La dynamique du courant profond de bord ouest dans l’Atlantique Nord et son influence sur la circulation méridienne moyenne
La circulation océanique de grande échelle
Les moyens d’observation de l’océan ont considérablement amélioré notre vision de l’océan à l’échelle globale au cours des dernières décennies. Au début des années 1990, le programme international WOCE (World Ocean Circulation Experiment) a su fédérer de grands moyens de mesures ; depuis les années 2000 le programme ARGO, à partir de flotteurs dérivant (plus de 3600 flotteurs à ce jour), permet d’explorer les 2000 premiers mètres de l’océan. Récemment, Lumpkin and Johnson (2013) ont reconstruit la circulation de grande échelle en surface à partir de flotteurs dérivants en utilisant des données sur la période 1979-2012 (Figure 1.1). Cette reconstruction révèle des structures de très grande échelle (échelle des bassins océaniques) telles que des gyres aux moyennes et hautes latitudes, des courants de bord ouest intensifiés comme le Gulf Stream dans l’Atlantique nord, le Kuroshio le long de la côte est du Japon, le courant Antartique circumpolaire dans l’océan austral ou encore les jets zonaux au niveau de l’équateur. Ces structures sont cohérentes avec les théories classiques de la circulation océanique induite par le vent (Sverdrup, Munk, Stommel) et les flux de chaleur entre océan et atmosphère (Colin de Verdière, 1988). Figure 1.1 – Vitesse moyenne des courants (en couleur, cm s≠1 ) à partir de flotteurs proches de la surface avec les lignes de courants (en noir), l’insert correspond à la vitesse moyenne des flotteurs entre 0 et 100 (cm s ≠1 par interval de 3.125 cm s ≠1 ) classés par milliers entre 0 et 25 000 flotteurs (Lumpkin and Johnson, 2013). L’océan en profondeur, i.e. au-delà de 2000 m, est nettement plus difficile à observer. Il n’est pas possible d’avoir une vision globale de la circulation horizontale en profondeur car les observations sont inhomogènes dans le temps et dans l’espace et ne couvrent que de très petites parties de l’océan. A défaut d’observations directes, la théorie propose ce que serait la circulation en profondeur. Stommel et Arons (1960) ont ainsi développé un modèle de circulation abyssale à l’échelle globale. Dans l’Atlantique nord, une source de masse alimente le bassin et est équilibrée par une remontée (upwelling) supposée uniforme sur l’ensemble du bassin. La circulation qui en résulte (figure 1.2) correspond à un courant profond de bord ouest du nord au sud qui s’écoule vers l’équateur associé à des recirculations vers le nord dans l’intérieur du bassin. Des sections hydrographiques le long du bassin ouest de l’Atlantique révèlent effectivement la présence d’un courant profond orienté vers l’équateur à différentes latitudes, par exemple Fischer (2004) à 53N, Schott et al. (2006) à 43N et Cunningham et al. (2007) à 26.5N. Les branches de recirculation n’ont pour l’heure pas été directement observées. L’observation d’une carte de température de surface de l’océan (figure 1.3) montre qu’il existe des gradients méridiens de température très marqués entre l’équateur et les pôles dûs au rayonnement solaire. En combinant simplement la circulation de surface précédemment décrite avec la carte de température de surface, dans l’Atlantique nord par exemple, il en ressort que les eaux chaudes (et salées) sont advectées vers le nord par le Gulf Stream puis la dérive Nord Atlantique qui alimente la gyre subpolaire et les mers nordiques. Ce transport méridien de chaleur par l’océan, avec celui réalisé par l’atmosphère, compense le bilan radiatif du système terre qui est déficitaire
LA CIRCULATION OCÉANIQUE DE GRANDE ÉCHELLE
