En octobre 2016, l’auteur-compositeur-interprète Bob Dylan a reçu le prix Nobel de littérature, déclenchant ainsi nombre de discussions sur la légitimité et la cohérence de faire d’un chanteur folk le lauréat de ce Nobel : « Quand j’ai reçu le prix Nobel de littérature, je me suis demandé quel était précisément le lien entre mes chansons et la littérature » proclama Dylan lors de son discours d’acceptation du prix. Au-delà de toutes ces discussions qui animèrent la sphère médiatique et culturelle, cette nomination a eu le mérite de mettre en lumière le débat qui oppose, d’un côté, la musique populaire, que la folk représente, et, par extension, la culture populaire, et, de l’autre côté, la culture savante, que symbolise l’Académie des Nobels. Ce débat, au demeurant passionnant, et qui a souvent eu cours à l’intérieur des sciences humaines et sociales, et notamment en géographie humaine, et, in extenso, en géographie culturelle et sociale, semble aujourd’hui en réalité quelque peu désuet, voire caduc. C’est en tout cas précisément dans cette géographie humaine que notre étude va s’inscrire, et plus précisément dans une branche, dans une discipline bien précise de la géographie humaine, celle de la « géographie/musique ». Si nous utilisons ici le signe « / » pour unir les deux termes au lieu d’utiliser la conjonction «et», ceci est purement réfléchi : en parlant de « géographie et musique », de «musique et géographie », de « géographie de la musique » ou encore de « musique en géographie », nous orienterions déjà le débat, ce que nous ne souhaitons pas encore faire. Ainsi, si nous prenions ici l’exemple de Bob Dylan et de son Prix Nobel, ce n’est pas seulement parce que celui-ci est un exemple d’actualité, ni parce qu’il met en lumière un débat presque ancestral à l’intérieur des sciences humaines et sociales qu’est celui entre culture populaire et culture savante, c’est aussi et surtout parce que Dylan et sa musique se rapprochent indubitablement des questionnements, des enjeux et des problématiques que notre propre sujet contient : « Quand la musique folk-rock américaine raconte les espaces urbains et leurs enjeux socio-spatiaux : l’exemple de l’œuvre musicale de Bruce Springsteen. ».
Springsteen est en effet l’un de ces chanteurs folk-rock, au même titre que Dylan et bien d’autres, que l’on pourrait presque qualifier, en tout cas comme j’aime le faire, de « chanteurs géographes », ou de « paroliers géographes » tellement leurs œuvres sont spatiales et spatialisées, sociales et socialisées, politiques et politisées, permettant ainsi une analyse géographique multidisciplinaire. Et c’est précisément ce rapport, ce lien qu’entretiennent la géographie et la musique, sur lequel se basera toute cette étude. Notre sujet, que nous venons d’exposer, s’inscrira pleinement dans cet objectif : questionner le rapport et les relations qu’entretiennent la musique et la géographie, et ce à travers un cas d’étude bien précis, celui de l’auteur-compositeur interprète américain Bruce Springsteen qui, nous tenterons de le montrer, aborde, dans son œuvre, la question des espaces urbains et des multiples enjeux socio-spatiaux qui en découlent.
Mais alors, pourquoi un tel sujet ? Quel rapport, me direz-vous, entre Springsteen et la géographie ? Entre le folk-rock et une analyse spatiale ? Ce sujet, c’est avant tout la rencontre entre deux passions personnelles, l’une que l’on pourrait qualifier géographie, l’autre, plus personnelle, la musique, la folk, le rock. Plongé dans l’univers de la géographie humaine et dans le « bain » des Cultural Studies depuis mon entrée en Licence 2 à l’Université Paris-Sorbonne, et encore davantage dans le Master Culture, Politique et Patrimoine, j’ai rapidement constaté que beaucoup de pans de la culture – notamment dites « populaire » -, et ce dans les domaines littéraires, cinématographiques ou musicaux, pouvaient parfaitement s’accorder avec une analyse géographique. Ainsi, en tant que grand amateur de la musique de Bruce Springsteen, j’ai remarqué que son corpus musical, à l’instar d’autres grands noms de la musique folk-rock américaine comme Bob Dylan, Woody Guthrie, Pete Seeger, pour ne citer qu’eux, mais particulièrement le sien, était spatialement ancré, socialement marqué, politiquement caractérisé, culturellement imprégné. C’est donc à la fois ce caractère très spatial de la musique de Springsteen qui m’a interpelé, l’artiste prenant l’espace urbain, la ville moyenne, la rue, l’usine, les marges urbaines… comme véritables « décors », mais aussi et surtout son caractère presque multidisciplinaire : il parle et chante des influences culturelles, des positions sociales, des problèmes économiques et politiques, et ce à l’intérieur d’un cadre spatial, majoritairement urbain donc, qu’il apprécie et connaît si bien de par ses origines sociales et spatiales. Springsteen est, en effet, un enfant du New Jersey, état de la banlieue New Yorkaise, élevé dans un univers ouvrier, et qui a côtoyé de près l’univers des petites et villes moyennes industrielles et balnéaires de la côte est des ÉtatsUnis. C’est dans