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Une approche nécessairement pluridisciplinaire
Pour répondre à ces différentes questions de recherche, nous avons choisi de croiser les approches entre les disciplines. L’intégration de la géomatique ne va pas sans poser de nombreuses questions qui relèvent du champ de la géographie, de l’épistémologie, de la didactique, mais aussi de l’informatique, de la cartographie, de la psychologie cognitive, de la sociologie des usages. Les problèmes posés par les usages scolaires de la carte et par les différentes démarches d’enseignement et d’apprentissage en géographie sont bien antérieurs à l’apparition de l’informatique en classe. Cependant il nous semble que poser la question en terme d’ « usages » d’outils numériques présente l’avantage de replacer les pratiques cartographiques au sein de différents enjeux et débats. L’usage de la carte – pas plus que l’usage de l’outil informatique – ne constitue en soi le but de l’enseignement de la géographie. Inversement il paraît difficile d’envisager certaines évolutions de la discipline sans intégrer la cartographie numérique. Celle-ci contribue à sa manière à renouveler les questions posées traditionnellement à la géographie scolaire. Ce n’est pas propre à cette discipline scolaire, mais l’instrumentation de la géographie a été si rapide et le développement de l’information géographique si spectaculaire depuis quelques années que cela mérite d’observer l’évolution des pratiques disciplinaires et de réfléchir aux différents enjeux théoriques posés par les usages pédagogiques de la géomatique.
Utilisation, usage ou pratique : vers une scolarisation des usages
La question de l’usage des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans l’enseignement a été étudiée selon différentes approches depuis plusieurs décennies, à la croisée des sciences de l’information et de la communication, des sciences de l’éducation, de la sociologie, des sciences cognitives. L’utilisation des outils géomatiques dans l’enseignement de la géographie doit être replacée au cœur des interrogations posées par l’usage des TIC à l’école et nécessite au préalable quelques mises au point terminologiques sur des termes aussi communément employés et mal définis qu’utilisation, usage ou pratique.
L’utilisation renvoie en général à une action ponctuelle et individuelle, aux aspects manipulatoires de l’informatique, tandis que le terme d’usage s’entend davantage en terme d’usages sociaux, en terme d’actions communément observées dans un groupe. Dès 1996, dans un ouvrage intitulé L’informatique et ses usagers dans l’éducation, G-L. Baron et E. Bruillard soulignent le double point de vue de l’usage : « Usager, venant du latin usus, est attesté dès le XIVe siècle avec le sens initial de « qui connaît bien les usages ». Son sens moderne qui se réfère aux usages sociaux est, lui, apparu au XIXe siècle seulement. […] Pour sa part, le mot « utilisateur » a, surtout en informatique, une connotation plus technique qui rend mal compte des différents aspects liés au concept d’usager. » Si l’on consulte le Dictionnaire de sociologie (1999), l’usage est défini en rapport à la fois à l’utilisation et à la pratique : « Pratique sociale que l’ancienneté ou la fréquence rend normale dans une culture donnée. Utilisation d’un objet, naturel ou symbolique à des fins particulières. » Les travaux de la sociologie des usages ont clairement montré qu’il n’existait pas d’extériorité de la technique à la société : « L’usage n’est pas un objet naturel, c’est un construit social » (Chambat, 1994). La technologie détermine en partie les usages, mais elle est aussi modelée par les pratiques des usagers. Le contexte social de développement des usages est au moins aussi déterminant que l’outil technique lui-même. L’usage est plus collectif que la pratique et il se construit en fonction des utilisateurs, alors que les informaticiens s’intéressent davantage à l’utilisation potentielle qui peut être faite de l’outil, à la notion d’utilisabilité. L’usage se construit à partir de différentes expériences sociales ou individuelles. Les pratiques individuelles liées l’utilisation de l’ordinateur ne donnent pas toujours lieu à la construction d’usages stabilisés et durables de l’outil informatique.
