La honte versus la culpabilité

La honte versus la culpabilité

Qu’est-ce qu’une émotion?

 « What is an emotion? » est le titre d’un article de William James, l’un des pères fondateurs de la psychologie expérimentale, dans lequel l’auteur tente de présenter pour la première fois de manière moderne et rigoureuse ce qu’est une émotion  Sa vision était que l’émotion est la conséquence directe d’un changement corporel résultant lui-même d’un certain stimuli. Dans la lignée de ses travaux on peut citer : Tomkins où certaines actions faciales, comme le froncement de sourcil par exemple, jouent un rôle central dans la régulation de nos émotions ; Ekman qui a élaboré un grand nombre d’expérience tendant à prouver que certaines expressions motrices peuvent amplifier, voire déclencher, certaines émotions ; ou Damasio et ses marqueurs somatiques biaisant la prise de décision. Mais à la lumière d’autres expériences, et comme le soulignent Sander et Scherer dans : « Une question importante apparaît alors : la réaction corporelle est-elle une cause, une composante, ou une conséquence de l’émotion? ». Face à des expériences contradictoires étayant tantôt une vision tantôt une autre, ces auteurs (et d’autres) adoptent une vision multi-componentielle de l’émotion : le sentiment (le ressenti de l’émotion) ; la réponse psychophysiologique (accélération du rythme cardiaque, de la température corporelle, etc.) ; l’expression motrice (du visage, de la voix, des gestes) ; la tendance à l’action (c’est-à-dire les possibilités d’action mises en avant par l’émotion, sans que l’on puisse confondre ces tendances à l’action avec l’action ellemême) ; l’évaluation cognitive (ou appraisal dans la littérature anglo-saxonne). Dans les théories dites de l’évaluation cognitive, cette dernière composante est considérée comme étant celle qui détermine les quatre autres. Elle représente le processus cognitif d’évaluation d’un certain événement qui déclenche une réponse émotionnelle différenciée, c’està-dire qui détermine si c’est une émotion qui est déclenchée plutôt qu’une autre, les autres composantes n’étant alors que des sortes de canaux de manifestation dans notre corps et notre esprit de l’émotion déclenchée. Cette différenciation serait rendu possible par le fait que l’on évalue (consciemment ou non) un stimuli donné par rapport à notre état mental (incluant nos préférences, buts, idéaux, et connaissances acquises au cours d’expériences passées). Ainsi, une émotion correspond alors à une variation épisodique de certaines de ces composantes suite à l’évaluation d’un événement donné Cela permet de distinguer clairement l’émotion du sentiment (qui n’est qu’une composante de l’émotion) et de l’humeur (qui n’est pas un phénomène épisodique, pas nécessairement déclenchée par un événement particulier, et d’intensité moindre que l’émotion). Dans ce suit, une émotion sera ainsi toujours à propos de quelque chose : on sera déçu de voir son équipe préférée perdre mais jamais « triste en général » (car c’est plutôt une humeur). En revanche, nous ne prendrons en compte ni la réponse psychophysiologique, ni l’expression motrice car nous nous focalisons sur l’aspect cognitif des émotions et non sur leur expression. Concernant le sentiment de l’émotion, nous le représentons par le fait que notre agent est introspectif et conscient de ses émotions. Mais cela ne constitue bien sûr qu’une partie du sentiment de l’émotion car celui-ci inclut également le sentiment des changements psychophysiologiques (on sent son cœur s’accélérer par exemple) ou moteur (on entend sa voix changer ou on sent ses traits se déformer sous le coup de la peur par exemple). Le sentiment est également lié à une notion d’intensité : on ressent des émotions plus ou moins fortement (elles nous « touchent » plus ou moins) que nous ne traitons pas ici pour ne pas compliquer le formalisme (bien que des solutions techniques existent, comme par exemple celle développée par Lorini qui offre un cadre formel cohérent avec celui du présent article). Comme dans la littérature, nous considérons l’évaluation cognitive comme la (non) congruence entre une croyance de l’agent (conséquence d’une observation ou d’un raisonnement) et ses buts/désirs ou ses idéaux (selon l’émotion considérée), ce qui est en tout point conforme avec les théories psychologiques de l’émotion. Enfin, les tendances à l’actions pourront être capturées via l’ensemble des actions rendues exécutables par une émotion donnée. Ce point ne sera que partiellement abordé car il n’est pas au centre du présent travail. En définitive, nous formalisons dans ce qui suit ce qui correspond davantage à des structures cognitives d’émotion que les émotions elles-mêmes, en tant qu’entités multi-componentielle. 