ces villes, sur la Main Street, dans les rues, dans les ruelles, sur le boardwalk (front de mer) et chez tous les gens qu’il a vu, observé, rencontré, chez les groupes sociaux, chez les communautés qui y vivent et y évoluent, qu’il puisa son inspiration. En tant qu’artiste, animé par des causes qui lui sont propres, influencé par des événements personnels et inspiré par un milieu social particulier, Springsteen décrit la (sa ?) ville à sa manière, avec une part indubitable de vérité, mais aussi avec une part de mythes, de fantasmes, de subjectivité. Ce dernier point n’est, somme toute, pas un problème, bien au contraire, car en géographie, tout lieu n’est pas uniquement réel. En effet, un lieu ne serait pas un lieu sans une certaine part de mythes et de fantasmes qui y sont raccrochés, c’est aussi pour cela qu’étudier l’œuvre de Springsteen sous un angle géographique est intéressant : à la fois pour appréhender le Lieu comme théâtre, comme décor des histoires racontées et des enjeux et dynamiques qui y prennent place, mais aussi pour l’appréhender comme un espace d’inspiration. Bref, une véritable analyse géographique est possible, et notamment une analyse géographique qui peut se résumer en trois termes essentiels : « des lieux, des gens et des choses qui se passent ». Sans le savoir, mais sans doute en a-t-il pris conscience au cours de sa longue carrière, Springsteen est devenu un géographe, ou, du moins, utilise-t-il la géographie pour écrire. En témoigne cette analyse qu’il fait lui-même du rôle des routes, de la fuite, du départ, dans son œuvre : « That’s American in some ways. If you’re out- side of the big cities, there’s people and there’s cars-there’s transition. That’s why people are moving so much in my songs.
They’re always going from one place to another, and it seems the natural place for them. […] » .
Par cette réflexion, nous voyons très clairement l’inscription de la musique de Springsteen dans cette géographie du « places, people and things that happen » («des lieux, des gens et des choses qui se passent ») : l’artiste a conscience de l’inscription de sa musique dans une dimension spatiale qui implique des enjeux sociaux et culturels. Cette géographie, que l’on pourrait qualifier de « tripartite », ce sera notre moteur, notre fil conducteur, notre boussole, notre carburant pour développer notre étude, mais ce sera aussi ce que nous devrons démontrer tout au long de notre étude et de notre analyse.
Et de fait, nombre de musiques de Springsteen, et ce tout au long de sa carrière et de ses différentes époques d’activités, ressemblent véritablement à de véritables cartes de l’Amérique, ou plutôt d’une partie de l’Amérique, ou plutôt d’une partie de son Amérique, celle des villes moyennes, industrielles, balnéaires, des usines, des laissés pour compte, des désillusions, des espoirs aussi, des marginaux, des centres villes ruinés, de la désindustrialisation, des crises financières, immobilières et sociales. Bref, l’œuvre de Springsteen semble indubitablement planter un décor dans lequel viennent s’ancrer des histoires et dans lequel viennent évoluer différents enjeux que j’ai donc décidé d’appeler, dans l’intitulé de mon sujet, des « enjeux socio-spatiaux », puisque mélangeant à la fois des problématiques sociales, culturelles et spatiales, politiques aussi. Ce décor, ces décors, imaginés par Springsteen, dans lequel évoluent ces personnages, sont souvent constitués d’un point de départ, un lieu auquel le personnage est attaché, un lieu empli de nostalgie de l’enfance, mais un lieu presque mortifère, sans espoir, sans horizon professionnel, sentimental, financier, que le personnage essaye à tout prix de quitter, passant ainsi par une série de questionnements. Ce lieu de départ, ce peut être notamment la « ville natale » du personnage (« hometown »), ville où le personnage passe son enfance, étudie, travaille, traîne, rencontre son premier amour, commet ses premiers méfaits. Mais quitter son lieu d’ancrage pour aller où ? C’est précisément là tout l’intérêt géographique de l’œuvre springsteenienne : dans beaucoup de chansons, le personnage tient à quitter une ville pour atteindre un autre lieu, pas forcément une ville, mais un lieu pour la plupart du temps nommé « la Terre promise » (« the promised land »). En réalité, seul un rapide coup d’œil aux titres des chansons de l’artiste suffit pour comprendre l’importance capitale que les lieux, les paysages, notamment urbains, les villes, notamment moyennes, bref, les décors en général, détiennent dans son œuvre : « My Hometown » (« Ma ville natale »), « The Promised Land » (« La Terre promise »), « Badlands » (« Les mauvaises terres »), « Jungleland » (« Jungle urbaine »), « It’s Hard to be a Saint In The City » (« C’est difficile d’être un saint dans la ville »), « Incident on the 57th Street » (« Incident sur la 57ème »), « Backstreets » (« Ruelles »), « Racing in the Street » (« Faire la course dans la rue »), « Darkness on the Edge of Town » (« Obscurité aux abords de la ville »), pour ne citer qu’elles.
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