Les forêts résiduelles
Suite à la destruction de son habitat, l’attachement du Tétras du Canada à son site pourrait le pousser à se réfugier dans les forêts résiduelles avoisinantes, comme ce fut documenté dans le cas d’autres espèces d’oiseaux forestiers (Fritz 1979; Wiens 1994; Darveau et al. 1995; Potvin et al. 1999; Potvin et al. 2001). Cet « effet d’entassement » (Crowding effect) a été décrit par de nombreux auteurs dans des circonstances plus générales (Van Home 1983; Pulliam 1988; Vickery et al. 1992). En zone tropicale, Bieregaard et al. (1992) signalent que beaucoup d’espèces philopatriques répondent à une perte d’habitat en se réfugiant immédiatement dans les fragments résiduels, augmentant ainsi temporairement la richesse et les densités au sein de ces fragments. Au Québec, les séparateurs de coupe prévus par le Règlement sur les Normes d’Intervention en milieu forestier (RNI), pourraient jouer ce rôle de « refuge » auprès des populations dont l’habitat a été détruit lors d’une CPRS. Pour cette raison, la densité d’individus observée au sein des séparateurs de coupe ne serait pas un indicateur pertinent de qualité d’habitat, et parfois même selon Bender et al. (1998) cette densité augmente en même temps que la fragmentation dans un paysage forestier. Particulièrement chez les espèces territoriales comme c’est probablement le cas du Tétras du Canada, les densités élevées en période de reproduction ne s’observeraient pas dans les habitats de bonne qualité offrant la meilleure survie, tout simplement parce que ces derniers sont défendus par des adultes reproducteurs.
Dans une étude conduite au Québec, Darveau et al. (1995) ont montré que les populations d’oiseaux chanteurs ont augmenté dans les séparateurs humides un an après la coupe à blanc adjacente, avant de diminuer fortement l’année suivante, mettant ainsi en évidence un effet d’entassement dans les forêts résiduelles, et l’absence de lien entre la densité animale et la qualité d’habitat pour un groupe donné d’espèces. Le temps d’atténuation de cet effet d’une année mentionné dans cette étude peut toutefois varier selon les espèces, en fonction de leur espérance de vie moyenne mais aussi de leur caractère migrateur ou sédentaire. Ainsi, pour le Tétras du Canada, Potvin et al. (1999) signalent la présence d’individus dans les bandes résiduelles encore deux ans après la coupe, et Potvin et al. (2001) une diminution importante de la densité seulement un an après la coupe. De son côté, Fritz (1979) estime que sur son aire d’étude, les femelles tétras ont un délai d’extinction variant en fonction de la capacité de support de l’îlot forestier: des délais d’extinction de 2.1, 3.8 et 5.8 années correspondent respectivement à des capacités de support de 1, 2 et 3 femelles. Encore selon cet auteur, l’importante proportion de petites forêts inoccupées serait la conséquence du court temps d’extinction provoqué par la faible capacité de support de ces habitats isolés, à quoi s’ajoutent l’isolement de ces forêts et la faible immigration qui les caractérise.
Si l’on assimile la capacité de support à la qualité d’habitat, on peut penser avec Van Home (1983) que ces deux facteurs influencent grandement l’effectif minimum viable d’une population contrainte à utiliser des forêts résiduelles ; cet effectif minimum diminuant en même temps que la capacité de support. De plus, les populations restreintes à un habitat de moins bonne qualité sont susceptibles de présenter des fluctuations plus accentuées et donc d’atteindre plus facilement l’effectif minimum viable conduisant à la disparition. Toutefois, ces scénarios ne tiennent pas compte de l’immigration d’individus provenant de zones plus favorables et pouvant retarder 1’extinction. En effet, même une forêt résiduelle caractérisée par un taux élevé d’extinction pourrait être occupée de façon régulière si une source est proche, et que l’immigration est plus importante que la mortalité (Van Home 1983). Surtout, selon Fahrig (1994) la qualité d’un résidu forestier ne dépend pas seulement de sa capacité à être utilisé comme corridor de déplacement permettant à l’immigration de compenser la mortalité, mais il doit aussi permettre la reproduction. Dans ce contexte, quelle qualité peut-on attribuer aux séparateurs de coupe au Québec, en tant qu’habitat du Tétras du Canada? Très peu d’études ont permis d’évaluer le rôle de ces bandes résiduelles pour cette espèce. L’étude de Potvin et al. (2001) visait à vérifier si les diverses structures forestières laissées après la coupe sont fréquentées par le tétras pour le déplacement et la reproduction.
