La gestion des experts en entreprise

La gestion des experts en entreprise

ORGANISATIONNEL

L’opposition entre la logique professionnelle et la logique bureaucratique a été également mise en lumière au travers de l’opposition entre les notions de professionnalisme occupationnel et de professionnalisme organisationnel (Evetts, 2004) Le premier est présenté, dans la continuité des travaux de Durkheim, comme une forme de communauté morale, fondée sur l’appartenance à une profession, comme une force permettant de lier l’individualisme aux besoins des communautés, et, enfin, comme une force de stabilité et de liberté contre la menace des bureaucraties (Evetts, Mieg, & Felt, 2006). Le professionnalisme a été souvent associé à la dignité et à un « ton » éthique particulier, permettant aux professionnels de répondre aux défis intellectuels du monde moderne (Brint, 1996, p.3). Dans des écrits des sociologues du milieu du vingtième sicle, le professionnalisme est également caractérisé par sa valeur normative. Ainsi, Parsons considère ce dernier en tant qu’alternative à une logique bureaucratique, qui joue, au même titre que les organisations, un rôle majeur dans l’établissement d’un ordre public (Parsons, 1951). En opposition au professionnalisme occupationnel, Evetts évoque une deuxième forme de professionnalisme, qu’elle associe au paradigme wéberien – le professionnalisme organisationnel – et le présente en tant que discours de contrôle qui sous@entend la standardisation des procédures, le respect de la hiérarchie et l’importance accordée à la performance (Evetts, 2004). Pour Evetts, si l’appel au professionnalisme, lancé par les managers dans des organisations, est souvent orienté vers une image particulière, un mythe ou un idéal du professionnalisme, qui inclut possession exclusive d’une expertise, autonomie et discrétion dans le travail, la réalité du professionnalisme attendu est généralement assez différente. Le discours de professionnalisme organisationnel, selon l’auteur, est souvent basé sur la substitution des valeurs professionnelles par des valeurs organisationnelles et implique des contrôles bureaucratiques et managériaux plutôt que des relations collégiales, des objectifs organisationnels plutôt que de la confiance dans les compétences professionnelles, des évaluations basées sur la performance plutôt que sur la qualité, etc. (Evetts, 2005).

LOYAUTE PROFESSIONNELLE ET LOYAUTE ORGANISATIONNELLE

Au@delà des débats sur le professionnalisme, une autre question a suscité des recherches dans la communauté des sociologues anglo@saxons. Il s’agit de la notion du « commitment », qui signifie la loyauté et l’engagement d’un acteur vis@à@vis d’une profession ou d’une organisation. Ici, également, les débats ont porté sur la dichotomie entre la loyauté professionnelle et la loyauté organisationnelle. Les auteurs associent la première à l’identification de l’individu à sa profession et son acceptation de l’éthique et des normes propres à cette dernière, et la deuxième au processus de co@integration des objectifs entre l’individu et l’organisation (Hall, Schneider, & Nygren, 1970), à l’attachement émotionnel de l’individu aux valeurs organisationnelles (Kanter, 1968), ainsi que l’acceptation des normes comportementales imposées par l’entreprise (Wiener, 1982).( Plusieurs travaux académiques ont exploré cette dichotomie, proposant des regards variés afin de décrire le phénomène, trouver ses origines et en expliquer les conséquences (Alexander, 1981; Baugh & Roberts, 1994; Becker & Billings, 1993; Gouldner, 1957; Gunz & Gunz, 1994; May, Korczynski, & Frenkel, 2002; Miller, 1967; Sorensen & Sorensen, 1974; Wallace, 1995). La représentation conflictuelle des deux types de loyauté est restée dominante pendant longtemps (Alexander, 1981; Kornhauser, 1962; Miller, 1967; Sorensen & Sorensen, 1974). Les auteurs associent souvent les origines de cette opposition à la différence entre les systèmes des valeurs et les rôles que les professionnels sont censés assurer, la réduction conséquente du niveau d’autonomie dans le contexte organisationnel, la fonction du contrôle qui limite le périmètre d’action des professionnels, etc. Ces différents facteurs peuvent être présentés sous la forme de trois autres dichotomies, opposant les logiques professionnelle et organisationnelle. 

