La dynamique des réseaux coopératifs

Il est plus que probable, à la vue des données dont nous disposons aujourd’hui, que les technologies numériques prendront à l’avenir une place de plus en plus importante dans les sociétés humaines. Elles se sont d’ailleurs déjà imposées de façon spectaculaire dans le domaine de la communication, de la production industrielle et des services, avec le développement de la robotique et du travail assisté par ordinateur.

Cette révolution numérique a pour effet notable de remettre en cause les frontières traditionnelles qui se sont développées au fil des siècles lors de la constitution et de l’établissement des marchés et des États. Car, si la régulation et le contrôle des flux de biens matériels relèvent aujourd’hui encore de la compétence quasi-exclusive de ces derniers, celle des flux de biens immatériels paraît remodelée par l’apparition et le développement exponentiel d’Internet et des NTIC . À tel point que l’emprise et la maîtrise des marchés et des États sur ces flux semblent aller en s’affaissant.

Or, qui dit transformation de la régulation des flux de biens immatériels, dit transformation de l’organisation sociale. Dans la mesure où toute organisation humaine s’appuie sur le contrôle de l’information. D’où peut-être une certaine appréhension à l’égard de ce choc technologique.

Mais ces inquiétudes sont-elles fondées ? Il est permis de se poser la question, puisqu’on ignore encore quel sera le sens de cette transformation. Néanmoins, dans ce travail de thèse, nous voudrions montrer qu’il existe d’ores et déjà, en l’état actuel de nos connaissances et de la technologie disponible, deux grandes voies possibles.

• L’une, suivie par le mouvement pour la culture libre , consiste à utiliser les technologies numériques pour se diriger vers une « dé marchandisation » et une « dé-hiérarchisation » de notre relation aux ressources immatérielles, et à terme, aux ressources matérielles et humaines.
• L’autre consiste à utiliser les technologies numériques pour renforcer le pouvoir de contrôle et d’observation des marchés et des États sur les individus et les masses, avec, à terme, des risques importants en ce qui concerne les libertés individuelles et collectives.

De tels choix technologiques dépendent dans une large mesure, comme nous souhaiterions le montrer dans cette thèse, d’un conditionnement culturel, mais aussi d’un choix politique : celui de développer des technologies libératrices, favorables à la décroissance industrielle, à l’autonomie individuelle et à la liberté collective; ou au contraire, des technologies aliénantes qui serviront les intérêts des États et des conglomérats industriels, financiers ou marchands.

Mais affirmer qu’il y a un choix politique ne signifie pas que celui-ci soit exclusif. Puisqu’un tel choix est toujours très complexe et découle de l’agrégation d’une multitude de choix individuels et collectifs interdépendants. Et d’ailleurs, si, au niveau macro-politique, la voie choisie semble être celle du contrôle accru, cette thèse entend montrer que l’autre voie a déjà également été choisie par de nombreux acteurs partout à travers le monde, même si c’est de façon minoritaire.

À l’extrémité gauche du spectre théorique, il n’y a pas de pluralité des modes d’organisation. Les acteurs ne peuvent choisir la manière dont ils s’organisent. Des paramètres biologiques (sociobiologie), une force « spirituelle » ou des contraintes techno-physiques, les en empêchent. Ils sont contraints de se plier à des « lois sociales » qui conditionnent le mode d’organisation qu’ils doivent adopter. Ou bien, autre possibilité, il y a des modes d’organisation théoriques, comme le marché, suffisamment universels pour englober toutes les formes d’organisation connues (microéconomie néoclassique).

En se déplaçant vers le centre du spectre, nous trouvons des réponses qui tolèrent une plus grande variabilité des modes d’organisation – qui diffère suivant les auteurs –, tout en considérant que la possibilité pour les acteurs de choisir le mode d’organisation est limitée par des contraintes techno-physiques. Ainsi, en économie des organisations, Coase (1937) et Williamson (1980) distinguent trois modes d’organisation : le marché, le réseau et la hiérarchie. Mais pour eux, l’adoption d’un mode d’organisation résulte d’un choix rationnel contraint et guidé par la prise en compte de certains paramètres économiques et technologiques, comme les couts de transaction . En d’autres termes, le choix du mode d’organisation est imposé par des contraintes provenant de l’environnement techno-physique. Il ne dépend pas de la volonté des acteurs, ou d’un choix politique. Ceux-ci doivent s’adapter, ou bien voir leur organisation disparaître par manque d’efficacité. Par ailleurs, autre point important, les différents modes d’organisation n’« interagissent » pas entre eux, que ce soit sous la forme d’un conflit, d’une concurrence, ou bien d’une complémentarité.

Cette posture théorique a permis à la sociologie des organisations d’accumuler depuis les années 1950, une somme importante de connaissances théoriques et empiriques sur les différentes formes de coordination du travail et de gestion du pouvoir au sein des organisations. Connaissances qui ont débouché sur des applications concrètes, avec, par exemple, la mise en place d’équipes autonomes et d’organisations matricielles dans de nombreux secteurs d’activité (Liu, 1983). Un des principaux champs ouverts par les travaux de Coase et Williamson concerne notamment l’analyse du fonctionnement des réseaux qui, depuis les années 1980, a fait l’objet de travaux d’investigation approfondis en sociologie des organisations. Lazega (1994) en fait par exemple la synthèse avec l’analyse stratégique des organisations.

