La « faction française », avant-garde de la politique conclavaire de la France

La « faction française », avant-garde de la politique
conclavaire de la France

L’élection du Pontife romain ayant été définitivement réservée aux seuls cardinaux, depuis le milieu du XIe siècle , les princes catholiques ne pouvaient envisager d’obtenir une certaine influence sur les scrutins, pour servir les intérêts religieux de leurs États, s’ils ne cherchaient pas à se gagner la confiance et la fidélité des électeurs du pape. Les manœuvres d’un prince ne pouvaient que se heurter à celles des autres souverains, spécialement lorsqu’ils étaient en conflit marqué, comme ce fut le cas entre la France et l’Espagne pendant près de deux siècles. Ainsi, l’opposition franco-espagnole se transposa dans le conclave avec l’apparition d’une faction française et d’une faction espagnole, et par la formation d’autres groupes plus ou moins influents, aux contours difficilement cernables. Configuration et rôle des factions du Sacré-Collège au milieu du XVIIe siècle En 1586, le pape Sixte Quint avait limité le Collège des cardinaux au nombre de 70 membres, répartis en trois ordres : 6 cardinaux-évêques, 50 cardinaux-prêtres et 14 cardinauxdiacres . Désignés par les papes – on employait le terme « créés » – tous les cardinaux étaient habilités à participer à l’élection pontificale  – à condition d’arriver avant la fin du conclave, ce qui constituait une performance pour les cardinaux les plus éloignés géographiquement de Rome. En 1644, 57 cardinaux sur 62 participèrent au conclave, dont 50 Italiens, quatre Espagnols, deux Français et un Allemand. En 1655, 67 cardinaux sur 70 furent présents, dont 63 Italiens, deux Allemands, un Français et un Espagnol. En 1667, 64 cardinaux sur 70 prirent part à l’élection, dont 59 Italiens, trois Français  et deux Allemands. Cette prédominance italienne ne représentait pas une force politique nationale, dans la mesure où la péninsule italienne était alors une mosaïque de royaumes, principautés, duchés et républiques, répartis de part et d’autre de l’État ecclésiastique. La « nation italienne » n’existait pas dans le Sacré-Collège et les cardinaux italiens étaient répartis, comme nous allons le voir, dans les différentes factions. Entre la mort d’un pape et l’élection de son successeur, l’ensemble des cardinaux assurait collégialement l’intérim du gouvernement de l’Église. Il s’agissait d’une souveraineté collective et transitoire, dans le cadre de la vacance du Saint-Siège (« sede vacante »). Il n’y avait en effet pas d’interruption de l’autorité du Siège apostolique. L’égalité absolue entre les cardinaux, dans le cadre du processus électoral, était matérialisée par les baldaquins identiques installés au-dessus de chacun d’eux dans la chapelle Sixtine du palais apostolique du Vatican, lieu traditionnel du conclave depuis 1623 . Les bulles papales garantissaient toutefois l’inaliénabilité de l’autorité papale, en limitant les pouvoirs intérimaires des cardinaux à tout ce qui ne tombait pas sous la juridiction réservée au pape , pour éviter notamment l’installation d’un régime oligarchique qui, en raison des divisions internes au Collège, aurait profondément fragilisé l’autorité romaine. « Le Pontife futur devra retrouver intacte, et dans sa plénitude, la juridiction suprême de l’Église, sans que ses électeurs aient pu en restreindre l’exercice ou en limiter l’étendue. Sede vacante nihil innovetur ! »   C’est pour cela aussi que les bulles de Pie IV (1562) et de Grégoire XV (1621) ont voulu encadrer le processus afin d’empêcher au mieux un enlisement du conclave et une durée trop longue de la vacance. Pie IV avait attribué à certains cardinaux des fonctions spécifiques, pour assurer la représentation officielle du Sacré-Collège et pour veiller au bon déroulement de l’élection. À la tête de chaque ordre – évêques, prêtres et diacres – était désigné un « chef d’ordre », qui changeait tous les trois jours suivant l’ordre d’ancienneté . Les trois chefs d’ordres servaient notamment d’intermédiaires avec l’extérieur. Ils recevaient en particulier les ambassadeurs à la rota, seul accès avec l’extérieur. Le modérateur général du conclave était le chef de l’ordre des évêques, le Doyen du Sacré-Collège, qui était chargé d’annoncer la mort du pape aux gouvernements, de diriger les réunions quotidiennes précédant le conclave – les « congrégations générales », de convoquer le conclave, de présider aux scrutins, de recevoir le consentement de l’élu, de le consacrer évêque s’il n’était que simple prêtre . En 1644, la charge était assurée par Marcelo Lante281, un vieillard peu influent ; en 1655, par Carlo de Médicis , frère du grand-duc de Toscane et protecteur d’Espagne ; en 1667, par Francesco Barberini, neveu d’Urbain VIII et chef de la « faction Barberine ». Un autre personnage-clé de la vacance était le Camerlingue de la sainte Église romaine, responsable de la Chambre apostolique, qui assurait l’intérim de l’administration des biens du Saint-Siège. La charge fut exercée sans interruption par le cardinal Antonio, de 1638 jusqu’à sa mort, en 1671. 

Une faction française aux multiples visages 

Au tournant des XVIe et XVIIe siècle, nous constatons « la reprise de l’initiative politique de la France sur la scène romaine » 295. Plus ouvertement que ses prédécesseurs Valois, Henri IV se présenta comme le défenseur naturel du Siège apostolique. Le roi Bourbon avait compris que, pour réaffirmer la présence française à Rome, il fallait imiter le modèle espagnol en s’appuyant sur deux éléments : l’ambassade à Rome et un groupe francophile au sein du Sacré-Collège. Le pape Clément VIII (1592-1605), qui avait œuvré activement à la réconciliation d’Henri IV avec l’Église catholique et à la paix franco-espagnole, souhaita réharmoniser les rapports de force au sein du Collège, dans un souci de justice distributive, en équilibrant la proportion de cardinaux français et espagnols . Du côté français, les directives royales invitaient à « ne pas lésiner dans les moyens et les attentions pour constituer une clientèle pro-française »  , tant au niveau de la Curie et du Collège cardinalice que parmi la société urbaine. Cette intuition politique, qui obtint de rapides succès, fut décisive pour les décennies suivantes . Elle dépendait toutefois de conditions incontournables que l’Espagne avait su appréhender depuis longtemps. Primo, il fallait fidéliser des cardinaux non français, en distribuant des pensions et des bénéfices ; secundo, il était nécessaire d’élaborer des stratégies d’alliance avec les autres factions. Ces alliances dépendaient des dispositions politiques des factions « secondaires » – les grands-ducs de Toscane avaient su créer une faction florentine non marginale – mais aussi de la puissance et des orientations du cardinal-neveu et de sa faction. L’ambassadeur devait jouer un rôle-moteur dans la gestion de la faction, en tenant compte des conditionnements culturels et politiques romains. La politisation des factions et les tentatives des papes pour neutraliser leur influence, afin de permettre une plus grande liberté de l’élection, faisaient du conclave un jeu d’équilibre qui dépendait à la fois de la dextérité des chefs de faction à favoriser des alliances stratégiques à l’intérieur de l’assemblée électorale, mais aussi de l’habileté de l’ambassadeur à accommoder prudemment mais fermement les directives princières pour permettre le succès de la faction. Techniquement, le premier objectif de l’ambassadeur était le renforcement de la faction française qui, en raison de la prédominance traditionnelle donnée par les papes aux Italiens dans le choix des cardinaux, ne pouvait se borner aux seuls cardinaux français. Le Sacré-Collège comptait bien peu de Français pour la période qui nous occupe. En 1644, on dénombrait quatre cardinaux : Mazarin, La Rochefoucauld , Richelieu-Lyon et Valençay . Mazarin, simple clerc tonsuré, n’avait pas la possibilité de participer à l’élection. La Rochefoucauld s’en dispensa en raison de son grand âge. En 1655, ils n’étaient plus que deux : Mazarin – toujours absent – et Retz, ce dernier étant en graves difficultés avec le gouvernement royal. En 1667, nous trouvons encore deux cardinaux, Retz – réconcilié avec Louis XIV – et Vendôme . Parmi eux, seul Retz joua un rôle particulièrement actif et efficace dans l’assemblée conclavaire. En 1655, il avait acquis la réputation d’être un grand esprit, un « oracle de la science » régulièrement consulté par ses collègues cardinaux . Il était toutefois mis au ban de la faction française, et Lionne veilla à ce que les cardinaux suivent l’ordre « de n’avoir nul commerce ny communiquation » avec lui  . Rentré en grâce auprès du roi, il fut envoyé à Rome en 1665 pour arbitrer le conflit opposant Louis XIV et Alexandre VII. Ses talents de négociateur furent logiquement employés au conclave de 1667. Il était d’autant plus motivé qu’il avait retrouvé la confiance royale : « Cette confience luy a redonné du cœur, et par sa conduite je ne puis douter qu’il ne serve fort utilement en ce rencontre » écrivait Chaulnes  . Retz œuvra efficacement au détachement de l’Escadron volant de la faction espagnole, en soutenant sa campagne antinépotique, et porta au moment opportun le cardinal Rospigliosi, qui remporta l’élection307. Le rôle de Retz fut tout à fait déterminant dans ce conclave qui s’avéra être la victoire française tant attendue. Machaut écrivait à Lionne, au lendemain de l’élection : « Ressouvenés vous, Monseigneur, que je doibs mettre dans le ciel Monsieur l’ambassadeur et Mr le cardinal de Retz »  . Chaulnes soulignait la ruse de Retz et son application à travailler de concert avec lui : « Je vous asseure, Monsieur, que Mr le Card[ina]l de Retz s’est fort bien porté en cette négociation, ayant joué toute sorte de personnages, et en a usé à mon esgard le mieux du monde […] » . Ce succès prouve que la fidélisation des compétences, quitte à devoir absoudre les trahisons passées, était un élément essentiel de l’efficacité politique. Pour renforcer la faction au-delà des cardinaux français, les princes trouvaient le moyen de faire nommer des « cardinaux de couronne ». L’historien américain Francis Burkle-Young définissait un cardinal de couronne comme un prélat « élevé au cardinalat uniquement sur la recommandation des rois européens »  . Les papes avaient reconnu aux principaux États catholiques d’Europe – Espagne, France, Empire, Portugal, Venise, et plus tardivement la Pologne – la possibilité de proposer ponctuellement des candidats au cardinalat. Cet usage, auquel les ambassadeurs prenaient une part active, était appelé la « promotion des couronnes ». En juillet 1644, Saint-Chamond travailla à la nomination de Michele Mazzarini, frère du cardinalministre, afin d’agréger au Sacré-Collège un prélat francophile supplémentaire : « J’estime que V. M. ne scauroit plus dignement remplir le chappeau que j’ay demandé pour un Italien dépendant de la France que de la personne du Révérendissime Père M[aistr]e du Sacré Palais , car, outre ses grands mérites, et services de Monseigneur le Cardinal son frère, il tesmoigne en son particulier tant de passion et de capacité pour tous les intérests de V. M. en cette cour que j’espère qu’elle y recevra des grands advantages de sa promotion […] »

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