoyen. En effet, même si la preuve est illicite, elle n’en reste pas moins un élément pour connaître la vérité. En d’autres termes, illégal ne signifie pas irréel. La Cour de cassation s’est, petit à petit, écartée du principe strict (et dogmatique) permettant aux preuves illicites de faire leur entrée dans la sphère juridique. La Cour suprême belge a, au début des années 90, admis l’utilisation d’une preuve illicite obtenue par un particulier qui l’a transmise à l’autorité, à la condition qu’il n’y ait aucun lien entre l’illicéité et la remise aux autorités . En l’espèce, à la suite d’une perquisition, les enquêteurs avaient retrouvé par hasard des documents volés servant à établir une infraction dans le chef du propriétaire des documents volés. Le particulier n’avait pas l’intention de violer la loi pour ensuite remettre cette preuve aux autorités. À partir de l’instant où la Cour de cassation a créé une brèche, celle-ci n’a fait que s’accroître. La Cour de cassation a ensuite permis d’utiliser la preuve que le particulier a obtenue illégalement avec l’intention de dénoncer sur base de cette preuve . Mais c’est en 2003 que cette même Cour va opérer un revirement très net de sa jurisprudence antérieure concernant le régime probatoire.

L’arrêt du 14 octobre 2013 dit « Antigone »

Un simple contrôle de police s’était déroulé à Anvers et portait le nom d’Antigoon, durant lequel un homme s’est vu reprocher la détention d’une arme à feu dont le numéro de série avait été effacé. Cependant, la fouille de son véhicule, qui a permis de découvrir l’arme, était irrégulière. En effet, l’article 29 de la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police ne permet la fouille d’un véhicule que dans certaines conditions, or aucune d’entre elles n’était rencontrée. Donc, la loi sur la fonction de police fixe des balises dans la recherche d’infractions et celles-ci ne sont pas respectées. On s’attend alors, conformément à la jurisprudence en place à l’époque, à voir la preuve illégale être écartée de l’affaire, mais finalement, il n’en sera rien. La Cour de cassation va opérer, le 14 octobre 2003, un revirement complet dans sa manière d’aborder ces preuves illicites. Certes, la jurisprudence stricte relative à l’administration de la preuve antérieure aux années 90 avait déjà subi quelques assauts, mais à ce moment-là, elle va presque totalement s’écrouler. Voici un extrait de l’arrêt pour comprendre l’ampleur du revirement : « Attendu que la circonstance qu’un élément de preuve a été obtenu irrégulièrement a, en règle, uniquement pour conséquence que le juge lorsqu’il forme sa conviction, ne peut prendre cet élément en considération ni directement ni indirectement :
– soit lorsque le respect de certaines conditions de forme est prescrit à peine de nullité ;
– soit lorsque l’irrégularité commise a entaché la fiabilité de la preuve ;
– soit lorsque l’usage de la preuve est contraire au droit à un procès équitable » ; La Cour de cassation va même aller plus loin puisqu’un deuxième arrêt du 23 mars 2004 énonce, cette fois, que le juge ne peut écarter une preuve obtenue illicitement que dans les trois hypothèses de l’arrêt du 14 octobre 2003, supprimant de ce fait la marge de manœuvre du juge : celui-ci n’a plus le choix d’écarter une preuve irrégulière qui ne fait pas partie des trois hypothèses mentionnées. Cet arrêt a fait du principe l’exception et de l’exception le principe. Le dogmatisme a cédé face au pragmatisme dans la recherche des infractions. Seules les conclusions du procureur général De Swaef, nous permettent de comprendre les raisons qui sous-tendent ce revirement. Il avait motivé son choix d’opérer un revirement de jurisprudence par les nouvelles formes de criminalité auxquelles il faut s’adapter, par la nécessité sociale d’une répression efficace et l’uniformisation du régime de la preuve dans le cadre de l’instauration de l’espace judiciaire européen .

