LA DIMENSION ONTOLOGIQUE DU PROBLEME DU LANGAGE
Les travaux de SAUSSURE interrogent la tradition des études linguistiques de son temps. Cette tradition linguistique révèle l’importance accordée aux questions historiques. En effet, les recherches linguistiques portaient sur l’étude historique des langues. La question essentielle était d’étudier l’évolution d’une langue donnée à travers le temps. De plus, les linguistes s’interrogeaient sur les questions liées à la genèse des langues, et à leurs parentés. Cette perspective historico-génétique entravait le projet de la linguistique de se constituer en discipline scientifique. Pour SAUSSURE la langue est un tout suffisant en lui-même pour être l’objet d’étude. C’est dire que l’on peut étudier la langue dans une autre perspective que diachronique. Au lieu de se consacrer entièrement à l’étude de la dimension temps/langue, la linguistique devrait se centrer sur l’étude du langage. Ainsi, la question serait l’étude des invariants propres au langage, invariants, qui permettent aux langues d’exister. Cette vision porte sur l’étude d’une langue à un moment précis de son évolution. Elle est qualifiée, de ce fait, de synchronique. Ferdinand de SAUSSURE montre qu’une telle étude est faisable dans son mémoire intitulé : Mémoire sur le système des voyelles dans les langues indoeuropéennes. Pour Patrice MANIGLIER : … la réflexion de Saussure sur la linguistique ne s’inscrit pas dans un projet « épistémologique » de fondation d’une théorie scientifique, mais « ontologique » de mise en évidence des problèmes d’une discipline qui n’arrive précisément pas à se constituer comme scientifique parce qu’elle ignore qu’elle est confrontée à un objet dont le mode d’être est singulier.35 En effet, cette approche linguistique pose le problème de l’étude du langage à travers l’étude des langues. La réponse de SAUSSURE passe par une hypothèse forte. Cette hypothèse conçoit la langue comme : « … entités mentales déposées dans l’esprit du sujet parlant et classées par lui, intégrée à un modèle précis du fonctionnement grammatical qui se veut plus adéquat aux phénomènes du langage. » 36 Une telle hypothèse accorde aux processus langagiers une valeur prépondérante vis-à-vis de la fonction de communication assignée à la langue. Ainsi, le langage apparaît comme un ensemble de potentialités qui s’actualisent dans des usages notamment les langues, aussi bien chez l’individu que dans une communauté donnée. Dès lors, le problème de la genèse de ces pensées, aussi bien dans l’histoire collective que dans l’apprentissage individuel, est un problème inévitable. C’est à lui que prétend répondre la thèse selon laquelle les formes de la langue sont des signes… 37 Le « signe » est comme l’ « unité » par laquelle le langage s’exprime. Dans ces conditions, la dimension ontologique du langage apparait avec acuité. On la questionne assez clairement en ces termes : qu’est-ce que le signe ? La définition traditionnelle du signe dit : c’est ce qui est mis à la place de quelque chose d’autre. Ainsi, le signe est-il la manifestation (présente) d’une autre réalité (absente). Exemple, la fumée exprimant la présence d’un feu. Pour SAUSSURE la nature du signe est plus complexe que cela : « les signes ne sont pas des associations entre deux choses déjà données, mais des choses doubles, éternellement doubles. » 38 Cette conception dyadique du signe est une nouvelle thèse sur l’ontologie du signe.
LE SIGNE DYADIQUE
Le signe chez SAUSSURE présente certaines caractéristiques qui sont : son immatérialité et son caractère double. Ferdinand de SAUSSURE expose sa vision du signe, en remettant en cause l’idée que la langue serait une entité matérielle. L’acte de parler se voit à travers certaines manifestations phonologiques. Pour certains linguistes cette caractéristique témoigne de la réalité physique de la langue. La critique de SAUSSURE consiste à : … montrer que les approches théoriques du langage qui prétendent en faire un objet concret présupposent en réalité l’existence des langues, bien qu’elles ne s’aperçoivent pas de cette « opération subreptice », parce qu’elle est l’opération même des sujets parlants de tous les jours.39 En effet, SAUSSURE présente la dualité comme la première propriété du langage. Le fait linguistique montre une sorte de matérialité à travers l’écriture et l’acte phonatoire (acte de parler). En réalité, on ne peut considérer ces manifestations physiques comme des langues sans leur adjoindre la notion de signification : « Une langue existe si à m+e+r s’attache une idée. » 40. Une suite de son n’est pas une langue si on ne peut lui adjoindre une signification. Pour SAUSSURE sens et signification sont intrinsèquement liés. Pour parler de langue la réalité phonique doit être doublée d’un sens. De plus, il fait remarquer que cette réalité phonique est elle-même duelle. Un son est le résultat de la superposition de deux réalités : c’est un fait physique qui résulte d’une prédisposition physiologique. Ainsi, la production du son des langues naturelles sollicite une grande quantité d’organes. En fait, le fonctionnement de l’appareil phonatoire humain repose sur l’interaction entre trois grandes classes d’organes : les poumons, le larynx, et les cavités supra-glottiques. Cette dualité montre que la réalité physique ou acoustique est aussi une réalité psychique. Les sons montrent un état psychique. On peut exprimer des sentiments divers à travers les sons que produisent nos organes acoustiques. Germain KOUASSI nous donne