Une des principales conclusions de cette étude est que l’abondance et la survie varient peu selon le type de structure résiduelle, bien que les séparateurs plus larges aient de plus fortes probabilités de présence de tétras que les séparateurs plus étroits. Toutefois, ces résultats sont à relativiser en raison des limites de 1’étude : celle-ci ayant été menée seulement cinq ans après les coupes à blanc, la nature philopatrique du tétras peut causer un effet d’entassement des individus dans les forêts résiduelles, ce qui pourrait introduire un biais important dans une telle étude à court terme. De plus, le faible nombre de réplicats, en particulier pour les blocs équivalents (n = 5) permet difficilement de généraliser à grande échelle les résultats avancés. Mais surtout, la pertinence de l’interprétation des données présenterait peut-être une limite, dans la comparaison des résultats: en effet l’espace de forêt couvert depuis une station d’appel est plus important dans un séparateur large que dans un séparateur étroit, ce qui rend inadéquate la comparaison des stations entre elles sans contrôler cet effet de disponibilité d’habitat. À notre connaissance, la seule autre étude publiée existant au Québec a été menée par Turcotte et al. (2000) et met en évidence une diminution du nombre d’oisillons due à la prédation des femelles avec couvées, et l’absence de couvée de remplacement dans les résidus forestiers l’année suivant la coupe.
La qualité des individus, dépendante de la qualité des habitats
Chez le Tétras du Canada, la densité d’individus recensés au sein d’un espace forestier n’est donc pas une indication exclusive de la qualité d’habitat. Comme le suggère Fahrig (1994), la qualité d’une forêt résiduelle ne dépend pas seulement de sa capacité à maintenir une population, mais elle doit aussi permettre la reproduction. Aussi dans notre cas, parmi les individus recensés sur un site donné, la distinction entre adultes et jeunes pourrait apporter un indice supplémentaire quant à la qualité d’habitat, sachant que les adultes (> 21 mois) participent majoritairement à la reproduction, et qu’ils sont davantage territoriaux (Szuba et Bendell 1988). Selon cette hypothèse, un habitat de qualité ne serait pas seulement celui qui abrite une densité élevée d’individus, mais celui en plus dont la population est principalement constituée d’individus reproducteurs capables de défendre les meilleurs territoires, en excluant les jeunes oiseaux peu actifs dans la reproduction. Plus généralement, le lien que nous proposons d’établir ici revient à déduire un indice de qualité d’habitat à partir de la qualité des individus occupant cet habitat, celle-ci étant évaluée à partir de l’âge des oiseaux et de certaines mesures biométriques (longueur du bec et du tarse, poids). L’objectif de cette étude est d’évaluer la qualité des forêts résiduelles dans la pessière noire à mousses de l’Ouest du Québec, en tant qu’habitat pour le Tétras du Canada. Nous avons évalué la qualité des habitats en analysant la probabilité de présence observée des individus en fonction des superficies forestières potentiellement utilisables par le Tétras du Canada. Cette approche est nouvelle puisque les études antérieures utilisaient les stations d’appel comme élément de comparaison, sans tenir compte de la disponibilité d’habitat autour des points d’appel. Enfin, nous avons affiné notre évaluation de qualité d’habitats en analysant individuellement les oiseaux capturés, et en vérifiant 1’hypothèse selon laquelle les meilleurs habitats abritent les individus en meilleure conditions physique, en plus des individus les plus actifs dans la reproduction.
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