La diversité de la taille des ouvrières au sein de colonie de fourmis
De la vie solitaire à l’eusocialité : les apports de la vie en groupe
La transition sociale
Le passage de la vie solitaire à la vie en groupe est considéré comme l’une des transitions majeures de l’évolution (Bourke, 2011; Szathmáry & Smith, 1995). L’évolution a engendré un panel de mode de vie possible : des individus purement solitaires, aux rassemblements incoordonné ou saisonnier dus à une caractéristique de l’environnement (par exemple l’agrégation durant l’hiver chez les coccinelles ; Durieux et al., 2012), aux groupements cordonnés simples tels que les phénomènes de migration chez les oiseaux (Ramenofsky & Wingfield, 2007), en passant par la vie en groupe à l’instar de nombreuses espèces de primates (Markham, Gesquiere, Alberts, & Altmann, 2015) jusqu’à des sociétés dites vraies comme les insectes sociaux (Wilson, 1971). La transition vers la socialité réside dans les soins parentaux. Alors que le mode de vie solitaire n’implique pas ou très peu d’interactions avec les parents (souvent réduites à la surveillance des jeunes ou à l’approvisionnement en nourriture), l’extension des soins parentaux à plus large échelle temporelle et de manière plus régulière mène à la subsocialité. Cette subsocialité, qui peut être autrement assimilée à une vie familiale (Kramer & Meunier, 2019), accroit les interactions entre parents et progénitures. Chez le forficule (Forficula auricularia), les mères défendent et approvisionnent en nourriture leurs progénitures pendant plusieurs semaines après l’éclosion (Costa, 2006). Ce groupement d’individus entraine par conséquent des interactions entre progénitures, que ce soit de nature compétitive (cannibalisme ; Dobler & Kölliker, 2010) ou coopérative (partage de nourriture via les fèces ; Falk, Wong, Kölliker, & Meunier, 2014). D’ailleurs, les interactions sociales entre les progénitures ont potentiellement un rôle crucial dans l’évolution de la vie en groupe (Körner, Diehl, & Meunier, 2016), bien que cela ne soit que marginalement étudié pour le moment (Kramer & Meunier, 2019). La coopération entre progénitures et l’aide de celles-ci dans la vie de groupe pourraient respectivement compléter les bénéfices de la vie en groupe et contrebalancer certains couts liés aux soins parentaux (Kramer & Meunier, 2019). Les espèces sociales se divisent en plusieurs catégories, maintes fois renommées et redéfinies (encore récemment : Dew, Tierney, & Schwarz, 2016; Richards, 2019). Les espèces Introduction 5 communales ont des membres d’une même génération vivant ensemble. Lorsque les individus du groupe sont engagés dans des soins coopératifs aux jeunes, les espèces sont qualifiées de quasisociales ou semisociales (Crespi & Yanega, 1995; Michener, 1969). Une division du travail peut parfois avoir lieu. Enfin, le stade le plus avancé connu de vie sociale est l’eusocialité. Les membres forment un groupe permanent, caractérisé par trois composantes majeures : une division du travail reproductif, un soin coopératif aux jeunes et le chevauchement d’individus issus de la même génération. L’eusocialité peut être à nouveau découplée en deux catégories. La première est dite primitivement ou facultativement eusociale lorsqu’il n’y a pas de différences morphologiques entre les individus reproducteurs et nonreproducteurs, à l’inverse la société est qualifiée de hautement ou obligatoirement eusociale (notion de super-organisme) lorsque c’est le cas (Crespi & Yanega, 1995; Michener, 1969). Bien que les insectes représentent la majorité des espèces eusociales (termites : Thorne (1997), coléoptères : Kent & Simpson (1992), fourmis : Wilson (1971), pucerons : Itô (1989), thrips : Crespi (1992)), deux exemples sont trouvés chez les crustacées (crevettes : Duffy (1996)) et les mammifères (rats taupes nus : Jarvis (1981)). Les différents degrés de socialité cités ici sont résumés dans la figure 1 en prenant pour exemple la classe des insectes (issue de Schultner, Oettler, & Helanterä (2017)).
