La fonction d’introduction référentielle
La fonction d’introduction référentielle Comme indiqué en introduction à ce travail, notre thèse porte sur les événements linguistiques dans lesquels le locuteur introduit en discours un référent nouveau aux yeux de son interlocuteur. L’introduction référentielle intéresse le linguiste dans la mesure où les langues mobilisent des formes particulières pour réaliser cette fonction, dont les structures présentatives biclausales et l’ordre V-S auxquelles est consacré ce travail. Avant de discuter des procédés utilisés dans les langues du monde pour réaliser la fonction d’introduction référentielle et de leurs caractéristiques (section 1.2), faisons un pas en arrière pour définir tout d’abord ce qu’est un référent nouveau, et voir les facteurs qui peuvent intervenir pour accroître ou bien nuancer cette « nouveauté ».
Le statut cognitif des référent
Certes, l’introduction référentielle – la réalisation linguistique de la première occurrence d’un référent dans le discours – est étroitement liée à l’expression de référents nouveaux. Mais qu’est-ce qu’un référent « nouveau » ? On pourrait définir, pour utiliser des mots simples, le référent nouveau par excellence comme un référent qui n’a pas été mentionné auparavant dans le discours et qui, en même temps, est entièrement inconnu aux yeux de l’interlocuteur. Ce référent sera encore plus « nouveau » s’il ne bénéficie pas d’un contexte pouvant aider à le repérer. A partir de cette première esquisse de définition, on comprend que le niveau de nouveauté est variable, et que le statut d’une entité référentielle dans l’esprit des interlocuteurs peut être influencé par plusieurs facteurs. Tout d’abord, il convient de distinguer deux catégories cognitives, à savoir l’indentifiabilité et l’accessibilité.
Les catégories cognitives de l’identifiabilité et de l’accessibilité
Dans la conversation, les interlocuteurs sont engagés dans une évaluation constante des suppositions opérées par leur partenaire (Clark et Marshall 1981), suppositions qui changent en continu au fur et à mesure que l’échange communicatif avance. Comme nous l’avons mentionné plus haut, au cours du processus communicatif, le locuteur influence l’image mentale du monde de son interlocuteur, car l’information se transmet au travers d’une manipulation des représentations linguistiques créées dans l’esprit des interlocuteurs durant l’échange communicatif (Clark et Wilkes-Gibbs 1986, Lambrecht 1994 : 37). Voir Clark et Wilkes-Gibbs (1986) sur la nature interactive de l’établissement des représentations linguistiques : « The idea behind the view of reference we are taking is this: A and B must mutually accept that B has understood A’s references before they let the conversation go on. Conversations proceed in an orderly way only if the common ground of the participants accumulates in an orderly way […]. A and B must therefore establish the mutual belief that B has understood, or appears to have understood, A’s current utterance before they go on to the next contribution to the conversation. They establish that belief, we argue, through an acceptance process. The two basic elements in this process are (a) a presentation and (b) an acceptance » (Clark et Wilkes-Gibbs 1986 : 9). Les participants à la communication disposent d’une représentation mentale des référents extralinguistiques, représentation qui évolue à chaque moment de la communication. Or, le statut dans lequel un référent donné se trouve dans l’esprit des interlocuteurs est lié principalement à deux catégories cognitives : l’identifiabilité et l’accessibilité (Lambrecht 1994 : 76).
