La gouvernance d’entreprise en quête de nouveaux modèles

La gouvernance d’entreprise en quête de nouveaux
modèles

UN « FAIT JURIDIQUE » MARQUANT : L’INTRODUCTION DE NOUVELLES FORMES DE SOCIETE 

L’adoption de nouvelles formes de société est un phénomène relativement rare en règle générale dans la plupart des législations, et l’Etat de Californie, malgré une certaine profusion dans les formes disponibles, ne déroge pas à la règle7 . Pourtant, le 1er janvier 2012, un événement rare est venu transformer le paysage juridique de cet Etat : deux nouvelles formes juridiques, considérées comme concurrentes, ont été simultanément mises à disposition des créateurs d’entreprise californiens. L’Assembly Bill AB 361, déposé par le député Jared Huffman, et le Senate Bill SB 201, déposé par le sénateur Mark DeSaulnier, ont été simultanément ratifiés par le gouverneur Californien Jerry Brown le 9 octobre 20118 . Le premier crée la forme de Benefit Corporation et le second crée la Flexible Purpose Corporation ou FPC, deux statuts de société porteurs d’innovations majeures dans le droit commercial californien, car visant à introduire de jure un objectif social ou environnemental dans les statuts de ces for-profit corporations. 

Une phénoménologie surprenante qui attire l’attention du chercheur

Une innovation juridique « sociale » étonnante en Californie

 Pour plusieurs raisons, cette double adoption a de quoi surprendre. D’abord, la législation californienne en matière de droit des sociétés est considérée comme la deuxième plus libérale et favorable aux investisseurs des Etats-Unis. Elle est ouvertement en concurrence avec celle du Delaware, premier Etat en la matière, où sont incorporées plus de la moitié des corporations américaines. Le même 1er janvier, une disposition correspondant d’ailleurs à cette réputation est également entrée en vigueur dans cet Etat : elle visait à libéraliser et à simplifier la distribution de biens et de dividendes pour les actionnaires, jusqu’ici encadrée en Californie de façon plus stricte qu’au Delaware9 . Or les deux nouvelles formes adoptées sont présentées avant tout comme un progrès social : elles visent à promouvoir la poursuite d’objectifs sociaux et environnementaux par des entreprises à but lucratif, plutôt que de réserver cette prérogative aux organisations dites « nonprofit ». En particulier, plusieurs articles de blogs dédiés aux questions juridiques (par exemple calcorporatelaw.com), à l’entrepreneuriat social (triplepundit.com) ou aux deux simultanément (lawforchange.com, socentlaw.com) les décrivent à leur entrée en vigueur comme les premières structures juridiques permettant à des entreprises à but lucratif d’échapper aux obligations légales de maximiser le retour pour les investisseurs au détriment d’aspirations sociales ou environnementales. Une telle présentation montre la portée de cette innovation, dans un Etat partagé entre l’image d’un des berceaux de la prise de conscience écologique aux Etats-Unis, et le besoin d’attractivité des capitaux et des entrepreneurs dont témoigne la vitalité de la Silicon Valley. Modifier le droit, c’est de facto reconnaître l’inadaptation ou l’insuffisance de la réglementation existante, et le faire pour nuancer certains droits qui seraient habituellement accordés aux actionnaires, tels que celui d’exiger la priorité des retours financiers, c’est en plus marquer un certain contre-pied par rapport aux évolutions récentes des « bonnes pratiques » en matière de corporate governance. Faut-il donc y voir la marque d’un changement profond de doctrine ? En outre, cette double adoption ne semble pas participer de la recherche d’une simplicité juridique pourtant gage d’une meilleure sécurité économique. Elle met en concurrence deux formes extrêmement semblables dans leurs objectifs, et proposant des innovations notables par rapport au paysage juridique existant, ce qui génère une double insécurité juridique. L’une provient de l’imprévisibilité des issues des litiges sur des dispositions juridiques nouvelles ; l’autre du fait que malgré des différences entre ces formes qui préfigurent un fonctionnement distinct, de nombreux acteurs, aussi bien issus des milieux de l’entrepreneuriat social que des cabinets juridiques ne semblaient pas, à l’heure de leur adoption, y voir très clair dans ces distinctions. 

