LA FORCE DE LA PROBABILITE AU SIECLE DES LUMIERES

LA FORCE DE LA PROBABILITE AU SIECLE DES LUMIERES

Au XVIIIe siècle un vif débat caractérise la philosophie allemande sur le thème des rapports entre philosophie et mathématique pour comprendre si et dans quelle mesure il est possible d’appliquer la rigueur démonstrative des mathématiques aux vérités métaphysiques. On a vu que dans le champ juridique du procès, le calcul des probabilités a été considéré comme un instrument incontournable pour essayer de reconstruire la vérité juridique. Nous avons vu que les nouvelles conceptions probabilistes étaient liées de manière inextricable aux instances anti-rhétoriques et anti-aristotéliciennes représentées par le syllogisme formel remplacé désormais par le syllogisme scientifique. Comme précisé plus haut, la thématique d’une réforme de la connaissance philosophique, du calcul logique et de la possibilité d’une rigueur démonstrative, avait déjà été au centre des préoccupations philosophiques du rationalisme du XVIIe siècle, in primis pour les logiciens de Port-Royal. On doit aux penseurs de cette génération la formulation du concept de probabilité comme unité de mesure de la certitude dans la morale. Malgré ces très importants concours d’idées, on commence à conceptualiser vraiment le problème et a faire ses adieux définitifs au concept aristotélicien d’ένδοξος seulement au cours du XVIIIe siècle, c’est-à-dire quand Leibniz et Wolff comprennent qu’il n’est plus suffisant de concevoir la probabilité comme étant numériquement mesurable, mais qu’il est désormais indispensable de lui donner des degrés, avec toutes les conséquences que cette nouvelle conception a eu sur la logique du procès. Les deux philosophes, en accord avec les tendances du siècle des Lumières, étaient intéressés non seulement à la théorie, mais aussi à la pratique philosophique ; et à cette fin la probabilité pouvait se révéler un remède irremplaçable.

Gottfried Wilhelm Leibniz: la logique juridique comme logique de la probabilité

Dès son enfance, Leibniz entre en contact dans la bibliothèque paternelle avec des textes de droit romain. A seulement vingt ans il obtint son diplôme de jurisprudence à l’université de Altdorf, avec une thèse de doctorat De casibus perplexis in jure ; la même université lui offre une place de professeur. Toutefois il a travaillé, toute sa vie, comme juriste : juge à Mayence en 1670, à Hanovre en 1678, parfois consulté par des particuliers ou des princes, c’est comme juriste que Leibniz reçoit ses titres officiels. Ces rappels particuliers de la vie de Leibniz n’ont pas une intention seulement biographique. On a mis l’accent sur l’éducation juridique du Philosophe puisqu’elle restera pour toujours une composante essentielle non seulement dans sa vie mais aussi et surtout dans sa conception de la logique juridique. Ces éléments biographiques de la vie de Leibniz ne constituent pas un cas isolé: au XVIIIe siècle, pour débuter une carrière quelconque, il fallait avoir obtenu un diplôme en droit ; dans les études de droit rentraient toutes les études qu’aujourd’hui on fait rentrer dans les sciences humaines. De plus, tous les auteurs qui au cours du XVIIIe siècle s’occupaient d’étudier les rapports entre logique juridique et logique probabiliste, avaient eu en quelque manière des liens étroits avec la culture juridique : c’est le cas par exemple de Pascal et de Cardano, mais aussi de Machiavel et Arnauld qui étaient fils de juristes. Viète, Fermat, de Witt, Huygens et même Leibniz, des juristes professionnels tout comme Bacon et Copernic, Montaigne et Valla. Pétrarque, Rabelais, Luther, Calvin, Donne et Descartes étaient d’anciens étudiants en droit ; Pagano exerçait lui aussi la profession d’avocat.L’art combinatoire appliquée au droit n’est pas utilisée par Leibniz comme une procédure mécanique : le Philosophe retient que de toutes les combinaisons possibles, il ne faut retenir que celles qui sont conformes au droit naturel, c’est-à-dire à la justice. La volonté de révolutionner la logique juridique, ou pour mieux dire, de la fonder, doit s’appuyer pour Leibniz sur la constatation qu’il est indispensable de partir du droit romain qui déjà possédait une famille complète de règles de classification d’éléments d’évidences. Il n’est pas rare retrouver cette même position dans le XVIIIe siècle entre les juristes et les philosophes du droit lesquels, en se battant contre le désordre normatif, insistent sur l’exigence de la codification ; en aspirant à convertir le droit naturel en droit positif en dégagent du système juridique existant ce qui est déjà conforme au modèle idéal. Mais dans le cadre du jusnaturalisme moderne, il n’y a pas univocité de jugement sur la jurisprudence romaine. Selon Barbeyrac, traducteur de Pufendorf, par exemple, les jurisconsultes romains avaient une connaissance seulement superficielle des principes et des règles de l’équité naturelle. Selon lui « leurs Définitions et leurs Divisions sont en général si peu exactes, et leur style si obscur, qu’on ne saurait raisonnablement se persuader qu’ils eussent des idées nettes et distinctes des choses » 176. L’approche de Pagano de la question du droit romain est beaucoup plus estompé que celle de Barbeyrac et dans l’introduction aux Saggi Politici il se réfère à Leibniz en l’indiquant comme « l’émulateur de Newton et Aristote ensemble »