UTILITE SOCIALE ET VALEUR ORGANISATIONNELLE

Tout d’abord, la différence relative aux systèmes de valeurs et aux rôles est abordée comme une opposition entre utilité sociale et valeur organisationnelle. Cette dichotomie est souvent regardée par les auteurs à travers le prisme d’analyse du conflit entre des processus « éthiques » de professionnalisation et des processus « pro@matérialistes » de bureaucratisation (Waters, 1989). Brint évoque notamment les fonctions socialement importantes auxquelles les professions sont censées contribuer, travaillant dans une sphère à forte valeur sociale (résolution de conflit, santé, éducation, etc.) @ « activities that embodied and expressed the idea of larger social purposes » (Brint, 1996, p.7). Or cette vision de l’utilité du service, selon les auteurs, rentre inévitablement en conflit avec les valeurs organisationnelles, qui s’inscrivent traditionnellement dans la logique de création de profit. La logique organisationnelle est censée également remettre en cause les valeurs techniques et l’interprétation de ce qui constitue « un bon travail », en introduisant ce que les professionnels ont coutume d’appeler « la politique » (Barley & Kunda, 2006, p. 51). 

AUTONOMIE PROFESSIONNELLE ET CONTROLE BUREAUCRATIQUE

Les débats se sont également poursuivis autour des notions d’autonomie professionnelle et de contrôle bureaucratique (Bailyn, 1985; Freidson, 1986; Pavalko, 1971; Van Maanen & Barley, 1984) L’autonomie, définie par Lotte Bailyn dans le cadre des activités scientifiques et techniques, comme « la liberté de choisir les problèmes à traiter et d’avancer indépendamment des directives de quiconque à part les normes de la discipline »4 (Bailyn, 1985), a été considérée comme une des valeurs principales de la communauté professionnelle. Le contexte organisationnel a été supposé porteur d’atteintes à cette valeur clé car il exposait les professionnels aux pressions liées aux objectifs et à la performance organisationnelles. Le remplacement des instances de régulation professionnelle (avis des pairs, importance de la réputation professionnelle) par des évaluations de la hiérarchie (qui manque souvent de crédibilité de jugement auprès des professionnels), la domination de l’autorité hiérarchique sur l’autorité de l’expertise, les restrictions liées aux choix des modes d’organisation de travail – tous ces facteurs ont été considérés à l’origine du conflit entre les logiques professionnelle et organisationnelle. Ceci rendait également délicat le contrôle sur les activités professionnelles (Freidson, 1984).

PROPRIETE ET DROIT SUR L’UTILISATION DES CONNAISSANCES

Enfin, les visions professionnelle et organisationnelle ont été souvent opposées quant à la notion de propriété et de droit sur l’utilisation des connaissances. Dans la logique professionnelle les connaissances spécialisées ont été considérées comme appartenant aux communautés professionnelles, et trop complexes pour que les hiérarchies se les approprient (Whalley & Barley, 1997). L’exemple illustratif proposé souvent par les auteurs est celui de la science, où la valeur principale consiste en la communication des résultats des investigations ou des projets sous forme de publications, ce qui les rend ouverts à toute la communauté. A cela les auteurs opposent le modèle organisationnel où la confidentialité est un maître mot et le secret industriel est une des valeurs primordiales (Kornhauser, 1962). Ainsi, dans la logique bureaucratique, ce sont les organisations qui sont censées préserver l’expertise et la développer, en codant cette dernière sous forme de règles et de procédures qui sont intégrés dans la conception et l’équipement des postes de travail, et non pas portée par les individus comme c’est le cas dans la logique professionnelle (Whalley & Barley, 1997) Au total, les sociologues des professions, notamment dans les années 1950 à 1970 ont majoritairement défendu une vision antinomique des logiques professionnelle et organisationnelle, en opposant les principes de travail dans les professions classiques 4 La » citation » originale » en » anglais : » « The » freedom » to » choose » the » problems » on » which » to » work, » to » pursue » them » independently »of »directives »from »anywhere »except »the »precepts »of »a »discipline » 55 (médecins, avocats, etc.) à la structuration du travail dans les bureaucraties. Ce n’est qu’à partir des années 1970 que cette opposition a été mise en cause.

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UN INTERET PROGRESSIF POUR LES PROFESSIONNELS DANS LES ORGANISATIONS

