La France et l’islam au Sénégal. La République face à une double altérité
LA REPUBLIQUE COLONIALE ET L’ISLAM AU SENEGAL. LA FORCE REPUBLICAINE ET LE POIDS DE L’ISLAM
Aux quatre coins de son Empire colonial, la France s’est approprié un pouvoir sur des populations dont la culture et la spiritualité lui sont étrangères. Les cultures et les civilisations qu’elle rencontre (et d’ailleurs qu’elle ne considère pas comme telles, dans un premier temps), sont envisagées au prisme des théories raciales du e siècle ; ainsi, le colonisé est-il jugé, non seulement radicalement différent, mais inférieur et donc « apte » à être colonisé. Parmi les religions pratiquées par les colonisés, l’islam – loin d’être inconnu pour la France – lui inspire des sentiments contradictoires marqués par la crainte, la fascination et l’incompréhension. La France aborde les côtes ouest-africaines mue par une volonté de domination, mais également nourrie des idéaux révolutionnaires et républicains, et héritière d’une longue tradition diplomatique. A partir de la Révolution française, et de l’envoi des doléances du Sénégal aux Etats généraux de 89, les liens ne devaient pas cesser entre ce qui n’était encore qu’un chapelet de comptoirs, et la France. Si le Sénégal est dans un premier temps conquis par les armes, le territoire est par la suite transformé en colonie, au moyen d’un maillage et d’un système administratif idoine. Distincte de la métropole d’un point de vue juridique, la colonie devient un champ d’expérimentation pour les autorités françaises centrales, et surtout pour les administrateurs présents localement. Au Sénégal, l’administration coloniale fait de l’indigène musulman, un colonisé à part. Au gré des événements et des idéologies, le colonisé « sénégalais » voit son statut évoluer ou changer ; ce qui informe l’historien sur les contradictions et les ambiguïtés de la relation qui prévaut pendant la colonisation, entre le colonisateur et le colonisé. Cet Autre colonisé, est aussi – pour ce qui concerne le champ de notre étude – un Autre musulman. Enfin, de l’épopée coloniale, l’hexagone a développé tout un système spécifique à l’administration des populations musulmanes ; un système qui est constitué d’institutions originales, et nourri d’une culture. Au Sénégal, le colonisé est aussi un chrétien, ou encore un adepte de la religion traditionnelle (aussi nommée animisme).
LES FORCES EN PRESENCE. LA FRANCE FACE A UNE DOUBLE ALTERITE
Il s’agit principalement dans ce premier chapitre, de présenter la situation politique, religieuse, sociale et institutionnelle du Sénégal, de même que les liens qui définissent les relations entre la métropole et la colonie, ainsi que les idéologies coloniales françaises à l’usage de l’Afrique de l’Ouest en général, et du Sénégal en particulier. Ce chapitre expose les spécificités de la colonie, et l’originalité des liens politiques et institutionnels qui unissent les deux entités. 1. L’autre, le colonisé La République française est née d’une révolution qui porte les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité. Or voilà que cette république fait sienne une entreprise impérialiste qui hésite à appliquer ses idéaux aux populations colonisées. On touche ici du doigt une « étrangeté », l’ambiguïté du système colonial français, construction hybride qui ne sait pas quoi faire du colonisé. Faut-il faire de lui un Français à part entière, un citoyen avec des droits et des devoirs, ou faut-il le conduire vers le progrès tout en l’administrant selon sa propre coutume ? La politique coloniale exercée au Sénégal illustre particulièrement bien ces hésitations et les ambiguïtés générées par la coexistence de deux types de colonisés : le sujet et le citoyen. Du statut général du colonisé au sein de l’Empire colonial français aux spécificités du colonisé sénégalais, nous allons effectuer un rapide survol chronologique des théories coloniales françaises, et de leurs applications successives au Sénégal.
Que faire du colonisé ?
Les contradictions des théories coloniales L’attribution d’un statut au colonisé, ne procède pas d’un choix théorique ou idéologique, mais résulte très souvent d’une histoire longue, complexe, et parfois contradictoire. Ainsi, face à des modèles théoriques, tels que l’assimilation et l’association, la pratique administrative coloniale peine à s’adapter. Au Sénégal, et d’abord dans les quatre communes, se crée progressivement une société originale. La notion éminemment relative et incontestable de « spécificité » est convoquée dans cette étude pour définir le sujet, et poser les préalables de problématiques futures.