quelques exemples de sons (interjections) qui dénotent d’un état cénesthésique. APITO (A) : fonctionne souvent comme une imprécation surtout lorsqu’elle marque l’indignation ou le dédain et que la dernière syllabe porte l’accent d’intensité comme c’est le cas dans les deux occurrences de notre corpus. EX.1 : Sur qui compter ? Avec qui mener le dur combat de la libération ? Des bavardages politiques, diplomatiques…Apitôooo ! Apittôooo ! Fia…fia… (…) Bavardages au sommet ! Radotages présidentiels ! Bavardages ministériels de ministres muets ! Muselés et musclés. Tous des putes dorées (Silence p.278) 41 De ce qui précède, on peut affirmer ce qui suit : Il est de la phonologie comme il est de la linguistique et comme il en sera de toute discipline ayant le malheur de courir sur deux ordres de faits séparés où la corrélation seule crée le fait à considérer. De même que nous affirmerons ailleurs qu’il est grandement illusoire de supposer qu’on peut discerner en linguistique un premier ordre : SIGNIFICATION, par la simple raison que le fait linguistique est fondamentalement incapable de se composer d’une seule de ces choses et réclame pour exister à aucun instant une SUBSTANCE, NI DEUX SUBSTANCES, de même le fait mécanique et le fait acoustique, situés chacun dans sa sphère ne représente le fait phonologique , dont nous sommes obligés de partir et auquel il faut revenir ; mais que c’est la forme continuelle de leur corrélation que nous appelons fait phonologique. (ELG.238)42 En réalité, le langage se meut dans de constantes corrélations qui impliquent chaque aspect de ses propriétés intrinsèques. C’est dans cet ordre d’idée que SAUSSURE introduit la notion de « signifiant » et de « signifié » pour définir le signe linguistique. Ainsi : « Les notions de signifiant et de signifié ne peuvent être comprises que comme des conséquences de cette intériorisation de la dualité dans le signe luimême. » 43 Cela dit : « Le signe linguistique repose sur une association faite par l’esprit entre deux choses très différentes, mais qui sont toutes deux psychiques et dans le sujet : une image acoustique est associée à un concept. » 44 En fait, à cette « image acoustique » correspond le « signifiant » et au « signifié » le « concept ». Cependant, il faut faire remarquer que l’expression « image acoustique » dans l’entendement de SAUSSURE ne désigne pas la réalité physique du son. Ce n’est pas la réalité phonique produite par l’« acte de parler ». Mais plutôt, la trace que laisse le son dans notre conscience : « L’image acoustique n’est pas le son matériel, c’est l’empreinte psychique du son. Concept : spirituel / Image acoustique : matérielle (au sens de sensorielle, fournie par les sens, mais pas de physique). » 45Une telle approche du signifiant est concordante avec le caractère immatériel du signe énoncé plus haut.
DE LA NECESSITE D’UNE THEORIE DU LANGAGE
Dans, Prolégomènes à une théorie du langage, HJELMSLEV présente la nécessité d’une théorie du langage. Cette nécessité repose sur la valeur du langage dans la construction sociale et psychologique de l’individu : Le langage est l’instrument grâce auquel l’Homme façonne sa pensée, ses sentiments, ses émotions, ses efforts, sa volonté, et ses actes, l’instrument grâce auquel il influence et est influencé, l’ultime et le profond fondement de la société humaine. Mais, il est aussi le dernier, l’indispensable recours de l’homme, son refuge aux heures solitaires où l’esprit lutte avec l’existence, et où le conflit se résout dans le monologue du poète et la méditation du penseur.47 Pour HJELMSLEV, les réflexions traditionnelles en Linguistique ont échoué à décrire le langage. Ces réflexions accordaient une place trop importante au besoin de « … comprendre la société humaine et de reconstituer les rapports préhistoriques entre peuples et nations. » 48 Cette perspective linguistique négligeait, pour HJELMSLEV, la question essentielle de la nature du langage. Pour construire une linguistique, on doit procéder autrement. Celle-ci ne saurait être ni une simple science auxiliaire, ni une science dérivée. Elle doit chercher à saisir le langage non comme un conglomérat de faits non linguistiques (physiques, physiologiques, psychologiques), mais comme un tout qui se suffit à lui-même, une structure sui generis. Ce n’est que de cette façon que le langage en tant que tel pourra être soumis à un traitement scientifique et cesser de nous mystifier en se dérobant à l’observation. 49 La théorie du langage que propose HJELMSLEV se veut immanente. Elle porte sur l’étude des structures qui composent et fondent le langage. De ce point de vue, elle se rapproche des thèses de Ferdinand de SAUSSURE. HJELMSLEV le dit clairement : « Un seul théoricien mérite d’être cité comme un devancier indiscutable : le Suisse Ferdinand de Saussure. » 50 Une telle théorie du langage repose sur une hypothèse que le théoricien formule en ces termes : Il semble légitime en tous cas de poser à priori l’hypothèse qu’à tout processus répond un système qui permette de l’analyser et de le décrire au moyen d’un nombre restreint de prémisses. Il doit être possible de considérer tout processus comme composé d’un nombre limité d’éléments qui apparaissent constamment dans de nouvelles combinaisons.La vérification de cette hypothèse apparaît comme le but de cette théorie du langage. L’objectif à long terme de cette démarche est de proposer aux sciences humaines une méthode scientifique qui permet de « constituer l’humanisme en objet de science. ».