La honte versus la culpabilité 

Les sociétés orientales comme le Japon ou la Chine ont une approche très spécifique vis-à-vis de la honte et on parle de « cultures de la honte », par opposition à nos sociétés occidentales, que l’on qualifie de « cultures de la culpabilité » 4. On peut également décrire la Grèce antique comme une « culture de la honte ». À ce titre les études de Ruth Benedict en 1946 sont particulièrement révélatrices . Dans les « cultures de la culpabilité », on restreint le comportement des individus en les rendant coupables. Dans les « culture de la honte » les conséquences sociales d’un acte rendu public et considéré comme honteux sont bien plus importantes et déterminantes que les sentiments individuels. Ce sont des cultures où les rangs sociaux ont une importance capitale dans l’organisation et la vie de tous les jours. L’image que dégage une personne la définit, c’est pour cela que les individus y sont particulièrement sensibles, et qu’un acte rendu publique qui ternit leur image est si terrible pour eux. Un parfait exemple est le seppuku, le suicide rituel au Japon. Une des raisons qui entraînait cet acte était la volonté de laver son image d’un échec personnel, ou d’un mauvais comportement. La honte et la culpabilité ont bien souvent été assimilées ou peu différenciées l’une de l’autre. La principale raison est que l’évaluation de ces deux émotions est basée sur la violation d’une norme sociale par un comportement inapproprié par rapport à une société donnée et qu’elles sont à ce titre toutes les deux des émotions morales (moral emotions). 5 Parmi ceux qui assimilent honte et culpabilité, Ortony et al. par exemple voient dans honte la violation d’un standard considéré comme important (comme une norme morale, par exemple) et dont la violation est inexcusable, ce qui n’est pas une condition nécessaire de la culpabilité. Pour eux, la culpabilité serait principalement une émotion composée à partir de la honte et du regret. On trouve dans la littérature en psychologie une très forte proportion de travaux assimilant honte et culpabilité. (Voir par exemple pour plus de détails à ce sujet.) C’est très certainement à Lewis [25] que l’on doit d’avoir trouvé un critère discriminant la honte et la culpabilité, critère par la suite vérifié expérimentalement dans un nombre très important de travaux en psychologie. Lorsqu’un individu éprouve de la honte, c’est lui-même qu’il juge, sa propre personne dans son ensemble. Dans le cas de la culpabilité, ce sont ses actions, son comportement. Ainsi Elsterdéfinit la honte comme une émotion négative déclenchée par une croyance à propos de sa propre personne (« a negative emotion triggered by a belief about one’s own character ») et la culpabilité comme une émotion négative déclenchée par un croyance à propos de ses propres actions (« a negative emotion triggered by a belief about one’s own action »). 4. Par culpabilité, nous et non à la notion légale prononcée par la justice. 5. Elster [15, p. 149], citant en cela K. Dover (Greek Popular Morality, 1994), les appelle également des émotions de l’embarras (« self-conscious emotions »). Cette distinction explique en particulier pourquoi la honte se ressent bien plus profondément que la culpabilité, pourquoi elle est bien plus douloureuse, et pourquoi il est beaucoup plus difficile de lutter contre elle. Elle explique aussi par conséquent pourquoi la honte conduit à vouloir systématiquement chercher à ce que l’objet de notre honte ne s’ébruite pas [29], à tenter de minimiser son exposition aux autres agents. Lazarus note que dans les cas extrêmes, on se sent incapable de vivre en société selon les normes établies, d’atteindre « l’ego idéal » [24, 28] ce qui peut conduire au suicide [16, p. 274]. Plusieurs méthodes sont possibles comme nier tout lien avec la transgression ou insister sur la nature privée des évènements [28]. Dans la cas de la culpabilité, on a plutôt tendance à adopter un comportement actif et réparateur [15, 28] dans le but de minimiser ou effacer les conséquences de notre action. Un corollaire à cela est que dans le cas de la culpabilité on se sent nécessairement responsable de la situation présente (sinon on ne pourrait pas se sentir coupable) alors que dans le cas de la honte toute responsabilité, quand elle est réelle, est non assumée [28]. Elster [15, p. 150], citant en cela [38], indique que la honte peut avoir une cause indépendante de notre bonne volonté, comme avoir des parents pauvres ou devenir vieux. Cette distinction explique également que les idéaux mis en jeu soient un peu différents. Dans le cas de la culpabilité, il s’agit d’idéaux internalisés, que l’agent a fait siens. Si je me sens coupable de m’être garé sur une place pour personnes handicapées, c’est parce que je me reconnais dans le fait qu’il est mal de se garer sur de telles places si on n’est pas handicapé. Je considère ce principe comme