L’accessibilité : la notion de « cadre cognitif » Un référent peut être accessible à un moment donné de l’échange linguistique dans trois situations principales. Comme nous l’avons vu, une entité est textuellement accessible lorsque suite à une sorte de « désactivation » d’un état précédent elle n’est plus active mais existe tout de même dans le monde du discours. Un référent peut également être déictiquement accessible grâce à sa présence dans le monde externe au dialogue, en référence donc à la situation communicative. Enfin, une entité référentielle peut être accessible en vertu de son interconnexion avec un ensemble d’autres éléments. Elle peut s’insérer dans un schéma cognitif ou « cadre » (en anglais frame, au sens de Fillmore [1985 : 223] : « unified frameworks of knowledge, or coherent schematizations of experience »16) et être ainsi potentiellement connectée avec un autre élément de l’univers du discours plus facilement repérable. On dira que le référent dans ce cas est accessible par inférence (Lambrecht 1994 : 100) ; il s’agit des référents inferrables chez Prince (1981) : ces référents supposés inférables de la part de son interlocuteur par déduction17. L’idée à la base des « frames », notion empruntée à la psychologie cognitive, est que notre compréhension et perception du monde s’organise autour de schémas prototypiques et que pour certains événements ou situations, nous avons déjà une idée de toute une série de caractéristiques annexes : « Cognitive frames are usually expressed as “slot-filler representations”, structures of interconnected roles together with constraints on the possible or likely fillers of those roles […]. Examples of such frames are (1) the partially ordered set of events, as well as the participants in such events, that one can expect in a typical visit to a restaurant, barbershop, or hospital, (2) stages and processes in the life cycle of a human being, (3) the visual and physical properties of a cube, and (4) the organization of a human face, and countless others. » (Fillmore et Baker 2009 : 314). On peut citer ici l’exemple du BIRTHDAY PARTY frame, qui fut introduit dans les travaux sur l’intelligence artificielle par Minsky (1975). Considérons l’exemple suivant : (I.2) Mary was invited to Jack’s party. She wondered if he would like a kite. ‘Mary était invitée à la fête de Jack. Elle se demandait s’il aimerait un cerf-volant.
La proéminence thématique
Nous discutons ici d’un dernier facteur qui peut influencer la manière dans laquelle un référent est introduit dans le discours. Chafe (1987, 1994) estime que le degré d’accessibilité des référents varie à la fois selon leur statut cognitif au sein de l’énoncé et selon leur saillance. Un référent facilement identifiable est, tout d’abord, présupposé connu par les participants à l’échange linguistique. Ensuite, il doit être également désigné par une expression référentielle qui permet aisément son identification. En outre, il doit acquérir un degré de saillance contextuelle élevé en situation de concurrence référentielle : 29 « Examined more closely, identifiability can be seen to have three components. An identifiable referent is one that is (a) assumed to be already shared, directly or indirectly by the listener, (b) verbalized in a sufficiently identifying way; and (c) contextually salient » (Chafe 1994 : 94). C’est à cette dernière caractéristique que nous nous intéressons ici. Une entité sur laquelle est axée la conversation se trouve au centre de l’attention des interlocuteurs et se caractérise par un fort degré d’activation. Formellement, son rôle central dans le discours se manifeste par la présence d’expressions référentielles portant sur cette même entité qui sont liées entre elles par une relation de coréférence (notion de « chaîne de référence », Chastain 197521). En même temps, une entité référentielle peut jouer un rôle plus ou moins central dans l’articulation du discours. Il convient de faire une distinction entre ces entités caractérisées par une forte saillance et situées au premier plan du discours, et des entités se situant à l’arrière-plan du discours. Chafe (1994) parle en termes d’importance des référents et en distingue des degrés différents dans une séquence narrative : « [W]e may speak of referents as having primary importance […], secondary importance […], and trivial importance » (Chafe 1994 : 88). En effet, lorsqu’une nouvelle entité référentielle est introduite dans le récit, elle peut être destinée à jouer un rôle central dans le discours suivant, ou bien n’avoir qu’une incidence secondaire, marginale. C’est seulement dans le premier cas que nous avons la promotion d’une entité au rang de thème du discours. Toujours dans le souci d’observer la réalisation linguistique de ces considérations cognitives, cet aspect est important pour le linguiste s’intéressant à la structure informationnelle dans la mesure où il peut avoir une incidence sur les moyens formels mobilisés, reflétant un degré de centralité différent vis-à-vis de la structuration narrative. On a constaté, par exemple, que la détermination grammaticale d’un syntagme nominal, audelà de l’opposition entre référents identifiables et non identifiables, peut dénoter une autre distinction cognitive, à savoir l’opposition entre ces référents spécifiques que l’on souhaite dans un deuxième temps élever au statut de topique du discours et ceux qui n’ont qu’un rôle accessoire. Ainsi, le « marquage local » – en l’occurrence le choix du déterminant, voir la section suivante pour les détails sur cette notion – s’utilise aussi pour mettre en avant des entités référentielles dont on veut souligner la proéminence thématique (thematic importance, Givón 1984). En anglais parlé on trouve, par exemple, un contraste entre l’article indéfini a et le démonstratif this pour marquer un référent nouvellement introduit dans le discours (Lambrecht 1994 : 83) : (I.7) I met a / this guy from Heidelberg on the train ‘J’ai rencontré un / ce gars de Heidelberg dans le train’