Le terme de pratiques est lui même ambivalent, car il est employé selon plusieurs acceptions. Dans une acception rigoureuse, les pratiques s’appliquent à des comportements habituels, à une expérience ou une habitude approfondie et stabilisée, caractéristique d’une culture professionnelle. Dans ce sens, on parlera des pratiques professionnelles des enseignants, en lien avec la construction de leur identité professionnelle et avec la professionnalisation du métier d’enseignant. On s’intéressera également aux pratiques des élèves en rapport avec leur « métier d’élève ». Dans une acception plus large, les pratiques se confondent parfois avec les usages, surtout lorsque l’outil informatique finit par être adopté et intégré aux pratiques scolaires18. Comme le souligne G-L. Baron, « chacun(e) utilise désormais les TIC à différentes occasions et de différentes manières et la distinction entre utilisations, usages et pratiques des TIC est devenue peu opérante » (Baron, 2007).
Notre recherche s’efforce de porter la réflexion sur les usages de la cartographie dans l’enseignement de la géographie, et plus précisément sur la construction d’usages géomatiques. Si l’on applique les définitions données ci-dessus, on peut avancer l’idée que les pratiques cartographiques des enseignants et des élèves s’ancrent et trouvent leur légitimité dans différentes pratiques, scolaires et sociales. Les usages de la carte ne sont pas les mêmes dans la société, où il s’agit par exemple de se repérer sur un plan, de préparer un itinéraire pour un voyage, et à l’école où l’on cherchera à faire acquérir les grands repères spatiaux, mais aussi à lire et à construire des croquis, à « faire de la géographie ». Les pratiques scolaires sont souvent appréhendées sous l’angle du poids de la tradition (rôle de l’environnement scolaire qui contraint les pratiques) ou sous l’angle des disciplines (rôle des contenus, des méthodes, des programmes qui contribuent à façonner les pratiques scolaires dans chaque discipline). Mais inversement il faut tenir compte du fait que les pratiques scolaires évoluent aussi en partie sous l’effet de l’intégration progressive des technologies de l’information et de la communication. Les usages de la cartographie numérique, qu’il s’agisse des usages sociaux du GPS ou des usages scolaires de la cartographie sur ordinateur, contribuent à faire évoluer les pratiques autour de la carte. Les pratiques cartographiques et les compétences attendues dans ce domaine n’ont d’ailleurs cessé d’évoluer à l’école : des contours de la carte reproduits minutieusement au tableau noir ou sur le cahier de géographie jusqu’aux cartes construites et visualisées sur l’écran de l’ordinateur, en passant par les fonds de cartes pré-remplis que les élèves doivent compléter, l’évolution des techniques et des usages scolaires n’a cessé de faire évoluer les pratiques cartographiques. L’accélération du développement technologique dans la société d’une part, l’inertie relative des pratiques scolaires d’autre part, obligent à prendre en considération cette dualité constante liée à l’introduction des TIC dans le système éducatif : faut-il intégrer les technologies de l’information et de la communication dans les pratiques existantes ou faut-il changer les pratiques pour intégrer les TIC19 ? L’observation des pratiques pédagogiques montre que les technologies éducatives n’ont pas entraîné de révolution dans la façon d’enseigner et d’apprendre la géographie et que l’intégration de ces technologies s’articule sur des pratiques antérieures qu’elles contribuent à faire évoluer. Révolution ou simple évolution des pratiques ? Pour dépasser cette aporie, nous proposons de prendre le cadre théorique établi par plusieurs auteurs (Depover & Strebelle, 1997 ; Baron & Bruillard, 2006 ; Coen & Schumacher, 2006), selon lesquels l’intégration des TIC s’inscrit dans différentes phases d’appropriation par les enseignants et les élèves. L’approche de ces auteurs s’inscrit dans une approche systémique, où il s’agit de prendre en compte les différents acteurs dans leur contexte, avec leur projet, leurs contraintes et leurs pratiques. L’intégration des TIC y est présentée comme une innovation technico-pédagogique et comme un moyen de réfléchir sur les pratiques d’enseignement-apprentissage en vue de les faire évoluer. Le modèle systémique de l’innovation, formalisé par Depover et Strebelle (1997, p 80-82) présente trois niveaux d’intégration d’une innovation :
L’adoption, qui se définit comme « la décision de changer quelque chose dans sa pratique par conviction personnelle ou sous une pression externe qui peut s’exercer au départ du microsystème » ;
Sur la légitimité d’utiliser les TIC et sur leurs finalités par rapport à l’enseignement de la géographie, nous renvoyons le lecteur au chapitre 11.1 (p 163).