devant être respecté. Si au contraire j’ai connaissance de ce principe mais que pour moi ce n’est pas important, alors je pourrai me garer sur une telle place sans me sentir coupable. Dans le cas de la honte, nous n’imposons pas que la norme violée soit une norme internalisée. Par exemple, supposons qu’un individu rentre pour la première fois dans un restaurant très chic et qu’il attache sa serviette autour du cou. Dès lors qu’il s’aperçoit (au travers du regard du serveur ou des autres invités par exemple) de l’inadéquation de son comportement par rapport à son environnement, il pourra éprouver de la honte d’avoir noué sa serviette autour du cou même s’il continue de penser que c’est mieux de le faire (parce que ça évite de salir sa chemise par exemple). Si toutefois ce n’est pas un idéal internalisé et qu’il ne reconnaît pas non plus que dans ce contexte son comportement peut être perçu comme inadapté ou décalé, il n’éprouvera pas de honte. Pour Lazarus   la culpabilité comme la honte requièrent des normes internalisées. Nous pensons que dans la honte, des normes (internalisées) plus générales que celles violées peuvent suffire à déclencher de la honte et nous n’imposons pas que ces dernières soient nécessairement internalisées (tout en ne l’interdisant pas non plus). Certains ont argué que la honte inclut nécessairement une dimension sociale, publique  , ce qui ne serait pas le cas pour la culpabilité. Elster   par exemple dit que « je ressens de la honte en votre présence parce que je sais que vous me désapprouvez » (« I feel shame in your presence because I know you disapprove of me. »). Encore faut-il préciser ce qu’on entend pas dimension sociale. Intuitivement, une personne ressentant de la honte mêle étroitement sa personne et un groupe (ou une institution) vis-à-vis de duquel (ou de laquelle) elle éprouve de la honte. Dans [37] les auteurs ont mené des expérimentations dont les résultats montrent que la honte ressentie en dehors de tout groupe témoin est au contraire légèrement plus fréquente que pour la culpabilité. Ce n’est donc pas un critère discriminant. Les auteurs citent l’exemple d’un adulte racontant que lorsqu’il était enfant, il a vu son frère se faire réprimander par leur mère pour avoir fait quelque chose d’immoral. Lui-même avait fait la même chose mais sa mère l’ignorait. Pourtant il a ressenti de la honte. La dimension sociale ne se situe donc pas nécessairement au niveau du fait que l’objet de notre honte soit connu d’un certain groupe, mais plutôt au niveau du fait qu’on croit que cela constitue une violation d’ordre morale vis-à-vis de ce groupe. Darwin dit qu’un individu peut éprouver de la honte mais ne pas rougir pour autant ; que pour rougir, il faut que l’objet de sa honte ait été découvert. Cela signifie qu’on peut éprouver de la honte sans que l’objet de notre honte soit exposé publiquement. Autrement dit, le groupe face auquel on éprouve de la honte n’a pas besoin d’être participatif ou physiquement présent [38], il n’a pas besoin d’être même au courant de la violation de la norme en question : il suffit de penser que ce groupe a un certain idéal que je viole. Lazarus  souligne même qu’on peut éprouver de la honte vis-à-vis d’une personne décédée. En revanche, il y a indéniablement une dimension sociale dans la honte (et la culpabilité) au sens elle met en jeu un (groupe d’)individu(s) : celui à qui on a causé du tord (culpabilité) ou celui face auquel notre image a été perçue négativement (honte). La dimension sociale touche également les réactions potentielles suite au ressenti de la honte (les tendances à l’action, ou action tendencies). Toute la littérature s’accorde à dire que quelqu’un qui éprouve de la honte a tendance à vouloir se faire tout petit, à se cacher, à minimiser les faits (voir [36] ou [24, p. 244] par exemple). Dans le cas de la culpabilité, l’individu a plutôt tendance à vouloir réparer les effets négatifs de son action. En particulier, dans le cas où la transgression n’est pas encore connue, l’individu ressentant de la honte ne souhaite pas qu’elle le soit et peut même essayer de la cacher.

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Table des matières

Résumé & mots-clés
1 Introduction
2 Qu’est-ce qu’une émotion?
3 La honte versus la culpabilité
3.1 En résumé
3.2 Exemples
4 Cadre formel
4.1 Syntaxe
4.1.1 Définition d’opérateurs temporels
4.1.2 Définition d’opérateurs STIT
4.2 Sémantique
4.3 Axiomatique
4.4 Complétude
5 Formalisation d’émotions complexes
5.1 Formalisation d’émotions simples
5.2 Formalisation de la responsabilité et de la culpabilité
5.3 Formalisation de la honte
5.3.1 Définition formelle de la honte
5.3.2 Conséquences logiques
6 Conclusion
7 Travaux futurs
Références
A Principaux schémas d’axiomes de la logique modale
B Définition réductionniste du STIT
C Axiomatique des opérateurs dynamiques

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