Un des auteurs qui a démontré les limites de cette opposition est Magali Sarfatti Larson, dont les travaux sur les professions et la professionnalisation ont marqué un tournant critique dans la discipline (Larson, 1977). Ainsi, en questionnant le conflit entre les professions et les organisations, Larson démontre que la vision antinomique est en grande partie liée à l’usage d’une vision idéalisée d’une profession libérale, d’une part, et d’autre part, à la vision d’une bureaucratie issue d’un modèle wéberien, pris dans sa totalité (Larson, 1977). Or cette image « idéalisée » ne représente pas la vérité des relations entre les professions et les organisations. La montée même des organisations professionnelles, selon l’auteure, est un premier exemple de fusion entre les logiques professionnelle et organisationnelle, qui font partie d’une même matrice historique. Larson montre également que le processus de socialisation pour les professionnels commence dans le cadre organisationnel et formalisé de l’Université, qui impose déjà des standards et des normes dont certains sont fortement bureaucratiques. Ainsi, les théories classiques des professions, ayant pour cible l’étude des professions libérales, ne s’intéressent pas jusqu’aux années 1970 aux autres types de travail professionnel, qui seront intrinsèquement liés au contexte organisationnel. Or l’existence de ces derniers devient un fait, difficile à ignorer. Barley et Tolbert représentent l’apparition de ces nouveaux modes de travail professionnel à travers deux processus interdépendants : bureaucratisation des professions et professionnalisation des organisations (Barley & Tolbert, 1991). Par bureaucratisation des professions, les auteurs entendent la formalisation d’une division du travail et l’augmentation du contrôle liée à la complexification progressive du travail et à la difficulté d’aborder chaque problème comme un évènement unique. Quant à la professionnalisation des organisations, elle traduit la caractérisation de l’influence que peuvent avoir les communautés professionnelles sur certaines fonctions ou domaines de l’organisation. Le processus de professionnalisation implique l’incorporation des standards professionnels dans la conception du travail au sein des organisations (Tolbert, 1996) et la prise de contrôle sur les fonctions relevant des domaines d’expertise professionnelle (Barley & Tolbert, 1991). Ces deux processus, selon les auteurs, ont initié l’émergence de deux autres types d’organisation intégrant une pratique professionnelle qui se distinguent clairement de la vision des professions au sens classique (pratique libérale). D’abord, les professions elles@mêmes, dans leur recherche d’accès privilégié aux ressources et aux clients, ont cherché à s’associer dans des plus grandes structures. Ce rassemblement des professionnels dans des structures plus importantes a généré des tendances à la hiérarchisation et la bureaucratisation. Ces bureaucraties professionnelles ont également créé un contexte 56 propice à la spécialisation (Barley, 1992). La collaboration entre plusieurs professionnels, spécialisés chacun dans son domaine et travaillant au sein d’une même organisation, a permis à cette dernière de proposer une expertise variée, tout en maintenant la qualité de la prestation. La bureaucratisation a également créé un grand nombre de nouveaux rôles liés à la nécessité d’assurer les activités de planification, de control, etc. Les exemples classiques de bureaucraties professionnelles, souvent abordés dans la littérature, sont les « professional service firms » qui ont donné lieu à l’apparition d’une nouvelle classe de professionnels, qui vont travailler au sein des organisations avec en général un regroupement de professionnels d’un même métier. 

Table des matières

1. La gestion des experts au cœur des enjeux de développement de l’expertise et de l’innovation
2. La double échelle : un paradoxe gestionnaire
3. Problématique et méthodologie de recherche
4. Plan et résumé de la thèse
Partie 1 : Une reproblématisation de la gestion des experts : de la double échelle à l’étude des collectifs de professionnels internes
Introduction
Chapitre 1. La Double Echelle : portée et limites du modèle de référence dans la gestion des spécialistes et experts
Chapitre 2. Les professionnels internes à la croisée des logiques professionnelle et organisationnelle : apports et limites de la sociologie des professions
Chapitre 3. La gestion des experts intégrée à la gestion plus globale des dynamiques des collectifs de métier
Chapitre 4. Une exploration par la méthode de la rechercheXintervention
Partie 2 : La gestion des experts chez OilCo : contexte de l’étude et diagnostic initial
Introduction : historique de l’étude, méthodologie et enjeux
Chapitre 1. Des pratiques de gestion des experts différentes dans les branches du Groupe
Chapitre 2. Démarches d’harmonisation et de collaboration portées par les Services Centraux
Chapitre 3. AuXdelà de la reconnaissance, des enjeux de dynamisation de l’innovation et de génération des futurs experts : le projet GREEN
Conclusion de la deuxième partie
Partie 3 : Cadre d’analyse et instrumentation pour organiser la gestion des experts à OilCo
Introduction
Chapitre 1. Définition de la notion d’expert et proposition d’un cadre d’analyse
Chapitre 2. Modélisation des dynamiques de deux spécialités et instrumentation de gestion
Chapitre 3. Et si le métier interne n’existe pas ? Le cas des domaines émergents
Conclusion de la troisième partie
Partie 4 : La gestion des experts comme gestion dynamique de rôles et de carrières dans des collectifs de métiers
Introduction
Chapitre 1. Une vision de l’expert basée sur son « rôle » au sein de l’organisation
Chapitre 2. La dynamique des collectifs professionnels et leur positionnement stratégique
Chapitre 3. Rôles et carrières des professionnels internes en absence de métier interne
Conclusion de la quatrième partie
Conclusion générale
1. Les étapes et les principaux résultats de notre recherche
2. Contributions théoriques
3. Apports empiriques
4. Limites et perspectives de la recherche
Bibliographie
Table des figures et des tableaux

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