L’implantation, qui correspond « à la concrétisation sur le terrain de la volonté affirmée, lors de la phase d’adoption, de s’engager dans un processus conduisant à une modification des pratiques éducatives (…) cette phase se traduit naturellement par des modifications perceptibles au niveau des pratiques éducatives mais aussi de l’environnement dans lequel ces pratiques prennent place » ;
La routinisation, qui se caractérise par le fait que « le recours aux nouvelles pratiques s’opère sur une base régulière et intégrée aux activités scolaires habituelles sans exiger pour cela un support externe de la part d’une équipe de recherche ou d’animation pédagogique ».
Ce modèle permet de restituer l’usage des technologies dans les étapes successives de leur appropriation. Il a été amendé par ses auteurs (Depover, Strebelle & De Lièvre, 2007), afin d’intégrer le rôle des réseaux d’acteurs dans une conception plus sociocentrée. L’adoption est vue davantage comme une phase d’appropriation par les acteurs, tandis que l’implantation est envisagée comme une phase de structuration des usages, en vue de dégager ceux qui seront les plus porteurs. La routinisation correspond plus à une phase de diffusion et de stabilisation des usages. Il convient de noter qu’il n’y a pas de rupture ou de saut entre ces différentes phases et que peuvent s’opérer des retours en arrière : l’innovation ne répond pas à un processus linéaire ni continu. Ce modèle montre surtout que l’intégration des TIC ne se fait pas sans difficulté et qu’elle dépend intimement du contexte (humain et scolaire). Pour atteindre le stade de la routinisation, il est souvent nécessaire de repenser l’organisation des apprentissages et d’inventer de nouveaux usages, ce qui est parfois long et difficile dans l’univers prescrit du système scolaire. Les habitus scolaires, tel qu’ils ont été définis et décrits par P. Bourdieu20, sont parfois plus prégnants que les pratiques sociales, même si l’acculturation rapide des adolescents vis-à-vis des technologies numériques présentes dans la société est susceptible de faciliter l’apprentissage avec les TIC à l’école. Mais l’influence du contexte n’est pas le seul facteur qui justifie le passage de l’adoption à la routinisation.
Selon G-L. Baron & E. Bruillard (2006), il faut prendre en compte également les schèmes d’action de l’utilisateur lui-même qui invente peu à peu ses propres usages de l’ordinateur et qui, selon ses motivations, va vouloir progressivement innover dans les usages de l’environnement informatique. A un stade initial que les auteurs qualifient de situation d’amorçage, l’enseignant qui dispose de peu de formation et de peu de compétences techniques, utilisent les technologies avant tout pour médiatiser son enseignement (par exemple en projetant des cartes avec un vidéoprojecteur). Mais l’utilisateur novice a encore du mal à utiliser les TIC pour construire des situations d’apprentissage. Ce premier stade d’invention et de tâtonnement peut ou non déboucher sur une deuxième phase dite d’innovation, où l’enseignant utilisera les instruments disciplinaires pour mettre en œuvre des méthodes plus efficaces (par exemple en intégrant l’usage d’un outil de cartographie numérique pour préparer ses cartes). Lorsque l’usage de l’environnement numérique est intégré aux programmes et aux méthodes d’enseignement, on passe alors à une troisième phase qui correspond à la scolarisation (par exemple, pour prendre un exemple en dehors de la géographie, l’usage de la calculatrice qui est désormais intégré dans les programmes et les évaluations en mathématiques)21.
Pour l’instant il n’y a pas eu de « naturalisation » des outils de cartographie numérique dans la géographie scolaire. Nous en sommes donc plutôt à des phases d’invention et d’innovation. Mais des évolutions sont possibles. G-L. Baron insiste notamment sur ce point : « En dehors des situations expérimentales protégées, seuls les usages suffisamment en phase avec le système tel qu’il est peuvent se diffuser. Cependant le système évolue. Il le fait à partir d’innovations à la fois suffisamment en décalage et suffisamment compatibles par rapport au statu quo ante, qui ont ensuite été portées pendant une durée suffisante par des praticiens et des décideurs, ce qui pose de récurrents problèmes d’amorçage » (Baron, 2007). Comme nous venons de le montrer, l’usager est lui-même acteur des technologies dont il « use » et à l’élaboration desquelles il contribue : la logique de l’usage joue donc un rôle déterminant dans l’appropriation des technologies numériques.