Figure 1.2 – Schéma de la circulation globale abyssale proposé par Stommel-Arons (Richardson, 2008). (excédentaire) aux hautes latitudes (basses latitudes). L’océan contribue à hauteur de 1.8 PW à 30N (Ganachaud et Wunsch, 2000) à la redistribution de la chaleur de l’équateur vers les pôles. Sa contribution est variable selon la latitude et peut atteindre ≥50% du transport de chaleur total à 20N ; l’autre part étant réalisée par l’atmosphère. Les masses d’eau transportées vers le nord cèdent peu à peu de leur chaleur à l’atmosphère, elles perdent progressivement de leur flottabilité (leur masse volumique augmente) et vont ainsi alimenter les couches inférieures en formant des masses d’eau intermédiaires ou modales. Mais c’est dans des zones de convection profonde (en mer du Labrador et dans les mers Nordiques), qui sont très limitées sur l’ensemble de la surface de l’océan, qu’elles vont perdre le plus de chaleur et ainsi alimenter la branche profonde de circulation. Ce sont ces zones qui permettent de relier la circulation de surface à celle en profondeur. Le modèle de Stommel-Arons repose en partie sur l’existence d’un mouvement vers la surface (upwelling) des eaux froides afin d’équilibrer la source de masse située aux hautes latitudes. Ce mouvement peut se faire par le biais d’un mélange diapycnal sur la verticale mais également par un upwelling induit par le vent zonal très intense dans l’océan Austral. La description précédente de la circulation de grande échelle est schématisée sur la figure 1.4. Elle reprend les éléments essentiels de la circulation de surface et en profondeur, établit les liens entre les différents bassins et localise les zones de connexion entre les couches supérieures et inférieures de l’océan à travers, d’une part les zones d’upwelling engendrées par le vent et le mélange diapycnal, et d’autre part les zones de convection profonde.figure 1.3 – Climatologie de la température de surface de l’océan (C) pour le mois d’août sur la période 1971-2000 (http: // www. cpc. noaa. gov/ products/ predictions/ long_ range/ lead14/ SSTs/ sst_ aug_ clim. html ).
La MOC dans l’Atlantique
Pour quantifier le transport de masse méridien associé à la circulation décrite sur la figure 1.4, l’indice de circulation méridienne moyenne (Meridional Overturning Circulation, MOC dans la suite) est défini par une fonction de courant latitude/profondeur correspondant au transport net de volume méridien cumulé du fond vers la surface. Dans l’Atlantique, la MOC est constituée de deux cellules méridiennes occupant respectivement les 3000 premiers mètres et les abysses ; en profondeur elles transportent vers le sud la NADW (North Atlantic Deep Water) et vers le nord l’AABW (AntArctic Bottom Water). Cette structure tient en partie à l’existence de zones convectives profondes aux hautes latitudes de part et d’autre de l’équateur. La figure 1.5 représente schématiquement la circulation de grande échelle dans la gyre subpolaire de l’Atlantique Nord avec les principaux courants impliqués dans l’AMOC. La cellule de circulation méridienne moyenne supérieure est dominée i) en surface (en rouge) par le transport vers le nord des masses d’eau subtropicale par le Gulf Stream puis la dérive Nord Atlantique, et ii) en profondeur (au delà de 1000 m) par le Deep Western Boundary Current (DWBC) qui transporte le long du bord ouest du bassin des masses d’eau denses issues des sites convectifs (en blanc) et traversant les seuils entre le Groenland et l’Ecosse (en bleu) et qui composent la NADW. Une estimation de l’intensité de l’AMOC à partir d’observations (sur la période 2004-2009) donne une valeur de 18.5 ± 1.0 Sv à la latitude de 26.5N (Mccarthy et al., 2012). Parcequ’il Figure 1.4 – Représentation schématique de la circulation de grande échelle dans les différents bassins, en surface (en rouge) en profondeur (en bleu) ; les sites de convection profonde (pastilles jaunes) et d’upwelling (cercles rouges) sont également positionnés (Rahmstorf (2006)). transporte des eaux chaudes en surface et froides en profondeur, l’AMOC est associée à un transport méridien net de chaleur (dans les subtropiques, Biastoch et al. (2008)) et représente par conséquent un élément essentiel de la contribution