Les bénéfices de la vie en groupe …
Les bénéfices de la vie en groupe peuvent être directs et/ou indirects. Dans le premier cas, ils concernent l’amélioration de la survie et de la reproduction de l’individu focal. Dans le second cas, ils sont liés à la reproduction et la survie d’individus apparentés. Ces deux types de bénéfices sont regroupés sous le terme de fitness inclusive ou fitness globale (Bourke, 2011; West, Griffin, & Gardner, 2007). Les individus tirent ainsi des bénéfices en fitness dans l’augmentation de leur productivité et de leur survie mais aussi des individus qui leur sont apparentés (Bourke, 2014). De manière générale, la vie en groupe procure de nombreux bénéfices directs : une meilleure protection contre les prédateurs (Unglaub, Ruch, Herberstein, & Schneider, 2013), une plus grande efficacité dans la recherche de nourriture (fourragement social : Galef & Giraldeau (2001) – Stander, 1992; Vanthournout et al., 2016), un succès reproducteur accru et un taux de survie plus élevé (Krause & Ruxton, 2002; Silk, 2007). Pour donner des exemples Romain Honorio – Thèse de doctorat – 2020 6 d’avantages de la vie en groupe sur un taxon particulier, les araignées sociales coopèrent pour la construction d’un nid commun servant de refuge protecteur contre les prédateurs mais également à moduler les perturbations environnementales (Henschel, Ward, & Lubin, 1992). La survie des individus est liée positivement à la taille du nid et du groupe (Bilde et al., 2007). La vie de groupe chez ces araignées sociales permet également de partager l’entretien et le nettoyage des toiles tissées, mais aussi d’élever coopérativement les jeunes et de capturer des proies plus volumineuses (Yip, Powers, & Avilés, 2008). Pour citer quelques exemples plus généraux, les regroupements chez les espèces endothermes permettent de minimiser les pertes de chaleur et ainsi de réduire les dépenses énergétiques (Gilbert et al., 2010). Chez les ectothermes, ces regroupements permettent de réduire à la fois les pertes en eau (Broly, Devigne, Deneubourg, & Devigne, 2014) et les dépenses métaboliques (Tojo, Nagase, & Filippi, 2005). Les comportements d’allo-grooming chez les primates permettent d’éliminer les saletés et ectoparasites (Russell & Phelps, 2013). Chez les oiseaux, vivre avec un grand nombre de congénères facilite l’émergence et la diffusion de comportements innovants (dans la recherche alimentaire par exemple : Ashton, Thornton, & Ridley, 2019). Enfin, la vie sociale regroupe des individus différant aussi bien comportementalement, morphologiquement, physiologiquement et génétiquement et cette diversité peut apporter des bénéfices au groupe (Dornhaus, Powell, & Bengston, 2012). La part des bénéfices directs et indirects peut fluctuer entre les espèces, notamment chez les insectes sociaux où les bénéfices indirects jouent un rôle crucial dans le fonctionnement des sociétés. La construction commune de nids élaborés apporte un premier filtre aux perturbations de l’environnement externe (Jones & Oldroyd, 2006; Theraulaz, Bonabeau, & Deneubourg, 1998). La vie en colonie, regroupant parfois des milliers d’individus, entraine un second filtre possible et une forte résilience aux contraintes extérieures (Straub, Williams, Pettis, Fries, & Neumann, 2015). Plusieurs études ont trouvé une relation positive entre la taille des colonies et la résistance à des perturbations telles qu’une exposition à des pesticides (Crall, de Bivort, Dey, & Versypt, 2019), une infection à des parasites (Scharf, Modlmeier, Beros, & Foitzik, 2012), une température stressante (Molet, Péronnet, Couette, Canovas, & Doums, 2017) ou la saisonnalité (Kaspari & Vargo, 1995). Chez les sociétés d’insectes, les bénéfices indirects jouent un rôle plus important dans le maintien de la coopération, comparé aux espèces moins sociales (figure 1). En effet, la société repose sur une division du travail, articulée autour de castes définies morphologiquement ou comportementalement, menant ainsi à un scindement entre la caste reproductive (une reine unique la plupart du temps) et la caste ouvrière qui assure Introduction 7 le reste des tâches ergonomiques (soins aux couvains, construction du nid, recherches de nourriture, etc ; Wilson, 1971). Ainsi, généralement, la caste ouvrière ne se reproduit jamais et tire seulement des bénéfices indirects via l’unique reproductrice de la colonie. La coopération et l’altruisme des ouvrières résultent de leur lien de parenté avec leur mère, la reine, selon la théorie d’Hamilton (Hamilton, 1964). Cette théorie, aussi appelée la sélection de parentèle, indique que l’altruisme est sélectionné dans le cas où le coût du donneur (l’ouvrière) à ne pas se reproduire est inférieur aux bénéfices associés à la valeur sélective (ou fitness) directe du receveur (la reine) pondéré par le coefficient d’apparentement liant le donneur et le receveur. Avec la théorie d’Hamilton (1964), la valeur sélective des individus ne réside plus seulement dans les opportunités directes de reproduction (fitness directe), mais aussi dans les gains issus de la reproduction des individus apparentés (fitness indirecte). La vie en groupe génère ainsi de nombreux avantages. En revanche, les interactions au sein du groupe peuvent être majoritairement conflictuelles (Krause & Ruxton, 2002) et les bénéfices peuvent être fortement contrebalancés par les coûts liés à cette vie sociale. Ces coûts doivent rester toutefois inférieurs aux bénéfices pour la vie en groupe persiste (Vanthournout et al., 2016).