De la « logique de l’usage » à la « genèse instrumentale »
Dans un ouvrage fondateur paru en 1989, Jacques Perriault théorise une logique de l’usage, distinguant « l’usage conforme » – en cohérence avec le projet et la fonction instrumentale de l’objet – et les « détournements », où les artefacts techniques sont utilisés de façon alternative, innovante, substitutive. Pour l’auteur, « l’usage n’est que rarement purement instrumental. Il se double d’un rôle symbolique qu’affecte à l’appareil celui qui s’en sert » (Perriault, 1989). Entre les usages imaginés par le concepteur et les usages réels » de l’utilisateur, il y a place pour le détournement, l’utilisation déplacée ou la non utilisation. Il s’agit donc de faire une place plus grande aux contextes humains et aux acteurs dans l’utilisation de l’outil informatique. La prise en compte de la logique de l’usage permet de comprendre par exemple pourquoi les systèmes d’information géographique sont utilisés parfois comme de simples outils de visualisation ou de représentation du réel, correspondant à certains habitus scolaires de la carte dans l’enseignement de la géographie. Au contraire, l’usage d’outils courants de bureautique (type logiciel de PréAO) débouche parfois sur la genèse de nouveaux usages cartographiques, où l’enseignant va détourner, adapter, transposer l’outil de diaporama pour en faire un outil de cartographie animée.
Pour comprendre ces détournements d’usages et ces phénomènes de « genèse instrumentale », il convient ici de reprendre la distinction établie entre l’artefact et l’instrument. Selon certains auteurs (Rabardel, 1995 ; Engeström, 1999), il faut distinguer entre le potentiel de l’outil et le bénéfice réel qui est tiré en fonction de ses usages. Lorsque l’on s’intéresse à la composante matérielle de l’outil, on parle plutôt d’artefact. Lorsque l’on s’intéresse davantage à sa dimension cognitive, on utilise plutôt le terme d’instrument. Le passage de l’artefact à l’instrument ne peut s’effectuer que dans un usage donné et en fonction d’une activité finalisée. Rabardel distingue deux types de processus : les processus d’instrumentation (l’usager modifie son activité pour user des fonctionnalités de l’outil) et les processus d’instrumentalisation (l’usager adapte l’outil à ses besoins). Pour l’instant, l’usage des outils de cartographie numérique et des SIG relèvent plutôt de pratiques instrumentées au premier sens du terme : les enseignants et les élèves commencent à percevoir le potentiel de ces outils, mais ils éprouvent quelques difficultés à instrumenter leurs pratiques dans un contexte et selon des objectifs pédagogiques bien déterminés. L’usage de l’instrument informatique joue pourtant un rôle déterminant dans une situation d’apprentissage, dans la mesure où il permet de médier les relations entre le sujet apprenant et son environnement. En tant qu’outil à potentiel cognitif, l’usage de l’ordinateur est susceptible d’intervenir au cœur du système d’activité (Depover, Karsenti Komis, 2007). Notre objectif n’est pas de développer toutes les considérations issues des théories de l’activité. Mais du moins convient-il, selon nous, de bien replacer l’appropriation des technologies numériques au sein de l’expérience de l’usager. Comme l’exprime S.Proulx (1994, page 152), l’usage réel « se construit comme une interaction, une négociation entre technologie et utilisateurs ». Selon cet auteur, la genèse des usages s’inscrit également à l’échelle d’ensembles sociaux plus larges (groupes, communautés, sociétés). Une situation d’apprentissage instrumentée donne donc lieu à la construction d’usages en fonction de l’individu et de la communauté à laquelle il appartient, qu’il s’agisse d’une communauté d’apprentissage ou d’une communauté de pratique au sens large.
Des usages en question : la fin de l’illusion technologique ?