Une innovation qui prend place dans un flux de nouvelles formes juridiques 

Les législateurs californiens semblent donc avoir fait preuve d’une certaine ambition lorsqu’ils ont adopté ces deux formes innovantes, aux conséquences juridiques et économiques difficilement prévisibles à leur création. Pourtant, cette ambition n’est pas isolée : de nombreuses autres formes juridiques ont été sujet de discussions législatives, d’adoptions ou de rejets, tout particulièrement ces dix dernières années (cf. Tableau 2). Aux Etats-Unis seulement, fin 2014, la Low-Profit Limited Liability Company, ou L3C a été adoptée dans 10 Etats, à commencer par le Vermont en 2008 et des propositions sont prêtes à être déposées dans 26 autres Etats ; la Benefit Corporation a été adoptée dans 27 Etats, à commencer par le Maryland en 2010 ; la Socially Responsible Corporation a été examinée mais non adoptée dans le Minnesota en 2011 ; et la FPC californienne a donné lieu à deux autres propositions, l’une dans l’Etat de Washington nommée Social Purpose Corporation, et l’autre dans l’Indiana n’ayant pas débouché à ce jour. En Europe, une vague plus ancienne a vu la naissance de la Société à Finalité Sociale (SFS) belge en 1995, dont le succès est resté faible, et donne lieu encore aujourd’hui à la réflexion sur la création d’une statut d’Association A But Lucratif (AABL), qui serait complémentaire de l’Association Sans But Lucratif (ASBL) équivalente à l’Association Loi de 1901 française ; de la Société Coopérative d’intérêt Collectif ou SCIC en France en 2001 ; et de la Community Interest Company (CIC) au Royaume-Uni en 2006, au succès inégalé par des formes équivalentes. D’autres évolutions similaires sont observables en Italie, berceau des entreprises d’insertion par le travail et de formes d’association très intégrées au tissu économique public comme privé, et au Canada (Community Contribution Company) par exemple.Il semble donc que cette innovation californienne ne soit pas le fruit d’une réflexion isolée, mais un symptôme supplémentaire d’une vague d’évolution profonde du droit des sociétés, démarrée il y a une vingtaine d’années. Faut-il donc y voir le symptôme indiscutable d’une transformation à l’échelle mondiale des représentations de l’entreprise ? Pourtant, bien que ces formes aient donné lieu à plusieurs discussions de nature juridique, analysant la rédaction des propositions législatives et le risque juridique qu’elles pourraient créer, très peu de travaux de recherche s’y sont consacrés dans d’autres disciplines, et en particulier en sciences de gestion. Et ce malgré l’engouement certain d’une partie des chercheurs en gestion pour l’entrepreneuriat et les entreprises sociales, dont le sujet recouvre déjà un certain nombre d’aspects juridiques. 

Une innovation également gestionnaire : un renouvellement de la gouvernance de l’entreprise ? 

On peut pourtant soupçonner que les conséquences de telles modifications du droit des sociétés ne sauraient être contenues à une stricte sphère juridique. Elles visent au contraire à transformer profondément les représentations de l’entreprise, ainsi que leurs modes d’organisation à de nombreux niveaux. A titre d’exemple : • En transformant les pouvoirs et les engagements contractuels des actionnaires, elles visent à redéfinir l’espace de latitude discrétionnaire des dirigeants, le propre de tout système de gouvernance de l’entreprise (Charreaux 1997) ; • La relation à un vaste ensemble de parties prenantes peut être directement transformée par les dispositions juridiques telles qu’elles sont rédigées ; • Les critères de performance et notamment les modes de reddition des comptes peuvent être repensés et remplacés par de nouvelles propositions ; • Les systèmes de légitimité, donnant notamment lieu à de nombreuses théories normatives de l’entreprise, peuvent être transformés, etc. Ainsi, l’introduction de ces nouvelles formes n’est pas un fait uniquement juridique : elle pourrait venir directement interroger les cadres théoriques et pratiques dont nous disposons pour concevoir la gouvernance de l’entreprise, et ce dans de nombreuses disciplines. Les enjeux soulevés par les juristes à l’origine de ces formes sont en effet le cœur des débats théoriques très intenses aujourd’hui, par exemple autour du renouvellement nécessaire de la gouvernance des entreprises après les débâcles de la crise récente, ou autour de la finalité de l’entreprise, en anglais du « corporate purpose ». L’invocation d’objectifs sociaux et environnementaux, la modification des droits des actionnaires, ou encore la discussion de la nature de finalité que l’on peut accorder à la réalisation de profit par l’entreprise sont ainsi des questions largement discutées par la littérature aujourd’hui. On peut donc soupçonner à ce stade que l’émergence simultanée de nombreuses nouvelles formes juridiques ne représente pas qu’un effet de mode, et reflète plutôt un enjeu plus fondamental de redéfinition des cadres de l’activité entrepreneuriale, qui serait saisi ici avec une force rare puisque la proposition va jusqu’à transformer les structures légales mêmes dans lesquelles cette activité prend place. Un tel programme n’est pourtant pas exactement nouveau, et plusieurs évolutions organisationnelles – par exemple la généralisation des programmes de Responsabilité Sociale dans les entreprises – ont déjà été largement étudiées. Que justifie alors une telle nouvelle vague d’innovations ? Et cette vague apporte-t-elle des éléments réellement nouveaux ? Ne pourrait-il pas s’agir que d’une modification à la marge du fonctionnement entrepreneurial dont les conséquences seraient en fait limitées ? Ou bien nécessite-t-elle de rediscuter les modèles théoriques dont nous disposons aujourd’hui ? Nous commencerons par donner quelques éléments succincts de présentation de ces nouvelles formes afin de les éclairer ensuite par le recours aux cadres interprétatifs disponibles dans la littérature. 

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *