LA FAMILLE ET LES RAPPORTS ENTRE LES GÉNÉRATIONS
L’ordre naturel est bouleversé dès que les hommes décident de fonder des familles : Cessant de s’endormir sous le premier arbre, ou de se retirer dans les Cavernes, on trouva quelques sortes de haches de pierres dures, et tranchantes, qui servirent à couper du bois, creuser la terre, et faire des huttes de branchages, qu’on s’avisa ensuite d’enduire d’argile et de boue. Ce fut là l’époque d’une première révolution qui forma l’établissement et la distinction des familles, et qui introduisit une sorte de propriété [.]428 Les hommes abandonnent les espaces ouverts au profit des espaces fermés : l’occupation d’une cabane, cette « sorte de propriété » implique chez eux une vie privée. La technique de l’habitat est l’origine historique de l’institution familiale dans le Second Discours. L’histoire de la société humaine commence avec la famille au point que dans le Contrat social Rousseau écrit que « la plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille. »429 Dans les sociétés développées, nous assistons à une origine émotionnelle (mariage) de la famille. La relation amoureuse entre l’homme et la femme pose deux problèmes : le problème des rapports entre mari et épouse et le problème des rapports entre générations, entre parents (adultes) et enfants. En effet, dans l’état de nature l’homme et la femme sont libres, tandis que dans la société ils sont interdépendants et doivent assumer les conséquences sexuelles, en l’occurrence leurs enfants. Ces derniers ont droit à la protection et à l’éducation mais sont obligés d’obéir à leurs parents, aux adultes. Entre le paradigme naturel de la justice et le paradigme rationnel de la justice, lequel est-il adapté aux rapports matrimoniaux et aux rapports entre adultes et enfants ?
LES RELATIONS ENTRE HOMME ET FEMME
Les relations entre l’homme et la femme sont un gros problème dans ce sens que le paradigme naturel et le paradigme rationnel semblent se contredire. Le paradigme naturel défend l’idée que les hommes et les femmes sont indifférenciés, identiques. Les deux sexes sont donc naturellement égaux étant donné que la différence sexuelle est liée à la division du travail qui apparaît avec l’habitat. L’ordre naturel des relations (plus précisément, des non-relations) entre les hommes et les femmes dans le Second Discours se heurte à l’ordre rationnel des relations entre les hommes et les femmes dans le livre V de l’Émile et dans La Nouvelle Héloïse par exemple. Le paradigme rationnel soutient l’idée que les femmes sont subordonnées aux hommes dans les sociétés évoluées. Y-a-t-il un conflit entre la nature indifférenciée de l’état de nature et la nature différenciée de l’état social ? La subordination de la femme à l’homme est-elle la conséquence et le reflet d’une inégalité naturelle (de la faiblesse de la femme) ou le moyen de compenser cette inégalité (l’incertitude de l’homme relative à la filiation) ? Existe-t-il une contradiction entre deux conceptions de l’ordre juste chez Rousseau en ce qui concerne les relations entre homme et femme ? a. L’égalité entre l’homme et la femme dans les familles primitives L’homme et la femme dans l’état de nature du Second Discours ont le même mode de vie. Menant une vie simple, uniforme et solitaire, l’homme est indépendant de la femme, et la femme est indépendante de l’homme. Rousseau met en évidence la nature identique de l’homme et de la femme à travers leur liberté naturelle. Cette indépendance est tellement radicale que leur connaissance mutuelle ne dépasse pas la satisfaction de leur besoin sexuel : l’instinct de reproduction, « ce penchant aveugle, dépourvu de tout sentiment du cœur, ne produisait qu’un acte purement animal. Le besoin satisfait, les deux sexes ne se reconnaissaient plus, et l’enfant même n’était plus rien à la Mère sitôt qu’il pouvait se passait d’elle. ».
La subordination de la femme à l’homme dans les familles développées
Les rapports matrimoniaux dans les familles anciennes diffèrent de ceux dans les familles développées. Celles-ci sont d’origine émotionnelle ou reposent sur le mariage entre l’homme et la femme. Après l’état de nature, Rousseau condamne toutes les relations sexuelles entre l’homme et la femme en dehors du mariage : « l’homme et la femme sont faits pour s’aimer et s’unir ; mais passé cette union légitime, tout commerce d’amour entr’eux est une source affreuse de désordres dans la société et dans les mœurs. »442 Pour maintenir l’ordre social et moral, Rousseau subordonne la femme à l’homme étant donné l’inégalité des conséquences sexuelles entre les deux sexes dans la société. Or, cette subordination semble incompatible avec l’égalité entre l’homme et la femme dans l’état de nature ou dans la famille primitive ; d’ou « la critique féministe de Rousseau ». Ici, nous nous interrogeons sur l’écart entre le Second Discours et la Nouvelle Héloïse, l’Émile, en tenant compte de la critique féministe de Rousseau. Pour éviter les désordres sociaux et moraux, Rousseau propose une méthode qui développe « les désirs […] égaux des deux parts » . Rousseau défend, en effet, les rencontres (fêtes) publiques plutôt que les rencontres (fêtes) privées. Contrairement aux religieux qui blâment et interdisent « la danse et les assemblées qu’elle occasionne », il plaide pour ces récréations innocentes et honnêtes permettant aux jeunes « destinés à s’unir de s’égayer en commun »446. Il s’agit d’un moyen plus honnête de ne point tromper autrui, du moins quant à la figure, et de se montrer avec les agremens et les défauts qu’on ne peut avoir, aux gens qui ont intérêt de nous bien connaître avant de s’obliger à nous aimer [, d’un] devoir de se chérir réciproquement [, d’] un soin digne de deux personnes vertueuses et chrétiennes qui cherchent à s’unir, de préparer ainsi leurs cœurs à l’amour mutuel que Dieu leur impose [.]447 Rousseau rejette toute malhonnêteté, toute hypocrisie, toute tromperie, tout mensonge dès la première rencontre entre l’homme et la femme qui envisagent de se marier. Il exige une connaissance physique et une transparence morale de la part des deux personnes, car il est essentiel qu’elles se connaissent bien avant de s’obliger à s’aimer (il s’opposerait par là à tout mariage arrangé ou forcé). Si Rousseau privilégie la connaissance mutuelle, c’est parce qu’il revendique l’égalité d’amour entre l’homme et la femme. En d’autres termes, ils doivent se chérir réciproquement avant de s’unir. C’est une précaution digne de deux individus vertueux et chrétiens qui préparent ainsi leurs cœurs à l’amour mutuel que Dieu leur impose. L’union conjugale chez Rousseau doit reposer sur la justice, c’est-à-dire l’amour réciproque entre l’homme et la femme qui sont obligés d’honorer leurs devoirs conjugaux afin que « la mutuelle confiance, la paix »448 règnent dans les familles modernes.