Il est étonnant de constater que, s’agissant d’une discipline traitant de l’espace et recourant fréquemment à des supports de représentation de ce dernier, la géographie est moins encore que d’autres disciplines scolaires utilisatrice de technologies éducatives. » (Guihot, 1999)
La géographie scolaire occupe une situation paradoxale sur le plan de l’instrumentation. Elle a depuis longtemps intégré toute une panoplie d’outils cartographiques, depuis la mappemonde et le globe terrestre d’antan jusqu’aux outils de cartographie numérique et aux globes virtuels d’aujourd’hui. Pourtant si l’on s’en tient aux outils géomatiques, cette discipline peine encore à en intégrer l’usage dans ses contenus, ses méthodes et ses curricula22. Comme le souligne un rapport de l’Inspection générale lors d’un atelier consacré au thème « L’ordinateur aide-t-il à apprendre l’histoire et la géographie ? », il semble que l’usage de l’informatique soit envisagé comme un simple outil d’enrichissement :
L’ordinateur n’a apparemment pas engendré de révolution didactique, mais son emploi se répand. Il n’a pas le statut d’une machine à enseigner, mais d’un outil d’enseignement […]Dans la mesure où nos disciplines (encore faudrait-il introduire des nuances entre l’histoire et la géographie) ne sont pas des disciplines instrumentales, fondées essentiellement sur des articulations de logiques, l’interactivité entre l’élève et la machine n’a offert que des apprentissages partiels, voire parcellaires.
La situation est sensiblement différente en histoire et en géographie. L’historien ne perçoit pas l’ordinateur comme un outil d’identification, à l’inverse du géographe plus coutumier de l’usage des technologies de l’information et de la communication ». (Desquesnes & Grandbastien, 2002).
Pour ainsi dire, l’usage de l’ordinateur ne serait pas étranger à la discipline géographique, mais son intégration sous la forme d’outil d’apprentissage resterait assez limitée et son intérêt didactique encore à démontrer. Ce point de vue est intéressant, non seulement du fait qu’il émane des corps d’inspection pédagogique – sans doute cet avis est-il aussi partagé par un certain nombre d’enseignants d’histoire-géographie – mais aussi parce qu’il reflète bien le hiatus qui semble exister entre le potentiel qu’on s’accorde à reconnaître aux technologies numériques d’une part, la réalité de leur usage en classe et le bénéfice que l’on est vraiment en droit d’en attendre d’autre part. Comme l’a bien montré Larry Cuban (1986), chaque nouvelle technologie éducative a promis de changer la pédagogie, ce qui a rendu les professeurs prudents, voire sceptiques sur la capacité des technologies à induire le changement et l’innovation. Mais ce qui est symbolique et en soi révélateur, c’est le fait que pour illustrer son propos, L. Cuban ait choisi une photographie de 1927 : l’image (Figure 1, p 41) montre un professeur de Los Angeles faisant une leçon de géographie dans un avion. On distingue sur cette photographie d’archive une enseignante, debout à l’avant de la cabine près d’un petit tableau noir, montrant de sa baguette un globe terrestre. Face à elle, sept élèves sagement assis devant leur bureau écoutent cette leçon de chose, sans même penser ni oser observer directement la Terre par les hublots de l’avion. La juxtaposition d’une salle de classe aérienne – le sommet de la technologie en 1927 – avec un professeur de géographie faisant la classe de manière très classique, nous semble montrer les illusions et les désillusions qui ont toujours accompagné l’introduction de chaque « nouvelle » technologie. On peut lire cette image comme une métaphore de l’enseignement de la géographie, qui persiste à utiliser des moyens classiques, quand il suffirait d’observer et de déchiffrer la Terre vue d’en haut. Vieux débat sur l’intérêt des technologies dans la classe ou question d’actualité sur les limites des TIC par rapport aux apprentissages des élèves dans le monde réel » ? Préjugé anti-technique ou méfiance vis-à-vis des supposés bienfaits pédagogiques de l’informatique ? C’est un phénomène bien connu : entre la salle de classe et une nouvelle technologie, c’est toujours la salle de classe qui gagne ! (Cuban, 1993). Parlant de « romance inconstante », L. Cuban décrit « quatre phases pour chaque technologie : dans la première se multiplient les prophéties sur les changements attendus ; dans la suivante sont menées des expériences pilotes prometteuses. La troisième voit émerger des problèmes lors de la banalisation. La quatrième, où peu d’usages sont constatés, conduit à critiquer les enseignants, suspectés d’immobilisme, tandis qu’arrive une autre vague de technologies » (Baron, 2003).
