LA FORME POÉTIQUE DES TEXTES INSCRITS

LA FORME POÉTIQUE DES TEXTES INSCRITS

L’analyse prosodique des inscriptions : méthode et limites 

Comme il a été dit, Bombaci a été le premier à affirmer que les inscriptions persanes mises au jour dans le palais de Ghazni étaient composées en vers (1.3.2). L’analyse des bandeaux épigraphiques conservés in situ a mené cet auteur aux conclusions suivantes à l’égard de la forme poétique de ces textes : It seems that the composition was twofold − one part in the mutāqarib metre and in masnavī form, and the other in the mujtass metre, also in masnavī or another form of composition, perhaps a qaṣīda. We do not know whether the two compositions were connected in some ways; nor can it be excluded that instead of two the compositions were three or even more. 485 Monchi-Zadeh a approfondi l’analyse prosodique des inscriptions publiées par Bombaci. Un point de divergence entre les deux auteurs concerne l’interprétation et l’analyse prosodique des textes nos cat. 37-41. En effet, Bombaci supposait que ces inscriptions faisaient partie d’une composition en mujtass, tandis que Monchi-Zadeh a proposé des lectures alternatives et conformes au mètre mutaqārib, par analogie avec les inscriptions trouvées du côté opposé de la cour.486 De plus, ce chercheur a fourni l’analyse prosodique d’un certain nombre d’inscriptions relevées ex situ, parmi lesquelles il a identifié :  19 inscriptions composées en mutaqārib487  5 inscriptions probablement composées en mutaqārib488  6 inscriptions composées en mujtass 4 inscriptions probablement composées en mujtass490  1 inscription qui admet deux lectures alternatives en mutaqārib et mujtass491 À la lumière de ces études précédentes, et suite à l’élargissement du corpus, nous avons estimé utile de poursuivre l’analyse prosodique des inscriptions, dans le but d’améliorer notre compréhension de la nature originelle de ces textes qui nous sont parvenus sous une forme si fragmentaire.492 Ce type d’analyse nous permet de recouper les textes composés dans le même mètre, et, dans certains cas, de vérifier si plusieurs bandeaux épigraphiques pouvaient être contigus dans leur emplacement d’origine. Par exemple, dans le cas des inscriptions n os cat. 171, 172 et 8, l’analyse prosodique montre que ces textes constituaient la fin et le début de deux distiques en mètre mutaqārib et confirme l’hypothèse que ces plaques provenaient d’un seul contexte archéologique, à savoir le mur nord de l’antichambre XI. De plus, nous avons proposé de lire en séquence les bandeaux épigraphiques nos cat. 73, 74 et nos cat. 198, 199 qui semblent composer des vers incomplets en mujtass. Au contraire, dans les cas des plaques nos cat. 85, 86, remployés dans le palais, ainsi que de celles relevées dans la ziyāra de Pīr-i Fālīzvān (nos cat. 187-189), bien que la provenance et le décor des supports puissent suggérer une continuité originelle des bandeaux épigraphiques, la prosodie nous mène à exclure cette hypothèse, puisque les inscriptions ne donnent pas lieu à une séquence cohérente du point de vue du rythme. Dans le catalogue, la transcription du texte de l’inscription en persan est suivie par la scansion prosodique, exprimée à travers une séquence de syllabes brèves ( ∨ ), longues ( − ), extra-longues ( − ∙ ), ancipites ou indifférenciées ( ∨ ). Notre analyse se fonde sur l’hypothèse formulée par Bombaci que toutes les inscriptions soient composées soit en mètre mutaqārib soit en mètre mujtass. Malheureusement, dans un nombre considérable de cas, il n’a pas été possible de déterminer de manière sûre le mètre de composition d’une inscription. Cela est dû à la longueur réduite des bandeaux et aux incertitudes dans l’interprétation de certains textes. Il faut noter aussi la valeur quantitative variable de certaines syllabes, comme par exemple l’iżāfa et plusieurs voyelles en position finale. Tout en suivant le système de classification déjà utilisé par Monchi-Zadeh, nous distinguons à l’intérieur du corpus : 493  64 inscriptions composées en mutaqārib  7 inscriptions probablement composées en mutaqārib  17 inscriptions composées en mujtass  13 inscriptions probablement composées en mujtass  40 inscriptions qui peuvent s’adapter à la prosodie du mutaqārib ou du mujtass inscriptions en mètre non identifié495 Si nous isolons les données concernant les inscriptions provenant du palais (nos 1-169), les proportions ne subissent que peu d’altération. Nous obtenons en effet : 51 inscriptions en mutaqārib ; 3 probablement en mutaqārib ; 9 inscriptions en mujtass ; 11 probablement en mujtass ; 29 admettant des lectures en mutaqārib et en mujtass ; 66 en mètre non identifié (voir Annexe C). Les limites de l’étude émergent clairement de ce récapitulatif : en effet, pour un ensemble d’inscriptions qui dépasse la moitié du corpus ‒ correspondant aux deux dernières rubriques mentionnées ‒ nous ne sommes pas en mesure de distinguer la forme métrique. Toutefois, les résultats de l’analyse prosodique nous permettent d’observer les proportions entre les inscriptions qui semblent être composées en mutaqārib et en mujtass.