Toutefois, l’attrait pour les réseaux n’a pas une origine exclusivement académique. Il provient aussi du prestige grandissant des réseaux dans les sociétés industrielles depuis les années 1970. Prestige consolidé par les preuves qu’ils ont données en terme d’efficacité économique et de capacité à concurrencer les marchés et les hiérarchies. Leadbeater et Miller (2004) observent en effet une croissance massive des réseaux d’amateurs en dehors ou à l’intersection des institutions professionnelles depuis le début des années 1990 . Et ces réseaux se positionnent alors comme une alternative, dans leur capacité à réguler efficacement l’ordre local, et même l’ordre étendu  (Mance, 2003).

Table des matières

Introduction
Section 1. Problématique, hypothèses, validation, méthodologie
Chapitre 1. Problématique, modèle et plan
§1. La problématique des déterminants du mode d’organisation
A. Thèses situées à gauche du spectre théorique
B. Thèses situées à droite du spectre théorique
§2. Développement de l’économie non-marchande et positionnement des acteurs dans le spectre théorique
A. Développement d’une société alternative
B. Positionnement des acteurs face à cette évolution
a. Les différentes réactions
b. Importance de la position sceptique
§3. Problématique et problèmes méthodologiques pour l’étude des thèses situées à la droite du spectre théorique
A. Problèmes posés par la notion d’organisation
a. Notions d’organisation et de cellule
b. Notion de cellule ouverte
B. Problèmes posés par les notions de hiérarchie et de marché
a. Des concepts trop vastes
b. Décomposition du concept de pouvoir
c. Utilisation des concepts introduits pour définir les différents types de hiérarchie
C. Les cadres organisationnels au sein d’une activité
a. Présentation des quatre principaux cadres organisationnels
b. Précisions sur le réseau coopératif
D. Passage à une analyse dynamique des activités sociales
a. Inscription de la sociologie des professions dans la controverse entre l’interactionnisme symbolique et le structuro-fonctionnalisme
b. Définition de la profession et positionnement de la sociologie des professions
c. La dynamique interne d’une activité : présentation des travaux de Strauss
d. La dynamique de professionnalisation
e. Causes et conséquences de la professionnalisation : survol théorique
f. La sociologie critique des professions d’Ivan Illich
E. Reformulation de la problématique
§4. Application de la problématique dans le cadre des pratiques alternatives sur Internet : questions, hypothèses et plan
A. Contexte général de l’apparition d’Internet
B. Validation du modèle du réseau coopératif
C. Hypothèses sur la répartition des cadres organisationnels dans l’activité informatique
a. Mise en évidence des facteurs culturels grâce à l’analyse du réseau et une comparaison internationale
b. Mise en évidence des facteurs culturels par la comparaison entre deux activités présentant des caractéristiques techno-physiques similaires
D. Réfutation des thèses fondées sur l’efficacité des marchés et des appareils
E. Hypothèses sur l’importance des interactions entre les cadres organisationnels
F. Résumé des hypothèses et plan
Chapitre 2. Méthodologies pour l’observation des terrains
§1. Observation du projet Wikipédia
§2. Méthodologie pour l’observation du réseau coopératif des logiciels libres et des autres réseaux
Section 2. Le réseau coopératif des logiciels libres
Chapitre 3. Les origines du réseau coopératif des logiciels libres
§1. Les principes idéologiques fondamentaux du segment hacker
§2. Le développement du réseau ARPANET
§3. Le réseau Usenet
§4. L’émergence du réseau coopératif des logiciels libres : années 1980 et 1990
A. La réaction face à la marchandisation de l’activité informatique
B. Les initiatives : BSD, GNU, l’open source initiative et LINUX
Chapitre 4. L’éthique hacker
§1. Le rejet de la hiérarchie
§2. La résolution du problème de l’incitation dans l’éthique hacker
A. Les incitations liées à l’activité
B. Travail et loisir dans l’éthique hacker
a. Principes
b. L’idéologie du travail
c. L’opposition de l’éthique hacker à l’idéologie du travail
C. Les limites de l’analyse utilitariste
a. Des limites théoriques et empiriques
b. Exemple du projet KDE et conclusions
§3. La réponse au problème de la régulation dans l’éthique hacker
§4. Conclusions
Chapitre 5. Fonctionnement du réseau coopératif des logiciels libres
§1. Insuffisance des théories standards
§2. Principes fondamentaux du réseau coopératif des logiciels libres
§3. Coordination et coopération dans les cellules du réseau coopératif des logiciels libres
A. Création, maintenance et évolution de projets ouverts
a. Les quatre types de projet
b. La cellule ouverte, modèle d’organisation du projet
c. La liberté de faire défection
B. La non-séparation entre production et consommation
C. Horizontalité du projet et aspects communautaires
D. Des motivations diverses
E. Caractéristiques techniques des projets open source
F. Dynamique évolutive des projets
G. Relations entre les cellules et les acteurs
§4. Les différentes formes de contribution au logiciel libre
A. Le développement pur
B. Le développement annexe
C. Le prosélytisme
D. Les activités annexes : exposé à travers un compte-rendu ethnographique des RMLL 2005
§5. Circulation et répartition des ressources dans le réseau coopératif des logiciels libres
A. Les circuits d’échange
B. Types d’échange
C. Régulation et répartition des ressources dans le réseau
Chapitre 6. Le réseau coopératif des logiciels libres : dynamiques et caractéristiques
§1. La croissance du logiciel libre
§2. Un réseau ouvert mais concentré : exemple des distributions open source
A. Présentation de l’enquête statistique
B. Concentration et évolution du réseau
a. Un réseau en expansion
b. Une concentration qui reste stable
c. Confrontation entre le marché et le réseau
d. La mortalité des projets
e. La dynamique des projets
Conclusion

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