Figure 1 : La leçon de géographie en avion selon L. Cuban (1986) Photographie du New York Times (1927) “To-day’s Aerial Geography Lesson”
Les phénomènes d’idéalisation de la technique ont été bien mis en avant par d’autres auteurs (Mallein & Toussaint, 1994). Ces derniers ont montré qu’il y a en fait hybridation des usages », c’est-à-dire que les nouveaux outils se combinent souvent aux anciens. C’est le cas, selon nous, des pratiques cartographiques traditionnelles qui se poursuivent dans l’usage des SIG et des globes virtuels. En tout cas, nous ne sommes plus dans l’illusion technologique (Linard, 1996). De ce point de vue, nous sommes plutôt arrivés à un stade de désenchantement de l’informatique avec la fin des « machines à enseigner ». Les enjeux actuels autour des usages et de l’intégration de la géomatique en classe ne sont pas étrangers à ces débats. Pour autant, il nous semble important de dépasser l’idée que les enseignants seraient marqués du sceau du conservatisme et l’enseignement de la géographie voué par nature à l’inertie. Si l’on veut dépasser « l’effet boîte noire » de l’ordinateur, il nous paraît essentiel de comprendre dans quel contexte d’usage et dans quels types de pratiques cartographiques s’inscrivent les outils géomatiques, à quels objectifs didactiques ils peuvent répondre.
L’approche par les pratiques cartographiques
Des pratiques cartographiques hétérogènes et souvent ritualisées
Les pratiques cartographiques des enseignants et des élèves ont fait l’objet de différents travaux de recherche didactique depuis dix ans. Ces pratiques ont été étudiées principalement sous trois angles : à travers les questions liées au langage cartographique et la production de cartes-modèles par les élèves (Journot, 1998 ; Fontanabona, 2001a), travers la place et le rôle des documents cartographiques dans les manuels scolaires (Niclot, 2003) ou encore à travers les pratiques des enseignants concernant la construction d’un rapport au monde (Thémines, 2006b). Il manque des travaux de recherche qui prennent véritablement en compte les apports spécifiques de la cartographie numérique et des SIG, qui permettraient en particulier d’observer et de comprendre comment la production de cartes sur ordinateur vient s’articuler (ou non) avec les pratiques cartographiques pré-existantes. Au delà de leurs spécificités, ces recherches s’accordent pour montrer l’hétérogénéité des pratiques cartographiques et la difficulté à sortir d’exercices ritualisés. Les relations entre la carte et la géographie enseignée demeurent assez complexes et marquées par des évolutions rapides et contradictoires. La géographie scolaire est traversée depuis vingt ans par une succession de courants, voire de « modes » cartographiques : la carte statistique, la carte-modèle, le croquis de synthèse, pour ne prendre que les exemples les plus significatifs23. Comme nous allons le voir, ces différents
Nous excluons ici les pratiques cartographiques donnant lieu à des activités de lecture de cartes au tableau, dans les manuels ou dans les media, pour ne prendre en compte que les activités de construction de cartes par les élèves types de cartographie ont exercé tour à tour une influence sur les pratiques cartographiques, mais ont été progressivement rejetés ou naturalisés dans la géographie scolaire.
La cartographie statistique a connu son heure de gloire dans les années 1960-1970 avec l’essor des méthodes quantitatives au sein de la géographie et le développement concomitant de l’informatique, qui a permis de faciliter les traitements graphiques et statistiques. Dès la fin des années 1980 et le début des années 1990, certains professeurs d’histoire-géographie du second degré ont découvert l’intérêt d’initier les élèves à la construction de cartes thématiques et ont commencé à utiliser des logiciels de cartographie automatique pour les faire accéder à un « déchiffrement du monde » (Penisson, 2000). Mais l’insuffisance des équipements informatiques des établissements, le manque de formation des enseignants et le risque de dérive vers une approche purement technique de la carte ont sonné assez vite le glas de cette cartographie assistée par ordinateur, qui n’a pas totalement disparu pour autant dans les pratiques actuelles. Malgré ces difficultés, l’apport de ces premières pratiques cartographiques instrumentées est indéniable24. Au delà de l’aspect ludique et de la motivation des élèves – qui sont les leitmotiv habituels en matière d’apprentissage avec les TIC, l’utilisation de logiciels de cartographie en salle informatique a permis de modifier les pratiques cartographiques de trois manières :
en développant l’autonomie des élèves dans la construction de la carte qui n’est plus une banque de données localisées (carte inventaire), mais un outil pour penser et pour construire l’espace (carte heuristique)25 ;
en mettant l’accent sur la maîtrise du langage cartographique et sur ses spécificités, en particulier sur la maîtrise à la fois du langage verbal et du
Même si aujourd’hui le temps des « pionniers » est révolu, il reste l’image d’une cartographie par ordinateur profondément liée à la cartographie statistique. D’une certaine manière, l’outil informatique avait permis de poursuivre et d’accomplir à la fin du XXe siècle le cycle de la cartographie quantitative née au XIXe, avec l’invention de la carte choroplèthe. Palsky, G. (1996). Des chiffres et des cartes. La cartographie quantitative au XIXe siècle. Thèse de doctorat, Edition CTHS.