… mais non sans coûts et conflits potentiels
Le fait de vivre en groupe peut par conséquent entrainer une compétition pour les ressources lorsque celles-ci sont limitantes (Koenig, 2002), mais aussi pour l’accès à la reproduction (Huchard & Cowlishaw, 2011; Vigilant et al., 2015). La vie en communauté et ses interactions sous-jacentes augmentent les risques d’infections par des pathogènes ou des parasites (Loehle, 1995). Pour reprendre l’exemple des araignées sociales, la vie en groupe est caractérisée par un système d’accouplement consanguin, entrainant une diversité génétique réduite, aussi bien au niveau de la population que de l’espèce (Settepani, Bechsgaard, & Bilde, 2014). Cela peut aboutir à des effets génétiques délétères (Charlesworth & Willis, 2009) et fortement diminuer les capacités d’adaptation face aux changements environnementaux et aux pathogènes (Bijlsma & Loeschcke, 2012). L’apparentement entre les individus eusociaux peut être également une source de conflit au sein des sociétés. En effet, comme mentionné précédemment, la coopération au sein des colonies d’insectes réside principalement dans les gains en bénéfices indirects liés à la relation Romain Honorio – Thèse de doctorat – 2020 8 de parenté avec ses congénères. Toutefois, cet apparentement n’est parfois pas suffisant pour garantir la coopération (Ratnieks, Foster, & Wenseleers, 2006) et peut varier au sein des sociétés. Par exemple, chez les hyménoptères, les reines et les ouvrières sont issues d’œufs fécondés, et donc diploïdes, alors que les mâles sont issus d’œufs non-fécondés et haploïdes (Wilson, 1971). Cette détermination du sexe entraine des asymétries d’apparentement génétique entre les reines, ouvrières et males, générant des conflits entre ces différentes castes (Bourke & Ratnieks, 1999; Ratnieks et al., 2006). L’intensité des conflits peut varier en fonction de la structure sociale des colonies, à savoir s’il y a une unique reine ou plusieurs, si celle(s)-ci est (sont) fécondée(s) par un ou plusieurs mâles. La polygynie (colonie à plusieurs reines) et la polyandrie (reine fécondée par plusieurs mâles) contribuent à réduire l’apparentement et ainsi à accroitre les sources de conflits (Ratnieks et al., 2006; Wenseleers, Ratnieks, & Billen, 2003). Ratnieks et al. (2006) ont résumé les grands conflits opérant dans les sociétés d’insectes, dont l’un des principaux résulte dans la détermination des castes. Les larves femelles en développement sont totipotentes et sont plus étroitement liées à leur propre potentielle progéniture qu’à celles des autres femelles (Bourke & Ratnieks, 1999). Ainsi, la théorie prédit que les individus ont plus d’intérêts à devenir reproducteurs (des reines) plutôt que des ouvrières afin d’obtenir une plus grande fitness inclusive (Bourke & Ratnieks, 1999; Wenseleers & Ratnieks, 2004; Wenseleers et al., 2003). La résolution des conflits trouve sa source dans la coercition (comportements émis afin de prévenir les actes égoïstes ou de réduire les bénéfices à les faire) et dans les contraintes (détermination génétique ou environnementale via le nourrissage par exemple) issues de la reine ou des ouvrières (Wenseleers, Hart, & Ratnieks, 2004), en complément de l’appariement génétique. Tous ces conflits peuvent être fortement couteux pour les individus et la société, la résolution de ces conflits est donc un élément central dans l’évolution sociale (Bourke, 2014; Ratnieks et al., 2006).
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