Assimilation et association
Deux termes – ainsi que les deux notions qui lui sont attachées – reviennent fréquemment dans les études coloniales françaises : assimilation et association. Les historiens ont longtemps estimé que la France avait utilisé l’assimilation comme premier mode d’administration des populations colonisées, puis lui avait préféré l’association. La doctrine de l’assimilation est directement héritée de la philosophie des Lumières et des acquis de la Révolution française. Elle consiste à vouloir « franciser » les populations colonisées, à faire du colonisé un Français à part entière. L’ancien administrateur colonial et historien Hubert Deschamps, définit cette théorie comme : « la Révolution française de 89 débarquant en Afrique ». L’assimilation est culturelle, politique et institutionnelle. Elle naît des notions d’égalité, de liberté et de fraternité, mais surtout de l’universalisme de la Déclaration des droits de l’Homme de 89. En 94, à la Convention nationale, Danton s’exclame : « Jusqu’ici, nous n’avons décrété la liberté qu’en égoïstes et pour nous seuls. Aujourd’hui, nous proclamons à la face de l’univers – et les générations futures trouveront leur gloire dans ce décret -, nous proclamons la liberté universelle ! » . Au nom de ces principes, la France entend avoir des droits – mieux une mission – vis-à-vis des peuples coloniaux ; la mission de leur apporter LA civilisation, française s’entend. En , l’historien Jules Michelet écrit que la France est la « Patrie universelle », et la nation française, « l’asile du monde » . Etant détentrice de valeurs universelles, elle a la mission de devenir le phare du monde. A côté du principe de la fraternité basée sur l’humanité, J. Michelet évoque la nécessité de diffuser et d’enseigner le « génie français ». En , la Deuxième République réaffirme haut et fort ces principes hérités de la Révolution. Par la suite, si la mise en place du Second Empire par Napoléon III, en 52, illustre l’échec de l’enracinement républicain en France, elle ne signifie pas pour autant la disparition des principes universalistes portés par la défunte république. Ainsi, pour relater l’aventure de H. Deschamps, « Et maintenant Lord Lugard ? » Africa Journal of International African Institute, volume , n°4, octobre 63, p . Pour Mongo Beti et Odile Tobner dans leur dictionnaire de la négritude (p ), l’assimilation est « essentiellement une technique de l’esquive de l’autre et non, contrairement aux apparences, de son accueil ou de son acceptation ». M. Beti, Tobner, O., Dictionnaire de la négritude, Paris, L’Harmattan, 89, 5 p Séance du 4 février 94, Archives parlementaires. Cité par G. Manceron, Marianne et les colonies. Une introduction à l’histoire coloniale de la France, Paris, La Découverte, Poche-Essais, 03. J. Michelet, Le Peuple, Paris, Hachette et Paulin, . Louis Faidherbe en Afrique de l’Ouest, Robert Delavignette ne parle pas de conquêtes, mais d’actes de libération de populations alors sous la coupe de chefs comme Samory ou El Hadj Omar. C’est avec la Troisième République que l’assimilation va trouver son champ d’application le plus complet. Seuls, les concepts républicains ne suffisent pas à expliquer ce retour en force. Il convient d’y adjoindre des éléments conjoncturels. En effet, la question des nationalismes, en maturation sur tout le e siècle, se crispe après la défaite de la France à Sedan, le 2 septembre 70, face à l’Allemagne. La patrie a perdu l’Alsace et la Lorraine et s’interroge : qu’est-ce qu’être Français ? Face à des historiens allemands comme Theodor Mommsen qui insiste sur la communauté de sang, de race et de langue, les historiens français (Ernest Renan, Fustel de Coulanges) font l’éloge du libre choix, celui du cœur : on ne naît pas Français, on le devient. La France se présente comme un Etat nation dépositaire d’un projet universaliste. Selon Hannah Arendt, c’est d’ailleurs le seul Etat qui a tenté de transformer « le corps politique de la nation en une structure politique d’empire » dans la tradition romaine. La République opportuniste commence, à partir des années 80, à développer l’idée d’une Grande France coloniale. Même si l’on doit reconnaître que le discours colonial vient presque systématiquement justifier a posteriori des conquêtes impopulaires, force est de constater que le débat colonial s’invite de plus en plus dans la vie politique française. La colonisation devient une affaire républicaine. Jules Ferry met fin à la période « de recueillement » à partir de 80, et lance le pays dans les conquêtes par « petits paquets ». A court terme sa politique est désavouée, mais elle est néanmoins reprise par ses successeurs qui poursuivront l’enracinement de la République coloniale. La République met alors la culture française au cœur du projet colonial. La France s’affiche comme étant porteuse de paix, d’égalité (abolition de l’esclavage), de liberté (l’éducation) et de prospérité. Armé de sa mission civilisatrice et de ses valeurs républicaines, l’ambitieux projet de la France est donc de faire, des colonisés, des Français. A la fin du e siècle, les institutions coloniales républicaines sont progressivement mises en place : création d’un Sous-secrétariat d’Etat aux colonies au sein du ministère de la Marine en 82, création d’un corps des administrateurs coloniaux en 87, puis d’une Ecole coloniale en 89, et enfin l’érection d’un ministère des Colonies en 94. Bien qu’enseignée jusqu’au début du Louis Faidherbe (-89) est gouverneur du Sénégal de 54 à 61, puis de 63 à 65. H. Arendt, Les origines du totalitarisme: l’impérialisme, Paris, Fayard, Collection Points, série politique, 84, p 8 En 84-85, l’Assemblée nationale est le théâtre de virulentes joutes verbales entre Jules Ferry et Georges Clemenceau. Le cabinet Ferry tombe le mars 85 à la suite de l’annonce du désastre de Lang Son (Tonkin) sur une question coloniale. e siècle aux élèves de l’Ecole coloniale, la doctrine de l’assimilation ne fut que très rarement appliquée dans les colonies pour plusieurs raisons. L’une d’elles est que cette politique suppose une administration directe des populations colonisées. L’Etat ne peut et/ou ne veut pas en supporter la charge. Par ailleurs, la colonisation ne s’est pas faite sur une terre vierge d’hommes et de savoirs. Enfin, le dogme de l’assimilation se heurte aux hésitations et aux réticences à appliquer aux colonisés les mêmes droits qu’aux Français de métropole. Certains pensent même que les indigènes sont inassimilables. Léopold de Saussure qui est un de ceux-là, estime que « l’erreur a été de faire de cet idéal philosophique [celui des Lumières], une réalité immédiatement applicable et des règles d’organisation » . L’assimilation nie les divisions raciales auxquelles de Saussure et beaucoup d’autres à cette époque, sont attachés. A la fin du e siècle, l’assimilation fait donc l’objet de nombreuses controverses entre d’un côté, ceux qui postule l’hérédité des caractères nationaux, et de l’autre, ceux qui sont persuadés de l’unité constitutionnelle de la nature humaine . A partir de la Première Guerre mondiale, les élites politiques ne renient pas totalement l’assimilation, mais lui préfèrent l’association. Comme l’exprime le sénateur Joseph Caillaux en , « Il n’est pas aisé de faire coexister un Empire avec une République » . L’association consiste à vouloir administrer les populations en tenant compte de leurs coutumes et de leur culture ; elle suppose l’administration indirecte. La République maintient néanmoins le mythe : « On dit la France colonise, je dis la France civilise ; telle est la vraie tâche, celle qui seule répond au « grand dessein ». (…) France, tourne les yeux vers tes colonies ! Suis ta belle et sage imagination civilisatrice et humaine, persévère dans le « grand dessein » conçu par ceux qui ne sont plus, mais qui vivent, tandis que d’autres vivants sont morts et enterrés (…). » A. Girault, Principes de colonisation et de législation coloniale, 94, L’ouvrage énonçant que l’assimilation est la vraie politique de la France, demeure la bible de l’Ecole coloniale jusqu’à la fin des années . L. Saussure (de), Psychologie de la colonisation française, Paris, F. Alcan, 99, 1 p Léopold de Saussure en 99 et Gustave Le Bon un peu plus tôt, se basent sur la théorie de l’évolution formulée près d’un demi-siècle plus tôt. De Saussure cite notamment parmi ses opposants : Leroy-Beaulieu, Lanessan ou encore Rambaud. ANS, fonds AOF, série O Enseignement en AOF, 3 (). Le colonialisme à travers la presse (-). L’Après-Guerre, « Empire = République » par le sénateur Joseph Caillaux, numéro du juillet . G. Hanotaux, « Le Grand dessein colonial », L’Afrique Française, bulletin mensuel du Comité de l’Afrique française et du Comité du Maroc, n°, décembre , pp 5-5. Le dogme de l’association se développe grâce à l’expérience coloniale proprement dite. Selon l’historien J. Suret-Canale, l’arrêt de l’assimilation révèle un « aveu de carence ». Une nouvelle génération d’administrateurs coloniaux élabore une conception de l’« associationnisme sur fond d’indigénisme » selon les termes de l’un d’entre eux, Robert Delavignette. En , ce