Certains auteurs soulignent cependant les limites de la cartographie automatique : « Le risque est que, derrière la simplification des tâches, l’élève n’acquière pas la logique des opérations intellectuelles qui conduisent au résultat fourni par la machine » (P. Le Merrer, F. Kramarz, La graphique et la statistique, in Actes de colloque INRP, 1989, p 156) langage graphique (choix du titre, choix de la légende, choix de la symbolisation*, choix du commentaire de la carte par l’utilisateur lui-même) ;
– en introduisant progressivement des démarches de simulation (que passe-t-il si l’on change telle variable visuelle ou telle classification ?) et des démarches de modélisation (quels types de corrélations peut-on établir entre plusieurs faits géographiques d’ordre physique ou humain et comment peut-on aboutir à un modèle global d’explication ?).
Comme on peut donc le constater, en développant l’analyse multicritère et l’analyse spatiale*, l’introduction de la cartographie statistique sur ordinateur dans les pratiques scolaires a préparé la voie aux Systèmes d’Information Géographique qui vont pouvoir intégrer cette nouvelle approche de la carte, comme outil d’investigation spatiale. Pour autant, dans les pratiques scolaires, on est bien loin d’observer une réelle continuité. Certes, quelques enseignants innovants ont su capitaliser les apports de la cartographie automatique mais, pour la majorité d’entre eux, le manque de maîtrise de l’outil informatique a constitué un frein considérable dans la découverte de nouvelles pratiques cartographiques. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’usage des logiciels de cartographie thématique*, comme celui des SIG, demeure encore l’apanage d’une minorité d’enseignants, rompus à l’usage des technologies éducatives. D’autres facteurs explicatifs sont certainement entrés en ligne de compte, en particulier la difficulté d’utiliser l’ordinateur comme véritable outil de modélisation26.
Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : LA GEOMATIQUE EN CLASSE : ENTRE ENJEUX THEORIQUES ET PRATIQUES SCOLAIRES
1. Questions et hypothèses de recherche
2. L’approche par les usages des technologies de l’information et de la communication (TIC)
3. L’approche par les pratiques cartographiques
4. L’approche par l’épistémologie et la didactique de la géographie
5. L’approche par la cognition spatiale et le rapport entre image et espace
6. L’approche par le traitement de l’information géographique
Résumé et synthèse de la Partie I : La cartographie numérique et les SIG : un impensé de la géographie scolaire ?
DEUXIEME PARTIE : INTEGRER LA GEOMATIQUE DANS L’ENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE : QUELS USAGES POUR QUELLES FINALITES ?
7. Des usages et caractères principaux des outils géomatiques
8. L’explosion des usages sociaux de la géomatique
9. Le développement relatif des usages scolaires de la géomatique
10. Approche comparative avec d’autres pays
11. Le débat sur l’intérêt des outils géomatiques
Résumé et synthèse de la Partie II : vers des usages spécifiques de la géomatique au
service d’une nouvelle éducation géographique
TROISIEME PARTIE : CONCEPTION ET EXPERIMENTATION D’UN OUTIL GEOMATIQUE POUR L’ENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE
12. GéoWebExplorer : une plate-forme SIG pour enseigner la géographie
13. La mise en place d’un protocole d’expérimentation
14. Le test de nouvelles démarches d’apprentissage
15. Le point de vue des utilisateurs
16. Bilan global des expérimentations dans le secondaire
17. Perspectives d’évolution de la plate-forme pédagogique
Résumé et synthèse de la Partie III : Intérêt des SIG éducatifs pour l’enseignement et pour la formation
CONCLUSION ET PERSPECTIVES
BIBLIOGRAPHIE
GLOSSAIRE