La femme politique paradoxale
Déjouer son genre
la féminité contrainte dans le champ politique caribéen patriarcal La 1ère partie a montré que l’appartenance au genre féminin influence les modalités d’accès des représentantes aux assemblées politiques. D’une part, les femmes demeurent sous-représentées par rapport aux hommes. D’autre part, celles qui accèdent à l’arène parlementaire disposent de ressources sociales les distinguant des femmes dans la société. On peut supposer, pour poursuivre la réflexion, que le sexe féminin impacte également les trajectoires politiques des représentantes, non seulement les modalités d’exercice du métier politique mais également les conditions d’accès à la professionnalisation politique. Le fait que les femmes dans le champ politique institutionnalisé fassent figure, selon l’expression de Christine Bard et Bibia Pavard, « d’outsiders »1 ou selon le qualificatif de Mathilde Larrère et Aude Lorriaux, « d’intruses »2 , est un constat classique des études de genre et politique, dans la Caraïbe comme dans le reste du monde. Cette marginalité entérine l’avènement de ce que Geneviève Fraisse nomme « démocratie inclusive mais discriminante » prenant la suite de la « démocratie exclusive »3 et de son corollaire, le patriarcat. La définition de ce dernier est cependant ambiguë en contexte caribéen. Conceptualisé par le féminisme matérialiste (blanc) comme l’appropriation du travail des femmes par les hommes4 , il n’est pas directement transposable aux sociétés de plantation esclavagistes nées de la colonisation où l’intelligibilité de l’exploitation économique se fait selon une dialectique entre maîtres.ses blanc.he.s et esclaves noir.e.s, ces dernier.e.s étant considéré.e.s comme des unités de production indifférenciées du point de vue du Christine Delphy, la principale représentante du féminisme matérialiste en France, théorise ainsi le travail des femmes en termes de « modes de production domestique ». Se référer à DELPHY, Christine, L’ennemi principal . Le contexte caribéen impose donc une « définition située » du patriarcat dont Elsa Dorlin rappelle qu’il n’est un concept ni universel ni transnational6 et où l’expérience du sexisme est conditionnée par l’expérience du racisme7 . Le discours, aussi bien scientifique que commun, recourt cependant de manière récurrente à la notion de patriarcat pour définir le champ politique caribéen. Maziki Thame et Dhanaraj Thakur emploient ainsi le terme de patriarchal State (« État patriarcal ») pour caractériser l’ordre politique jamaïcain8 tandis que Paul Van Bergen associe les régimes politiques de Curaçao, du Guyana et d’Haïti à des patriarchal democracies (« démocraties patriarcales »)9. Le constat d’un champ politique patriarcal est relayé par les femmes siégeant dans les assemblées politiques, comme la parlementaire des Îles Vierges britanniques Ingrid MosesScatliffe, qui dénonce le « système patriarcal d’une structure (politique) dominée par les hommes »10. La dimension patriarcale du champ politique caribéen se croise cependant avec son caractère racialisé. À partir de ce postulat, est émise l’hypothèse que l’appartenance au genre féminin, nécessairement imbriquée avec la dimension racialisée constitutive des sociétés plantationnaires, agit comme une contrainte sur les trajectoires politiques des représentantes dans le champ politique patriarcal. Cette hypothèse impose, pour être testée, après un retour historique sur la recomposition du champ politique caribéen au lendemain de la départementalisation en Guadeloupe et de l’indépendance en Jamaïque, une analyse intersectionnelle des modalités d’inclusion des femmes dans les assemblées politiques. La focale d’analyse est ensuite déplacée sur les partis politiques dont il est supposé qu’ils cristallisent le caractère patriarcal et racialisé du champ politique institutionnalisé.
Historicisation de la reconfiguration du champ politique caribéen au lendemain des (dé)colonisations au prisme du legs plantationnaire
Il importe de revenir, avant d’entrer dans l’analyse intersectionnelle des modalités d’inclusion des femmes dans les assemblées politiques, sur la reconfiguration du champ politique caribéen depuis les (dé)colonisations. Le recours à des sources secondaires permet de proposer une synthèse. La période suivant la départementalisation en Guadeloupe, et l’indépendance en Jamaïque, reconduit la dimension racialisée du champ politique, conjoncture peu favorable à l’insertion des femmes dans celui-ci. Le genre, en voie de légitimation dans le champ politique depuis les années 1980, dans le contexte d’une supposée « crise de la représentation politique », contribue cependant à l’inclusion des femmes dans celui-ci.