dernier écrit : « La politique indigène doit être fondée sur les hommes tels qu’ils sont dans les pays où ils vivent » . Pour des hommes comme Henri Labouret, Maurice Delafosse ou encore Georges Hardy, l’association est la nécessité de connaître et de protéger les sociétés locales. On ne cherche plus à faire de l’indigène un Français à part entière, mais on prétend le guider sur le chemin du progrès tout en le maintenant dans ses conditions natives. Le terme association suppose l’entente ou la collaboration entre deux entités ou parties égales, ce qui n’est pas le cas alors en situation coloniale. J. Suret-Canale compare même cette association à celle du cheval avec sa monture . Ainsi puisque l’assimilation est irréalisable et l’association une gageure dans un système inégalitaire, nous conviendrons du caractère inapproprié de ces deux termes pour qualifier les politiques coloniales de la France. Néanmoins il nous faut tenir compte de l’historicité de cette terminologie ainsi que de leur valeur et de leur utilisation par les acteurs de la colonisation. La particularité du système colonial français est bien de n’avoir jamais tranché entre l’assimilation et l’association. La France a pratiqué ce que l’historien J.-P. Dozon appelle « une navigation à vue », en fonction des événements, des hommes et des territoires. Indéniablement, la politique d’association remporte l’adhésion générale au lendemain de la Première Guerre mondiale. Des mesures assimilationnistes continuent cependant d’être prises par « petites touches » et avec des limites géographiques. A la différence de l’Empire britannique qui érige l’Indirect Rule en modèle constant d’administration des populations colonisées, la France vogue et tergiverse entre l’unité et les particularismes, l’universalisme des valeurs républicaines et le nationalisme à base ethnique, culturelle ou religieuse. En , le directeur sortant de l’Ecole nationale de la France d’outre-mer (ENFOM) Robert Delavignette le concède de manière explicite : J.-P. Dozon, Frères et sujets. La France et l’Afrique en perspective, Paris, Flammarion, 03, 0 p, p 1. R. Delavignette, Les vrais chefs de l’empire, Paris, Gallimard, , 3 p M. Delafosse, H. Labouret, R. Delavignette, G. Hardy sont des administrateurs-ethnologues. Ils ont enseigné les langues et les civilisations étrangères en même temps que leur expérience de broussard. Les deux derniers ont dirigé l’Ecole coloniale entre et . J. Suret-Canale, Afrique Noire : tome II : L’ère coloniale (00-), Paris, Editions sociales, 77, p 1. J.-P. Dozon, Op. Cit., p 1. « Assimilation ou association ? La question ne se pose pas comme un choix définitif. Assimilation et association, les deux formules sont souvent combinées ; et leur dosage varie avec la dextérité de l’opérateur et la température des événements. » Mais ce que Delavignette ne révèle pas, ce sont les raisons de ce dosage : souci de préserver les coutumes et cultures locales, racisme républicain pacifique et de bon ton, pragmatisme colonial ? La posologie à géométrie variable de l’administration française n’a pas cessé de rendre perplexe certains indigènes parmi lesquels ceux que l’on appelait les évolués que l’on traitait tantôt comme des frères, tantôt comme des sujets. Ces hésitations, ces ambiguïtés et ces contradictions sont à l’origine d’un malentendu fondamental qui a trait à l’altérité. L’autre, le colonisé, doit-on et peut-on en faire un autre soi-même ? Où commence et où finit le respect des cultures locales ? A quel « degré » l’extension de la culture française doitelle être poussée ? Nous aurons l’occasion de revenir en filigrane sur cette problématique tout au long de notre étude. La relation au colonisé – le modèle de l’assimilation en particulier – bénéficie d’une approche juridique et philosophique, là où une approche sociologique et humaine convient d’être mobilisée. Le premier président de la République sénégalaise, Léopold Sédar Senghor, a très bien su mettre en poésie cette contradiction française : « Oui Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie et chemine par les sentiers obliques. Qui m’invite à sa table et me dit d’apporter mon pain, Qui me donne de la main droite et de la main gauche enlève la moitié. Oui Seigneur, pardonne à la France qui hait les occupants et m’impose l’occupation si gravement. Qui ouvre des voies triomphales aux héros et traite ses Sénégalais en mercenaires, faisant d’eux les dogues de l’Empire. Qui est la République et livre les pays aux Grands Concessionnaires. »
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