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Le masnavī en mètre mutaqārib : modèles et essais de reconstitution 

Le mètre utilisé dans les inscriptions trouvées in situ sur le côté ouest de la cour, ainsi que dans celles de la plupart des plaques trouvées ex situ dans le palais et dans la ville de Ghazni, correspond à la variante la plus commune de mutaqārib, définie comme baḥr-i mutaqārib-i musamman-i maḥẕūf.503 Un distique (bayt) se compose de deux hémistiches (miṣrāʿ) de onze syllabes chacun, selon le schéma suivant : ∨ − −│∨ − −│∨ − −│∨ −(∙) ∨ − −│∨ − − │∨ − −│∨ −(∙)504 Ce mètre est traditionnellement utilisé dans les poèmes du type masnavī, composés d’un nombre indéfini de distiques avec rime interne, s’enchaînant d’après le schéma AA BB CC etc. Le masnavī constitue une forme littéraire typiquement persane qui n’a pas d’équivalent dans la littérature arabe et dont le modèle le plus célèbre est sans doute le Šāhnāma de Firdawsī, présenté à la cour de Maḥmūd le Ghaznavide en l’an 400/1010 (2.2.1). Mais le Šāhnāma n’est pas un modèle isolé dans le paysage littéraire de l’époque, en effet, le masnavī peut être déjà considéré comme l’une des formes les plus caractéristiques de la production littéraire des Sāmānides. À leur cour, furent produits non seulement plusieurs œuvres qui s’inscrivent dans la tradition des « Livres de Rois », mais aussi des masnavīs de contenus divers. Malheureusement, peu de ces poèmes sont conservés jusqu’à nous et ceux-ci apparaissent sous une forme très fragmentaire (3.2.3).505 En ce qui concerne la littérature ghaznavide, nous pouvons citer au moins deux masnavīs composés en mutaqārib et datant probablement de la première moitié du Ve /XIe siècle : le Varqa u Gulšāh de ʿAyyūqī et le Vāmiq u ʿAḏrā de ʿUnṣurī, 507 ayant tous deux un contenu romanesque. De plus, deux versions du Šahryārnāma, un poème rattaché au cycle épique persan, sont respectivement attribuées aux poètes Farruḫī et Muḫtārī. Cependant, la paternité et la datation de ces textes ont été remises en question par plusieurs chercheurs (2.2). D’autres masnavīs datant de l’époque ghaznavide emploient des formes prosodiques différentes : c’est le cas du poème romanesque Vīs u Rāmīn de Gurgānī en mètre hazaj (moitié du Ve /XIe siècle) ou encore du poème mystique Ḥadīqat al-ḥaqīqa de Sanāʾī et d’autres masnavīs attribués au même auteur, qui sont tous composés sur le mètre ḫafīf. 508 L’hétérogénéité des masnavīs composés entre le IVe /Xe et le VIe /XIIe siècles révèle que, à cette époque, ce type de composition n’était pas uniquement associée à la matière épique. Au contraire, le masnavī représentait, tout comme la qaṣīda, une forme adaptable à des thèmes divers et variés.509 Cette observation nous mène à atténuer l’affirmation de Bombaci qui soulignait l’influence du Šāhnāma de Firdawsī sur le masnavī inscrit dans le palais de Ghazni. En effet, bien que les deux poèmes partagent la même forme prosodique, des différences émergent de l’analyse des contenus et du vocabulaire des inscriptions (voir chapitre 7). Un autre point de divergence concerne la longueur des poèmes : en effet, le Šāhnāma de Firdawsī était une œuvre monumentale comptant plus de 50.000 distiques ; en revanche, nous pouvons difficilement admettre que le masnavī inscrit dans le palais dépassait les cent distiques. En effet, quinze distique comportant plusieurs lacunes peuvent être reconstitués à partir des sections du poème relevées in situ sur le côté ouest de la cour du palais (voir Annexe D). Nous observons que dans chacune des antichambres XI et X, où le lambris est le plus complet, le texte inscrit dépasse de peu les trois distiques. Or, une reconstitution fiable de la longueur originelle du poème épigraphique est rendue compliquée par le fait qu’aucune plaque inscrite n’a été relevée in situ sur le côté sud et que le schéma métrique des cinq inscriptions provenant des antichambres LII et LIII du côté oriental ne peut pas être reconstitué de manière certaine. Nous avons déjà évoqué à ce propos les divergences qui émergent des analyses de Bombaci et de Monchi-Zadeh : le premier a identifié dans les inscriptions n os cat. 37-41 des fragments de vers en mujtass, le deuxième a interprété les mêmes textes d’après le schéma métrique du mutaqārib. D’après notre analyse, les inscriptions nos 40 et 41 admettent effectivement des lectures alternatives en mujtass et en mutaqārib, tandis que, pour les textes nos 37-39, une lecture en mujtass nous parait plus vraisemblable.

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