de l’océan au climat terrestre. Les études sur l’évolution du climat terrestre tentent de comprendre comment le « système terre » va s’ajuster à une augmentation anthropique des gaz à effet de serre. Ceci dépend en grande partie de l’évolution de l’AMOC de par son rôle dans la répartition de la chaleur entre hautes et basses latitudes. La terre est un système constitué de la cryosphère, des surfaces continentales, de l’atmosphère, de la biogéochimie marine et de l’océan. Des modèles numériques couplant les différentes composantes du système climatique sont utilisés pour tenter de prévoir l’évolution future du climat, e.g. Dufresne et al. (2013). Ces modèles de climat, aussi appelés modèles couplés, sont complexes à mettre en oeuvre et à analyser. Ils présentent de nombreuses interactions et rétro-actions entre les différentes composantes. Chaque composante présente des biais susceptibles d’influencer les autres composantes. Par exemple, Weese and Bryan (2006), à l’aide d’un modèle couplé océan/atmosphère montrent l’impact d’une mauvaise position de la dérive nord Atlantique sur la route des « storm track ». Hodson and Sutton (2012) constatent que, dans les modèles couplés, la représentation de la MOC est « compromise » et qu’il est donc nécessaire d’augmenter la résolution spatiale de ces modèles et d’en évaluer l’impact sur la MOC comme par exemple Winton et al. (2014). Mais même en réduisant le nombre de degrés de liberté du système étudié, i.e en se focalisant Figure 1.5 – Schéma représentant la circulation dans la gyre subpolaire en Atlantique nord. La circulation de surface (en rouge) et en profondeur (en bleue). Celle des eaux issues de la convection (en blanc) (Rhein et al., 2011). uniquement sur la composante océanique en mode forcé et non plus couplé à un modèle d’atmosphère, les modèles d’océan révèlent également une grande diversité dans leur représentation de l’AMOC. C’est un des résultats de Danabasoglu et al. (2013). Ces auteurs ont passé en revue 18 modèles d’océan, forcés de manière identique avec le forçage inter-annuel CORE (Large and Yeager, 2004), ayant une basse résolution (≥1 ), ceux là mêmes utilisés dans les modèles de climat. Ils mettent en avant les difficultés à représenter correctement les courants de bords ouest ainsi que les processus convectifs en partie à l’origine des masses d’eau dense qui composent le DWBC. Ils évoquent par exemple, un décollement du Gulf Stream localisé trop au nord de Cap Hatteras, la dérive Nord Atlantique (NAC) qui s’écoule presque zonalement vers l’est du bassin ou encore des profondeurs de couche mélangée (MLD) excessives. Ces problèmes dans la représentation de la dynamique sont à l’origine de biais récurents et relativement importants dans les propriétés des masses d’eau au large de Terre Neuve et dans la gyre subpolaire. Il en résulte une représentation assez différente en intensité et en forme de l’AMOC entre ces modèles (figure 1.6). Ces résultats montrent clairement que certains mécanismes ne sont pas ou sont mal représentés dans ces modèles, indépendamment des spécificités numériques de chacun d’entre eux. Des études ont montré que l’augmentation de la résolution permettait des améliorations significatives de la dynamique. Par exemple Smith et al. (2000); Treguier et al. (2005); Gulev Figure 1.6 – AMOC moyenne en fonction de la profondeur/latitude calculées dans 18 OGCMs forcés par le forçage inter-annuel CORE, la moyenne correspond aux 20 dernières années d’une simulation de 300 ans (Danabasoglu et al., 2013). et al. (2007); Bryan et al. (2007) en explorant la gamme de résolution [1/6 – 1/12 ] avec des modèles régionaux forcés ou Spence et al. (2012); Hodson and Sutton (2012) avec des modèles couplés ayant une résolution autour du 1/2 pour l’océan. Cependant leur attention s’est focalisée sur les améliorations en surface/subsurface mais peu sur la circulation en profondeur et particulièrement le DWBC dans l’Atlantique nord.