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La Logica Nova de Lulle et la philosophie du langage de Condorcet

Lulle ne se moque pas du tout de la logique traditionnelle, bien au contraire. Connaissance et action ne constituent pas pour lui une antithèse. Il faut, au contraire, partir des connaissances certaines qui constituent la structure de sa recherche. La recherche de la vérité du philosophe majorquin part donc du syllogisme classique qui, toutefois, est enrichi de nouvelles formes et qui en vient, à la fin, à constituer un type de syllogysme tout à fait nouveau. Ainsi, dans la classification des arguments, à côté de la classique démonstration propter quid (quand l’effet est démontré par la cause) et propter quia (quand la cause est démontrée par l’effet) ; il pose un nouveau type de démonstration : per aequiparantiam (quand quelque chose d’inconnu ou de peu connu est démontré par la chose la plus connue). Et il ajoute que celle-là est la démonstration (probatio) meilleure et la plus indispensable : « Demonstratio est manifestatio alicujus ignoti per aliquod notum, vel minus noti per magis notum. Et potest fieri tribus modi : scilicet per quid, per quia, et per aequiparantiam. Demonstratio per quid est, quando effectus demonstratur per causam, vel inferius seu posterius, per superius sive prius : Demonstratio per quia est, quando per effectum causa demonstratur, vel quando per inferius seu posterius demonstratur superius vel prius. Demonstratio per aequiparantiam est, quando aliquid aequale ignotum vel aequale minus notum demonstratur per aequale magis notum, et haec est magis bona et magis necessaria probatio, quam duae praedictae, quotiamo per ipsam altiora 114 demonstrantur » 183 . Même la révolution probabiliste moderne peut être lue comme la tentative faite par beaucoup des penseurs de freiner les disputes religieuses. Il suffit de penser à Wolff et à sa tentative de freiner, grâce à la logique probabiliste, les disputes entre chrétiens et protestants dans la Breslau de l’époque. L’intérêt que les penseurs modernes s’intéressant à la création d’une logique probabiliste qui soit surtout un « art de penser » portent à Raymond Lulle, provient donc du fait que la philosophie lullienne est l’expression d’une pensée pragmatique toute entière dirigée vers l’action qui a comme but de démontrer des vérités transcendantes. Comme le précise Llinares (1963, p. 229) : « la recherche de la vérité ne perd pas pour autant de son intérêt. Au contraire. Connaissance et action sont liées l’une à l’autre. L’action est le but de Lulle, mais la connaissance certaine, nécessaire, est le support indispensable de son entreprise. C’est ce qu’il n’hésite pas à proclamer lui-même : « Je le répète, si l’on désire une conversion facile et rapide des infidèles, il faut composer un traité, avec les principes universaux de toutes les sciences, qui déduise la vérité par mode nécessaire et indique la méthode pour trouver l’objet spécifique souhaité » 184. C’est pourquoi il se réfère constamment à un critère de certitude logique, à un « certificat » pour donner forme aux divers types de démonstrations ». A travers la combinaison de lettres et de figures, le philosophe majorquin veut créer un instrument de connaissance simple, au service de l’action. C’est l’Art combinatoire qui, repris par Leibniz, s’apparente à la logistique contemporaine185. Ce que le philosophe majorquin déclare, c’est de vouloir écrire une nouvelle logique qui évitera les défauts de l’ancienne, prolixe et difficile à utiliser. La caractéristique principale de la nouvelle logique sera, en un mot, la simplicité. L’autre caractéristique fondamentale sera que la nouvelle logique sera une logique naturelle de la « première intention » qui diffère de la logique aristotélicienne qui est une logique de la « seconde intention », c’est-à-dire d’une logique purement formelle. La nouvelle logique : « veut unir les intentions réelles (c’est-à-dire l’aspect naturel des choses) et l’intention logique, c’est-à-dire formelle. Aussi, dit Lulle, posons-nous, définissons-nous et démontrons-nous les questions en procédant naturellement et ogiquement » 186. Ce qu’il me paraît important de souligner, c’est que Leibniz aussi parlera, comme nous le montrerons plus en détail dans la suite, tout comme Lulle, d’une logique conçue comme naturelle. Ce qui va distinguer Leibniz de Lulle et des autres penseurs de la même génération préoccupés de logique, tient au fait que l’avocat Leibniz identifiera la logique naturelle avec la jurisprudence. La composition d’une table (tabula) chez Lulle fait partie d’un projet plus ample de créer par là un art capable de résoudre toute question liée au savoir (ars solvendi quaestiones de omni re scibili). À mesure qu’augmente le nombre de questions posées, Raymond Lulle éprouve le besoin de les grouper et de les classer. De là l’institution de neuf thèmes de réflexion qui constituent une colonne de l’alphabet de l’Ars Magna et ultima : Dieu (Deus), les anges (Angelus), le ciel (Coelum), l’âme (Homo), l’imaginative (Imaginatio), la sensitive (Sensitiva), la végétative (vegetativa), l’élémentative (Elementativa), l’instrumentative (Instrumentativa).

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