La jurisprudence Antigone et la théorie kelsénienne

Le théoricien du droit voit, quant à lui, un autre problème soulevé par cette jurisprudence. La théorie kelsénienne, qui est (de l’avis majoritaire de la doctrine) la plus pertinente pour justifier les principes de notre Etat de droit, conçoit le droit comme une pyramide, une construction par étages. Pour Hans Kelsen, un ordre  juridique est un système dynamique des normes juridiques reliées entre elles et étagées en degrés et par délégations successives . Cette pyramide possède deux extrémités au sommet de celle-ci la Grundnorm qui est en quelque sorte l’acte fondateur de l’ordre juridique, c’est-à-dire l’acte par lequel les membres d’une communauté décident d’être liés par des principes qui s’appliqueront à tous (il n’est pas aisé d’établir ce qu’elle est réellement, c’est l’un des points faibles de la théorie kelsénienne même si celle-ci reste de grande qualité). Par délégations successives, c’est-à-dire par habilitation de la norme supérieure à en créer de nouvelles, nous arrivons à la base de la pyramide, où l’on retrouve l’acte matériel habilité successivement par la norme fondamentale.

La jurisprudence « Antigone » permet (et ce en contradiction avec la théorie kelsénienne) à des actes matériels non-habilités de produire des effets dans le domaine du droit. La différence entre notre modèle démocratique et un état « pirate » qui ne tient son pouvoir que de sa force devient alors très mince. Car Antigone permet à des actes matériels non-démocratiquement établis (par une assemblée représentative) de produire des effets juridiques.

Les conséquences de l’arrêt en droit pénal

Cette jurisprudence étend considérablement la marge d’appréciation du juge : avant les années 90, il se limitait à constater l’illicéité. En effet, si l’illicéité il y avait, le juge devait écarter la preuve. Antigone offre au juge une nouvelle marge d’appréciation bien plus large. Il a le pouvoir de déterminer si, in casu, il y a illégalité et ensuite si l’on se trouve dans une des trois hypothèses (exposées dans l’extrait ci-dessus) qui entraîne l’écartement de la preuve des débats. Le même raisonnement peut être tenu à propos de l’arrêt Antigone fiscal (nous reviendrons sur la portée illusoire pour le contribuable de ces trois hypothèses lors de l’examen de l’arrêt Antigone fiscal).

Comme le souligne très justement Franklin Kuty, le danger de cette jurisprudence est que «la Cour de cassation fait davantage qu’interpréter la loi. En l’occurrence, en palliant ses insuffisances, elle dit le droit, ce qui démontre l’impérieuse nécessité d’une intervention législative. La détermination de la sanction des preuves illicites doit être légale et non prétorienne» .

Table des matières

Introduction
Titre I : La jurisprudence Antigone en droit pénal
Chapitre 1 : La jurisprudence Antigone
a. Les prémices de la jurisprudence Antigone
b. L’arrêt du 14 octobre 2013 dit « Antigone »
c. La jurisprudence Antigone et la théorie kelsénienne
d. Les conséquences de l’arrêt en droit pénal
Chapitre 2 : Les principes qui sous-tendent la jurisprudence Antigone et l’extension de son champ d’application
a. L’influence des systèmes juridiques étrangers à l’origine de la jurisprudence Antigone
b. L’influence néerlandaise
c. L’influence française
d. Les répercussions de la jurisprudence Antigone sur les autres branches du droit
Chapitre 3 : Le régime probatoire du droit fiscal
Titre II : L’extension de la jurisprudence Antigone au droit fiscal et les critiques à l’égard de cette extension
Chapitre 1 : Les preuves irrégulières en droit fiscal
a. L’utilisation d’un dossier pénal pour établir l’impôt
b. Preuve irrégulière contenue dans un dossier pénal
Chapitre 2 : Les sanctions particulières prévues par le législateur
Chapitre 3 : Les principes de bonne administration
a. Application des principes de bonne administration au droit fiscal
b. Conséquences de l’application des principes de bonne administration au droit fiscal30
Chapitre 4 : La convention européenne des droits de l’homme
a. Le champ d’application de l’article 6 CEDH
b. La protection offerte par l’article 6 de la CEDH
c. L’article 8 CEDH
d. L’article 1P1
Chapitre 5 : Le droit européen et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
a. L’arrêt WebMindLicenses (les faits et les questions préjudicielles)
b. Réponse de la Cour
c. Conséquence de l’arrêt sur la jurisprudence Antigone
Chapitre 6 : Vers une consécration légale
Conclusion

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