La circulation en profondeur dans l’Atlantique : le DWBC
Le Deep Western Boundary Current (DWBC), branche profonde de l’AMOC, transporte la North Atlantic Deep Water (NADW) de la gyre subpolaire, son lieu de formation, vers l’Atlantique sud. La NADW, definie par une densité potentielle σ0 superieure à 27.68 kg m≠3 , regroupe plusieurs masses d’eau différentes. Les plus denses sont la Denmark Strait Overflow Water (DSOW, σ0 > 27.88 kg m≠3 ) et l’Iceland Scotland Overflow Water (ISOW, 27.80 < σ0 < 27.88 kg m≠3 ) ; ces masses d’eau passent les seuils avec des transports moyens évalués à 2.9 Sv selon Vage et al. (2011) et Beaird et al. (2013). Ces eaux constituent la branche la plus profonde (supérieure à ≥2000 m) du DWBC (en bleu sur la Fig. 1.5). En aval des seuils, leur écoulement entraîne les masses d’eau environnantes, augmentant ainsi progressivement le volume d’eau dense transportée au sein du DWBC. Les estimations du transport pour ces masses d’eau au passage du Cape Farewell vont de 9 Sv (Bacon and Saunders, 2010) à 13 Sv (valeur historique tirée de Clarke et al. 1984). Plus légère, la Labrador Sea Water (LSW, 27.68 < σ0 < 27.80 kg m≠3 ) résulte de processus convectifs hivernaux localisés principalement à l’intérieur et dans le courant de bord de la Mer du Labrador ainsi qu’en Mer d’Irminger (Vage et al. (2011), Deshayes et al. (2007)). Une fraction de la LSW, formée au centre de la mer du Labrador est exportée vers le DWBC puis advectée hors de la gyre subpolaire vers le sud ; une autre recircule vers la mer d’Irminger (Vage et al. (2011), en blanc sur la Fig. 1.5). Hall et al. (2013) ont analysé six années de mesures hydrographiques (discontinues) à travers la section AR7W. Ils révèlent une structure verticale du DWBC barocline sur le flanc ouest du Groenland et quasi-barotrope au large des côtes du Labrador (leur figure 5). De plus le transport total évolue à la hausse ou à la baisse entre l’écoulement rentrant à l’est et sortant à l’ouest de la section (avec des écarts pouvant dépasser les 10 Sv selon les années). Dans le cas d’une intensification entre l’est et l’ouest, la localisation de la convection, i.e. dans le courant de bord ou au coeur de la mer du Labrador, peut être mise en avant comme explication possible de cette évolution entre le bord est et ouest de la section AR7W. Fischer et al. (2010) estiment le transport total du DWBC à 30 Sv à travers une section localisée à 53N avec les 2/3 (soit ≥20 Sv) pour la seule LSW et 15 Sv pour les eaux les plus denses ; plus au sud à 43N Schott et al. (2006) évaluent le transport total à 17.5 Sv. La différence entre ces deux sections est attibuable à la recirculation du DWBC dans la gyre subpolaire à travers la fracture de Charlie Gibbs (trait blanc sur la Fig. 1.5). Une fois sorti de la mer du Labrador, le DWBC croise en profondeur la dérive nord Atlantique au niveau de Flemish Cape. Bower et al. (2009) et Kieke et al. (2009) pour les observations, Getzlaff et al. (2006) et Spence et al. (2012) pour les expériences numériques montrent que le DWBC se scinde en deux branches dans l’intergyre avant d’atteindre les moyennes latitudes. Une première branche suit le talus continental le long du bord ouest et une seconde s’écoule vers l’est puis vers le sud le long de la ride médio-Atlantique. Cette circulation observée n’est pas toujours bien représentée dans les modèles (Spence et al., 2012; Deshayes et al., 2007). Un fait marquant dans l’étude de Bower et al. (2009) est l’aspect très turbulent dans la zone de l’intergyre aux profondeurs de 700 m et 1500 m. Cette activité tourbillonaire met ainsi en avant la notion de chemin intérieur suivit par le DWBC. Par ailleurs, Kieke et al. (2009) suggèrent que le croisement entre le DWBC et le NAC en surface est le moyen par lequel la LSW est extraite du courant de bord et advectée vers l’intérieur du bassin. Au sud de l’intergyre, Zhang and Vallis (2007) suggèrent que l’interaction du DWBC avec la topographie au niveau des Grands Bancs contribue au développement d’une gyre de recirculation localisée au nord du Gulf Stream. Par conséquent le DWBC semble influencer indirectement la circulation de surface. Les quelques éléments mentionnés ci-dessus soulignent l’importance du DWBC. Celui-ci transporte des masses d’eau froides issues de la convection, des overflows et de l’entrainement vers le sud. Ces évènements se produisent dans des zones géographiques différentes et contribuent ainsi chacun à l’évolution de la structure et de l’intensité du DWBC lors de sa progression vers l’équateur. De nombreuses incertitudes subsistent sur ce qui détermine, in fine, l’intensité du transport du DWBC : l’écoulement d’eau dense au travers des seuils, la formation d’eau dense dans la mer du Labrador, ou d’autres mécanismes encore mal connus. Ces incertitudes affectent directement notre compréhension de l’AMOC.
1 Introduction |