« Décolonisation improbable » et reconduction d’un champ politique racialisé
Les espoirs suscités par la départementalisation en Guadeloupe et l’indépendance en Jamaïque se transforment rapidement en désillusions. La résurgence des anciens rapports de domination signalant, selon Jean-Pierre Sainton, une « décolonisation improbable », contribue à la reconduction de la dualité de l’ordre politique caribéen, scindé en un champ politique institutionnalisé hérité du colonisateur et en un champ politique contestataire en défiance de celuici . La Guadeloupe, rappelons-le, obtient le statut de DOM par la loi du 19 mars 1946, plus connue sous le nom de « loi d’assimilation ». Sur le plan politique, ce changement statutaire se traduit, de manière apparemment paradoxale, par un renforcement de la dépendance de l’ancienne colonie à la métropole13. Le remplacement du gouverneur, ancien détenteur du pouvoir local, par un préfet placé sous la responsabilité du ministère de l’Intérieur, et la captation par l’Éta central d’une grande partie des prérogatives auparavant détenues par le Conseil général, éloignent en effet les DOM de la prise de décision. Dans le domaine économique, l’hypertrophie de la fonction publique et des services engendrée par la départementalisation entraîne l’effondrement des secteurs économiques traditionnels14. Elle encourage en outre, sous l’égide du Bureau pour le Développement des Migrations Intéressant les Départements d’Outre-Mer (BUMINDOM), l’immigration des Antillais.e.s peu qualifié.e.s vers la métropole, contribuant à la reconduction des rapports de pouvoir inégaux entre patronat blanc et salariat noir15. Les femmes, qui immigrent tout autant que leurs homologues masculins, sont majoritairement recrutées comme employées de maison16. Au niveau social, la départementalisation ne coïncide pas avec l’égalité tant attendue avec la métropole. Les attentes assimilationnistes des DOM contrastent en effet avec la reconduction d’un « régime d’exception » par la métropole dont les tensions se cristallisent autours des politiques sociales, leur extension se faisant attendre dans les DOM. Ce retard est justifié par la métropole par leur surcoût économique trop important ainsi que le risque lié à un alignement prématuré19. La littérature a montré que les femmes sont particulièrement vulnérables à ce décalage. Les Guadeloupéennes, plus souvent concernées par les configurations familiales de type monoparental que leurs homologues métropolitaines20, reçoivent pourtant moins de prestations familiales21. Cette différenciation est reliée à leur supposée fécondité excessive, dans la continuité du stéréotype qualifié par Annette Joseph-Gabriel du « lapinisme » des femmes noires et des représentations coloniales de leur hypersexualisation22. Le contexte de « décolonisation improbable » incite ainsi la députée communiste Gerty Archimède, élue en 1946, à appeler, aux côtés de ses homologues antillais, à l’alignement de la législation sociale des DOM à celle de la métropole à l’Assemblée nationale. Elle dénonce notamment, lors de la séance parlementaire du 20 août 1948, la « tendance du Gouvernement à prolonger l’application des décrets aux départements d’outremer » en contraction avec la « législation (qui) est cependant formelle : désormais, les départements d’outre-mer ont les mêmes statuts juridiques et législatifs que ceux de la métropole » (Gerty Archimède, Journal officiel de la République française, n°110, 1948, p.6057)23. Elle s’engage particulièrement en faveur des prestations familiales accordées aux Antillaises et s’insurge, dans un entretien qu’elle accorde à Laurent Farrugia, contre « le refus systématique (de la métropole) d’élargir aux mères antillaises les prestations en matière de soins prénataux, d’accouchement, de naissance du premier enfant, etc. ».
Des trajectoires féminines contraintes par le champ politique patriarcal et racialisé
La réflexion peut donc se poursuivre par une analyse intersectionnelle des modalités d’inclusion des femmes dans les assemblées politiques guadeloupéennes et jamaïcaines. L’adoption d’une démarche chronologique, depuis l’acquisition du mandat politique jusqu’à son exercice, permet d’interroger les modalités d’exercice du métier politique ainsi que ses conditions de professionnalisation.
L’acquisition du mandat de représentante
L’appartenance au genre féminin agit comme une contrainte sur les trajectoires politiques des représentantes dès le moment où elles briguent un mandat. La comparaison entre les cas guadeloupéen et jamaïcain montre cependant que les facteurs d’entrée en politiques, pluriels, ont une influence différenciée dans les deux terrains d’étude. Il s’agit aussi bien de variables structurelles, notamment les modes de scrutin et les règles de fonctionnement des campagnes électorales, que conjoncturelles, comme les violences politiques, pouvant renforcer, ou au contraire atténuer, la contrainte représentée par le sexe féminin. L’influence variable des modes de scrutin au prisme du genre La recherche a montré que les différents modes de scrutin impactent la représentation politique des différents groupes sociaux marginalisés, le système proportionnel leur étant globalement plus favorable que le système majoritaire96. C’est un constat désormais classique pour les femmes, depuis la publication de l’article fondateur de Wilma Rule97, qui s’applique cependant également à d’autres catégories d’appartenance, notamment les individus racialisé.e.s98 et les Lesbiennes, Gays, Bisexuels et Transgenres (LGBT)99. Le cas des élues guadeloupéennes ne fait pas exception à la règle, comme le montrent le graphique et le tableau ci-dessous.
TABLE DES ILLUSTRATIONS 3. ENJEUX METHODOLOGIQUES ET SOURCES 2. CONVERSION DE LA « RESPECTABILITE » SOCIALE EN RESSOURCES POLITIQUES ET DIVERSITE DES FILIERES D’ACCES AUX ASSEMBLEES POLITIQUES CHAPITRE 4. JOUER DE SON GENRE : LA CONVERSION DU GENRE EN RESSOURCE POLITIQUE EN CONTEXTE SOCIAL « MATRIFOCAL » 2. « LES FEMMES SONT DEJA LA ! » : L’AMBIVALENCE DE « L’ESPACE DE LA CAUSE DES FEMMES » EN POLITIQUE |